19.

 

Nous nous déployâmes pour couvrir le rez-de-chaussée du mégastore, progressant en silence entre les rangées de présentoirs, pointant nos fusils derrière des comptoirs et vers des placards. Le magasin comprenait deux étages, un niveau principal à la façade en verre d'où nous pouvions voir le Square et un sous-sol rempli de DVD. La lumière de l'après-midi éclairait parfaitement l'étage principal mais le niveau inférieur était perdu dans l'obscurité. J'envoyai Ayaan et une équipe de filles là-bas avec des torches électriques pour inspecter. Elles revinrent quelques minutes tard, l'air effrayé, mais il n'y avait rien à signaler. Bien. 

Le travail numéro un consistait à sécuriser la porte du café. Nous trouvâmes les clés dans le bureau du gérant et la verrouillâmes, puis nous poussâmes des tables et des chaises contre la porte pour former une barricade. D'autres filles firent de même avec les portes principales. Entre-temps, les morts étaient arrivés. Ils se pressaient contre les vitrines. Ils poussaient et se bousculaient entre eux, essayaient de passer à travers le verre. Ils frappaient dessus avec leurs mains, écrasaient leurs visages dessus. Durant une dizaine de minutes atroces, je pensai que le verre allait se briser sous la pression de leurs corps. Il tint bon. Ils étaient horribles à regarder : leurs visages couverts de plaies blanches et roses, leurs mains tailladées et brisées tandis qu'ils martelaient en vain le verre de leurs poings. Je dis aux filles de s'éloigner des vitrines, d'aller vers l'arrière sombre du magasin, juste pour qu'elles gardent le moral.

Nous installâmes Ifiyah dans le fauteuil en cuir du gérant et Gary utilisa la trousse de premiers secours du café pour panser sa blessure. La peau autour de la morsure semblait exsangue et enflée. Je n'avais pas grand espoir. Le commandant Ifiyah pouvait toujours parler pour le moment et Fathia, son experte en baïonnette, prit sa main et lui posa d'une voix douce une série de questions que je ne compris pas entièrement.

— See tabay ? demanda Fathia.  

— Waan xanuunsanahay, fut la réponse. Biyo. Fathia tendit un bidon à son commandant et la jeune fille blessée but avidement, de l'eau se répandant sur le devant de son blazer. Je me détournai et vis Ayaan qui venait vers moi à travers les allées des présentoirs. 

— Dekalb. Nous sommes en sécurité pour le moment, oui ? Certaines des filles aimeraient prier. Cela fait déjà trop longtemps. 

Je hochai la tête, surpris qu'elle me le demande. Apparemment, du fait de la vacance de pouvoir occasionnée par la blessure d'Ifiyah, j'étais devenu l'autorité absolue de l'équipe. Je ne savais pas très bien quel sentiment cela m'inspirait. Je ne pensais pas que je désirais vraiment ce genre de responsabilité, mais, en tant qu’occidental, c'était un soulagement de n'avoir personne sur mon dos, à aboyer des ordres.

Plus de la moitié des filles voulaient prier. Elles placèrent des tapis derin tissés à la main sur le sol du mégastore et les orientèrent vers l'est, ma meilleure estimation de la direction de la Mecque. Elles psalmodièrent en arabe pendant que j'observais les autres filles, celles qui étaient moins pieuses, supposai-je. La plupart regardaient par les vitrines les morts à l'extérieur. Se demandaient-elles ce que nous allions faire désormais ? Je sais que c'était mon cas. 

Une fille – l'une des plus jeunes, je crois qu'elle s'appelait Leyla– se promenait le long des bacs, une main tenant la bretelle de son AK-47, l'autre sortant des CD des présentoirs. Sa lèvre inférieure s'abaissait ou se relevait tandis qu'elle lisait les titres. Quand elle en trouvait un qui lui plaisait vraiment, elle se courbait comme si elle essayait éperdument de refréner le besoin de faire des bonds sur place. L'observer me fit penser à Sarah. Même si Leyla était beaucoup plus âgée et infiniment plus dangereuse, elle avait néanmoins la fougue, l'énergie à peine contrôlée que j'étais venu à adorer chez ma fille.

Seigneur, Sarah n'avait jamais été aussi loin qu'en ce moment.

— Je ne peux rien faire de plus pour elle, me dit Gary en ôtant ses gants en latex. 

Je regardai Ifiyah et vis qu'elle dormait ou bien qu'elle s'était évanouie. Des bandes de tissu déchiré avaient été serrées avec force autour de sa jambe au point que son pied était devenu violet. Un garrot. Même si elle survivait, elle serait probablement amputée.

Gary s'assit par terre et ouvrit le sachet d'un bâtonnet de viande séchée. Tout en le mâchant nonchalamment, il me regardait fixement jusqu'à ce que je commence à sentir le silence entre nous se changer en quelque chose qui devait être apprivoisé. Mais ce fut Gary qui parla le premier.

— Pourquoi êtes-vous venu à New York ? demanda-t-il. Vous aviez de la famille ici ? 

Je secouai la tête.

— Il y a longtemps, oui. Mais mes parents sont morts avant… ceci. Ma mère a trouvé la mort dans un accident d'avion et mon père n'a pas supporté de vivre sans elle. Il s'est juste éteint. C'est bizarre… aux obsèques de ma mère, je me souviens avoir pensé à quel point je voulais qu'elle revienne. (Je jetai un regard vers les vitrines.) Je suppose qu'on devrait faire attention à ce que l'on souhaite, hein ? 

— Merde, vous êtes sacrément dur, fit Gary en roulant les yeux. Détendez-vous un peu. 

Je hochai la tête et m'accroupis à côté de lui. Je me rendis compte que j'étais affamé et acceptai avec reconnaissance l'un de ses en-cas enveloppé dans du plastique.

— Désolé. Je suppose que j'ai très peur. Non, nous sommes venus à Manhattan pour chercher des médicaments. La présidente à vie de la Somalie a le sida, mais des antirétroviraux ne sont pas disponibles en Afrique en ce moment. 

— En quoi cela vous concerne-t-il ?  

Je sortis la photographie de Sarah de mon portefeuille, mais je ne le laissai pas la toucher, pas avec ces mains mortes. Je la lui montrai puis la regardai à mon tour un moment.

— Elle et moi avons obtenu une citoyenneté à part entière dans l'un des derniers endroits sûrs sur Terre. 

Sur la photographie, Sarah, âgée de cinq ans à l'époque, caressait le nez d'un chameau qui s'était montré inexplicablement docile à ce moment. On n'y voyait pas ce qui s'était produit ensuite : l'éternuement humide de l'animal, les petits cris de Sarah tandis qu'elle courait dans un campement rempli de nomades qui souriaient, tapaient dans leurs mains à son intention et lui présentaient des fruits. Cela avait été une bonne journée. J'avais toujours eu tendance à penser à l'Afrique comme à une longue histoire d'horreur – les risques du métier, je suppose – , mais il y avait eu un si grand nombre de bons jours.

— J'aimerais me reposer un moment, si cela ne vous dérange pas, lui dis-je. 

Je n'étais pas vraiment fatigué, j'avais plutôt besoin d'introspection, au point que cela devenait difficile d'accommoder sur quelqu'un d'autre. Gary se montra obligeant en allant se réfugier dans un coin poussiéreux du magasin où il pouvait mâcher en paix ses Slimjims.

Pour ma part, je me tournai pour regarder par la vitrine, pas vers les morts, j'étais à peine conscient d'eux, mais vers l'Empire State Building, parfaitement visible au-dessus des arbres à l'extrémité nord d'Union Square. Le gratte-ciel iconique semblait juste se dresser là-bas, indifférent au monde. Je me demandai si l'on trouvait toujours quelque chose dans ses étages supérieurs, à présent. Une sacrée ascension, puisque l'ascenseur ne fonctionnait plus, mais cela en valait peut-être la peine. Quel genre de sécurité, quelle sorte de sérénité pouvaient bien continuer à exister là-haut ? J'avais visité la plate-forme panoramique des quantités de fois, quand j'étais gosse, et je savais qu'on pouvait voir toute la ville de là-haut, mais, dans ma rêverie, tout ce qui était visible n'était que de longues étendues glacées de nuages, formant un voile entre moi et les immondices de la surface.

On m'a dit que ce genre de détachement était très fréquent chez les vétérans. Après un combat périlleux, l'esprit ferme ses facultés une par une et dérive, revivant peut-être sans fin le moment où un copain du peloton a reçu une balle, ou essayant peut-être de se rappeler tous les détails du chaos qui a pris fin, ou peut-être simplement – comme le mien le faisait ici – errant sans aucune pensée ni aucun sentiment. Il y a même une expression aux États-Unis qui désigne ce phénomène, cette indifférence temporaire : le « Thousand Yard Stare », qu'on pourrait traduire par « le regard vide à mille mètres ». La médecine moderne parle parfois de « Réaction au Stress du Combat ». C'est infiniment moins zen qu'il y paraît. C'est plutôt tout l'opposé d'une illumination machinale. Cela revient à être pris au piège à l'intérieur de votre pire souvenir. Habituellement, une victime en sort brusquement dès qu'une nouvelle tâche ou un devoir se présente. Parfois des soldats n'en sortent jamais, et certains dérivent à l'intérieur et au dehors pour le reste de leur vie. Cela s'appelle « le stress post-traumatique », que tout le monde connaît. 

Il n'y avait pas de stimulus pour m'en faire sortir, pas en ce moment. Pour moi, je pouvais seulement attendre que les morts à l'extérieur pourrissent. Attendre que l'une des filles ait une idée lumineuse. Attendre que nous mourions tous de faim. J'observai la lumière changer, l'Empire State passer d'une éminence grise à un obélisque rougeâtre, puis à un trait de peinture noire sur le ciel bleu étoilé, comme l'après-midi cédait la place au soir puis à la nuit.

Entre-temps, je dormais, et je rêvai.

Tome 1 - Zombie island
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