1.
De la fumée et des vapeurs âcres tourbillonnaient sur la surface du quai noirci. Les carreaux sur les murs avaient éclaté et étaient tombés durant cet enfer. Ils gisaient désormais en des monceaux de fragments qui tintaient contre mes chaussures. La torche de Jack formait un cône de lumière pâle qui ne parvenait pas à pénétrer la poussière et la suie en suspension dans l'air. Des corps – des monceaux méconnaissables pour la plupart, mais avec une main révélatrice par ici ou une touffe de cheveux calcinés par là-bas – avaient été poussés sur les voies en de longs tas désordonnés.
— Brave fille, dit Jack.
Il s'élança dans un escalier en montant deux marches à la fois. Nous nous efforcions de le suivre, mais, dans l'air épaissi par la fumée, c'était à peine si nous pouvions respirer. Il nous distança jusqu'à ce que nous soyons abandonnés dans l'obscurité quasi totale, avec nos seuls bâtons lumineux pour éclairer notre chemin. Ayaan me lança le sien afin d'avoir les deux mains libres pour tenir sa Kalachnikov. Je brandis les deux bâtons au-dessus de ma tête comme des torches. Nous atteignîmes un endroit où les corps étaient entassés comme des barricades de morts-vivants et je m'avançai précautionneusement, terrifié à l'idée que l'un des deux fois mort se redresse derrière moi et me saisisse par le cou. Ayaan faisait pivoter le canon de son arme de gauche à droite, de haut en bas, le pointant tour à tour sur chaque tête perforée. Nous arrivâmes finalement dans le hall principal où nous avions vu Montclair Wilson faire son discours sur l'état de l'union. L'endroit était métamorphosé, alors que des centaines de personnes y avaient vécu. Les parois avaient été mises à nu, laissaient apparaître des fragments de béton. La voûte s'était effondrée par endroits, et des tonnes de plâtre étaient tombées sur la billetterie, tordue et abandonnée. Ici, les morts avaient été poussés sans ménagement sur les côtés, formant une large travée vers les escaliers qui menaient à la rue. La lumière émanant d'en haut nous appelait et nous ne nous attardâmes pas.
Arrivés sur la rue, nous trouvâmes Times Square désert, vidé de ses cadavres animés. Toutes les créatures mortes– vivantes du centre-ville avaient dû participer à l'invasion de la station de métro, mais elles étaient parties depuis longtemps. Seul Jack était là, il tournait sur lui-même et essayait de repérer des signes, des indices ou quelque chose. Je n'apercevais aucune trace de combat mais Jack se baissa et ramassa un bout de papier abandonné sur la chaussée. Il me le tendit sans un mot. C'était un prospectus pour un spectacle de Broadway, autrefois, mais quelqu'un avait griffonné des notes dans la marge, avec un stylo-bille : « Vivants : Capturés
Morts : organisés !
Chef : Gary
Allons vers quartiers résidentiels »
— Jack, dis-je.
Je gardai le billet dans ma main parce que je ne voulais pas simplement le jeter, alors qu'il s'agissait peut-être du dernier lien entre Jack et les gens qu'il avait aidé à survivre.
— Vous ne pouviez absolument rien faire. Vous n'auriez pas pu les sauver.
Il me regarda fixement, sa bouche tordue par une grimace.
— Ils sont toujours vivants, dit-il finalement en chassant de la main mes protestations. Si les morts voulaient juste les tuer, ils l'auraient fait ici au lieu de les conduire à travers la moitié de la ville pour le faire. Ils ont été emmenés pour une certaine raison. Qui est ce « Gary » ? me demanda-t-il. C'est un survivant ?
— Il… c'est un mort-vivant, mais différent des autres. Il peut parler, et penser. Il était médecin et il a su comment éviter des dommages cérébraux quand il est mort, il… nous avions fait sa connaissance il y a quelque temps, j'aurais dû vous en parler, mais…
Jack me regarda au fond des yeux.
— Il y avait une menace que j'ignorais et vous avez oublié de m'en parler. (Il me prit le billet des mains.) Je suis trop occupé pour vous botter le cul maintenant, mais ce n'est que partie remise.
Cela lui ressemblait si peu de parler de cette façon que je restai sans voix. Heureusement, ce ne fut pas le cas pour Ayaan.
— Il est mort ! Gary est mort ! Je lui ai tiré une balle dans la tête. Je l'ai fait moi-même. Nous l'avons regardé mourir. Mais il est revenu maintenant, et il est très dangereux.
— Ouais, j'avais pigé.
Jack promena son regard sur Times Square. Il se tourna vers l'ouest, vers le fleuve, et commença à marcher d'un bon pas. Je courus pour le rattraper. Il avait des questions à poser.
— Cela a nécessité une armée pour franchir les défenses que nous avions mises en place. Cela a nécessité des outils à moteur et énormément d'électricité. Comment a-t-il réussi à franchir la grille… Vous savez comment il a pu faire ça ?
Je secouai la tête.
— Il était incapable de tenir des objets… il était médecin avant de… bon, avant. Il a essayé de soigner l'un de nos blessés, mais il n'a même pas réussi à faire un pansement lui-même, ses mains étaient trop maladroites. Je ne pense pas qu'il aurait pu manier des outils à moteur.
— Ces morts étaient organisés. Il est capable de faire ça ?
— Il n'a jamais… enfin, nous ne l'avons jamais vu organiser quoi que ce soit, répondis-je. Certainement pas. Il semblait désemparé quand nous l'avons rencontré.
— Ils ne se sont pas organisés tout seuls. J'ai l'impression que ce type connaît des trucs qu'il ne vous a pas montrés. Contrôler mentalement les morts. Survivre à une balle dans la tête. Arracher de ses gonds une grille en acier carbone sans outils. Maintenant, il a mes gens, mais apparemment il ne va pas juste les manger, sinon il l'aurait fait ici. Il engendre des faits nouveaux et nous ignorons comment il s'y prend.
En un rien de temps nous étions arrivés à l'ancienne barricade de la garde nationale, à proximité de Port Authority. Jack glissa la main sous le capot du véhicule blindé de transport de troupe abandonné, et débloqua le levier de verrouillage. Il jeta un coup d'œil au moteur du camion et poussa un grognement.
— Ils ont au moins une demi-heure d'avance sur nous et le temps passe pendant que je vous parle. Nous allons réparer ce véhicule, Dekalb. Nous allons partir à leur recherche et les trouver et je vais récupérer Marisol. Vous pouvez m'aider ou bien partir. À vous de choisir.
Il tendit la main vers le moteur et tordit quelque chose. Son bras se raidit sous l'effort pendant une seconde, puis il retira sa main en hâte comme le moteur démarrait et toussait. Il crachota puis se tut de nouveau.
— Jack, c'est un véritable suicide, tentai-je.
Je savais que si quelqu'un avait trop d'expérience pour se garder de jouer au cow-boy dans ce genre de situation, à armes inégales, c'était bien l'ex-ranger.
— Je ne suis pas stupide, Dekalb. Je vais effectuer une reconnaissance. Nous ne les attaquons pas tant que nous ne connaissons pas les faits : c'est la procédure classique. Pour le moment je vais là-bas juste pour jeter un coup d'œil.
Il ouvrit une trousse à outils fixée sur le nez du véhicule et prit une courroie de ventilateur longue et blanche. Il fut obligé de grimper sur le moteur pour l'installer, les bras plongés dans le mécanisme. Il fit une nouvelle tentative avec le starter et le véhicule gronda, gémit, et adopta finalement un vrombissement à faire vibrer les os. Il sauta sur la chaussée puis se hissa sur le siège du conducteur. Je voulus le suivre, mais il secoua la tête.
— Non. Juste moi. Ce véhicule va me rapprocher, mais ce sera difficile de ne pas se faire remarquer. A la fin, je serai obligé de l'abandonner et ensuite je poursuivrai à pied. Vous ne me serez d'aucune aide alors.
C'était tout à fait exact. Quand il s'agissait de se déplacer furtivement en milieu urbain, il avait reçu la meilleure formation au monde et je n'en avais aucune. Il fit s'emballer le moteur, répandant dans la rue une fumée noire, puis passa la première. Il fut obligé de crier au-dessus du vacarme.
— Emmenez Ayaan et retournez à votre bateau. Allez à Governors Island. Si je ne vous rejoins pas là-bas dans vingt-quatre heures, vous devrez vous débrouiller seuls.
Je hochai la tête, mais il n'attendit pas ma réponse. Il partit, se dirigeant vers le nord, vers les survivants. En supposant qu'ils soient toujours en vie.