21.

 

Dans mon rêve, je conduisais. Une grosse voiture, huit cylindres, probablement. Intérieur en cuir, chrome sur les roues. Et merde, donnons– lui des ailettes à l'arrière. Un rugissement guttural sonore chaque fois que j'appuyais sur l'accélérateur et l'une de ces radios avec une aiguille lumineuse qui se déplaçait de long en large sur les fréquences, à la recherche de tubes. Mes mains sur le volant dentelé étaient énormes, robustes, brunes. 

C'était la nuit et je roulais à travers le désert. Le clair de lune faisait ressortir les broussailles, les herbes folles, les collines de sable ondulées, et les morts. Il faisait sombre dans l'habitacle à l'exception de cette aiguille lumineuse et des reflets qu'elle produisait dans les yeux de Sarah. Dans l'habitacle, dans le noir, Sarah ressemblait exactement à Ayaan mais c'était Sarah. C'était Sarah. Au-dehors, les morts couraient à la hauteur de la voiture, ne se laissaient pas distancer alors que je roulais à plus de 120. J'accélérai encore un peu et je vis Helen qui me souriait sur la gauche, ses jambes se déplaçant follement pour lui permettre de garder la même vitesse que nous. Ses dents tombaient. Sa peau se détachait, elle courait si vite, bientôt elle ne fut plus que des os, pourtant elle continuait à courir. Elle me faisait des signes et je lui répondais de la tête, un gros coude rond sorti de ma vitre ouverte. Mon corps tanguait tandis que la voiture fonçait en grondant.

 Dekalb, dit Sarah, iga raali noqo, mais qu'est-ce que c'est ? 

Elle regardait fixement ma main sur le volant. J'actionnai le plafonnier et vis que mes mains étaient couvertes de sang.

— Allons, jeune fille, ce n'est rien, répondis-je d'une voix traînante. Juste un peu de fluide. Je… 

Je me réveillai avant de pouvoir terminer cette pensée. J'ouvris les yeux mais il n'y avait rien à voir : sans courant Manhattan était aussi sombre la nuit qu'au fin fond de la campagne. Plus sombre même car les gratte-ciel occultaient la lumière des étoiles. Je m'allongeai sur le côté, ankylosé, mal à l'aise, et gelé jusqu'aux os. Quelque chose d'humide et de poisseux formait une mare sous ma main : la condensation, peut-être.

Je me redressai lentement en poussant un grognement et pliai les genoux pour essayer de me dégourdir les jambes. J'eus l'impression d'entendre quelque chose bouger à proximité, mais je supposai qu'il s'agissait des morts à l'extérieur, attendant que nous sortions pour nous dévorer. Je ne fis pas attention à ce bruit et me levai. Il y avait des toilettes à côté du bureau du gérant et j'y allai, en faisant attention à ne pas marcher sur les filles qui dormaient. Ce n'était pas facile, car mes yeux s'étaient habitués à l'obscurité, mais il y avait tout juste assez de lumière pour me permettre de discerner des ombres individuelles dans la pénombre. J'urinai bruyamment dans les W.-C. secs puis, malgré le fait évident que l'eau ne fonctionnerait pas, je tendis la main vers le levier dans l'obscurité glauque et tirai la chasse d'eau. Chose étrange, elle fonctionna. L'eau se déversa dans la cuvette et emporta mon urine. J'ignorais de quelle sorte de réseau hydrographique Manhattan était doté, mais ce devait être une merveille. Cela faisait des mois que personne n'était venu traîner dans le coin pour la maintenance, et les installations sanitaires dans le Virgin Megastore fonctionnaient parfaitement. Une chose si insignifiante, une chose stupide, mais une sacrée compensation. Quelque chose qui continuait à fonctionner. Quelque chose de l'ancien monde, de l'ancienne vie, qui continuait à fonctionner. 

Impressionné et soulagé, je retournai au rez-de-chaussée et me demandai s'il restait quelque chose a manger dans la réserve du café. J'en doutais fort mais j'avais suffisamment faim pour effectuer au moins une recherche rapide. A mi-chemin, j'entendis le bruit de nouveau, le mouvement que j'avais entendu immédiatement après m'être réveillé. Cette fois, j'étais certain que c'était à l'intérieur du magasin. 

La peur, bien sûr, éclaircit l'esprit. L'adrénaline déferla de mes reins et se répandit dans mon corps. Mon dos me donnait des picotements et la peau derrière les lobes de mes oreilles commença à transpirer. Cela aurait pu être un rat, ou l'une des filles bougeant dans son sommeil. Cela aurait pu être un cadavre animé qui, d'une manière ou d une autre, avait réussi à entrer dans le bâtiment à un moment où nous ne pouvions pas nous occuper de notre défense.

Je sortis la torche électrique de ma poche et l'actionnai.

— Dekalb. 

C'était Gary, le mort le plus futé du monde. Je commençai à me retourner et à braquer ma torche dans sa direction.

— Non, je vous en prie, ne regardez pas tout de suite, dit-il aussitôt. 

Je l'entendis s'approcher. Peut-être voyait-il dans le noir, il ne se déplaçait pas en trébuchant comme moi.

— Dekalb, dit-il, j'ai besoin de votre aide. J'ai besoin que vous leur expliquiez. Il faut qu'elles comprennent.  

— Je ne sais pas de quoi vous parlez, répondis-je.  

— Je peux être un atout précieux pour vous, déclara-t-il. (Sa voix était apaisante, quasi hypnotique, dans l'obscurité.) Vous devez trouver ces médicaments pour le sida avant de pouvoir partir, exact ? Je peux me rendre n'importe où dans la ville et être en sécurité. Je peux aller chercher les médicaments dont vous avez besoin et les apporter à votre bateau. Vous pouvez rester sur le bateau, en sécurité, et attendre que je vous rejoigne. 

— Gary, commençai-je, avez-vous fait quelque chose… 

— N'allez pas là-bas, pas tout de suite. J'ai autre chose : une idée sur la façon dont vous pouvez sortir d'ici indemnes. En ce moment, vous êtes baisés, d'accord ? Si vous franchissez cette porte, vous serez mis en pièces. Vous n'avez pas de vivres, pas de radio. Personne ne viendra à votre secours. Vous avez besoin de ceci. Vous avez besoin de cette solution que j'ai trouvée. 

Il avait raison sur ce point.

— Je vous écoute, dis-je. 

— Seulement quand vous aurez expliqué aux filles mon comportement. Vous devez les tenir à distance de moi, Dekalb. C'est ce que vous faisiez, d'accord ? Vous avez travaillé pour les Nations unies. Vous serviez de médiateur dans des différends. Vous devez faire la même chose pour moi, vous devez m'aider, allons. Dites que vous allez m'aider.  

J'aurais aussi bien pu avoir mangé vingt granités. Mon estomac était rempli de glace.

— Je vais actionner ma torche, Gary, commençai-je. 

Il se déplaça si vite qu'il aurait pu me briser la nuque s'il l'avait voulu. Mais il se contenta de saisir ma main et de m'obliger à lâcher ma torche. Je percevais son corps tout près du mien, sentais l'odeur de décomposition de sa chair et autre chose, plus frais, mais pas moins horrible.

— Aidez-moi, Dekalb. Bordel de merde, vous allez m'aider, me chuchota-t-il au visage, et je sentis une odeur de salami. Elle allait mourir, de toute façon. 

« Clish-clack ! » Le bruit du levier de sélection d'un AK-47 qui passait de « sûreté » à « tir coup par coup ». C'était Ayaan. 

— Dekalb, qu'y a-t-il ? Pourquoi fais-tu tant de bruit ? 

Le faisceau de sa torche transperça l'obscurité et me montra le visage de Gary. Il y avait du sang sur son menton, du sang rouge, humide.

Hon, hon ! Non, pensai-je, ce n'était pas prévu. Non, je n'avais pas prévu cela. 

— Je peux aller chercher les médicaments à votre place, Dekalb. Je peux vous faire sortir d'ici ! 

Je sentais le regard d'Ayaan rivé sur la nuque. Attendant un ordre. Dans une seconde, elle prendrait une décision toute seule et lèverait sa torche pour la braquer sur le coin où nous avions laissé Ifiyah inconsciente dans un fauteuil de bureau.

Je sentais le corps de Gary se convulser de terreur, à quelques centimètres seulement de moi.

Le cône de lumière se déplaça lentement. Nous devions tous les trois avoir vu la traînée de sang sur le sol. Je me souvins de la mare de liquide poisseux dans laquelle je m'étais réveillé et ma gorge se noua. Dans mon rêve, j'avais du sang sur les mains.

— Dekalb ! Au secours ! 

Révélé par le faisceau de la torche, le corps d'Ifiyah avait subi un changement radical. On avait ôté sa veste et sa chemise. Comme la plus grande partie de son torse. J'apercevais des côtes jaunes qui luisaient dans la lumière ténue. Je ne voyais pas son visage ni son bras gauche… ils étaient peut-être perdus dans les ombres. Peut-être.

— Ayaan, dis-je doucement, réfléchis bien à ce que nous allons faire ici avant de… 

J'entendis la balle claquer dans l'air, aussi fort que le tonnerre. Je l'entendis faire voler en éclats le crâne de Gary. Je sentis quelque chose de sec et de poudreux m'asperger le visage et la poitrine comme le corps de Gary basculait loin de moi, tournoyait avant de s'affaisser sur le côté.

J'essayai d'inspirer mais ma respiration était bloquée. Puis, dans un spasme, elle jaillit de ma gorge. Une sorte de geignement.

Je me baissai et récupérai ma torche. L'actionnai et la braquai sur lui.

Le mort le plus futé du monde avait un trou de la largeur d'un doigt dans la tempe gauche. Il n'y avait pas de sang, mais quelque chose de gris qui suintait de la blessure : de la cervelle, supposai-je.

Son corps se crispa et fut parcouru de spasmes un moment. Puis cela cessa.

Tome 1 - Zombie island
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