7.

 

El pivir. Ziagen. Retrovir. (Osman parcourut la liste en secouant la tête.) Ce sont des médicaments pour le traitement du sida. 

J'acquiesçai, mais j'écoutais à peine. Yusuf fit contourner quelques pointes à ce brave Arawelo et Manhattan surgit du brouillard qui se dissipait. Cela ressemblait à une chaîne de montagnes cubiste s'élevant au-dessus de l'eau. A une forteresse qui s'écroulait. Mais Manhattan avait toujours eu cet aspect. Je m'attendais à voir un genre de dégâts manifestes, une cicatrice laissée par l'Épidémie. Il n'y avait rien. Seul le silence, le calme parfait sur l'eau, vous disait que quelque chose de grave s'était produit ici. 

Osman éclata de rire.

— Mais Mama Halima n'a pas le sida. Vous devez vous tromper. 

Alors que nous nous approchions de la ville, j'avais estimé qu'il m'incombait d'expliquer à Osman pourquoi nous avions traversé la moitié de la planète pour arriver dans une ville hantée. Yusuf et lui – et bien sûr les filles soldats – allaient mettre leur vie en danger pour que je puisse mener à bien ma mission. Ils méritaient de savoir.

— Ce sont mes ordres. Interprétez-les comme vous voudrez. 

Mama Halima était la seule chose qui se trouvait entre la famille d'Osman et une horde de morts-vivants. S'il avait envie de penser qu'elle était hors d'atteinte du VIH, grand bien lui fasse. J'aurais voulu être en mesure de ne pas tenir compte des faits moi-même, Sarah dépendait également d'Halima. L'unité delà Somalie était préservée uniquement par le charisme haineux d'une femme. Si Halima mourait là, des factions rivales revendiqueraient son héritage. Des caractères fougueux s'emporteraient, de vieilles inimitiés referaient surface. La Somalie serait déchirée. Combien de temps un pays en proie à une guerre civile pouvait-il résister aux morts ?

Yusuf longea Battery Park et nous passâmes devant les quais des ferries de Staten Island. Tous les bateaux avaient disparu, à présent, très vraisemblablement réquisitionnés par des réfugiés. Nous poursuivîmes à une vitesse de croisière sur une centaine de mètres après les quais et nous nous dirigeâmes vers le nord-est, droit vers l'East River, passant à proximité de Governors Island, sur notre droite. Brooklyn était une ombre marron à l'est.

— Cependant, c'est de la folie. On peut trouver ces médicaments n'importe où. Laissez-moi vous emmener autre part, proposa Osman, d'un air infiniment raisonnable. 

— J'ai déjà entendu ça, soupirai-je. Quand elles m'ont arrêté, elles avaient déjà ratissé toutes les villes en Afrique, envoyé des unités suicide à Nairobi, Brazzaville et Johannesburg. J'ai suggéré une demi-douzaine d'autres endroits : des camps de réfugiés, des postes médicaux des Nations unies dont elles ne connaissaient peut-être pas l'existence. Tous avaient été dévastés ou détruits. Alors j'ai eu cette idée géniale. Je ne pensais pas que cela se produirait vraiment. 

Les agents de Mama Halima avaient supposé que l'on pouvait trouver des médicaments pour le traitement du sida sur le comptoir de n'importe quel Duane Reade à New York. Pourtant, à ma connaissance, il n'y avait qu'un seul endroit dans le monde où j'étais certain de trouver tout ce qui figurait sur la liste. Au quatrième étage du bâtiment du secrétariat des Nations unies, dans les bureaux médicaux. Et le Secrétariat donnait sur l'eau, on pouvait y accéder par bateau.

Les troupes de Mama Halima n'avaient pas perdu de temps. Elles avaient réquisitionné le bateau d'Osman, peint un nouveau nom sur sa proue, et nous étions partis. Si cette mission ne plaisait pas à Osman – et elle ne lui plaisait pas – il était trop intelligent pour exprimer cette opinion. 

Yusuf augmenta un peu la vapeur comme nous nous dirigions vers le nord et nous engagions dans le chenal principal de l'East River. Il gouverna le bateau droit vers la masse sombre et compacte du pont de Brooklyn, toujours enveloppé de brume. Osman frotta son visage rasé de frais, comme s'il était sur le point d'avoir une idée brillante.

— Je crois savoir, dit-il finalement. Je crois savoir de quoi il s'agit. 

Je le regardai, dans l'expectative.  

— Elle veut les médicaments pour les donner à d'autres personnes. Des gens qui sont atteints du sida. C'est une femme très généreuse, Mama Halima. 

Je me contentai de hausser les épaules et me dirigeai vers l'avant du chalutier où plusieurs filles étaient rassemblées et montraient du doigt les buildings que nous dépassions, à l'image de touristes cherchant l'Empire State et le building Chrysler. Je gardai les yeux rivés sur la berge, sur les innombrables pilotis et quais qui formaient le port maritime de South Street. Ils étaient abandonnés, dépouillés de tout ce qui pouvait flotter. Ici et là, j'apercevais des gens qui allaient et venaient sur les jetées. Des morts, je le savais, mais dans la brume, je pouvais faire semblant que ce n'était pas le cas. Autrement j'aurais sursauté chaque fois que l'un d'eux bougeait.

Tout serait terminé dans deux heures, me dis-je. On entre, on prend les médicaments, on s'en va. Ensuite je pourrais rentrer et revoir Sarah. Recommencer ma vie d'une manière ou d'une autre, je suppose. La survie était la priorité du jour. Ensuite nous pourrions commencer à réfléchir à la façon de gérer la situation. La partie la plus dure et la plus longue serait la reconstruction. 

Mon estomac n'arrêtait pas de bouger par saccades, comme si j'aspirais mes intestins, mais j'étais incapable de détendre mes muscles.

Les filles se mirent à jacasser avec excitation et je suivis leurs regards comme elles se penchaient sur le bastingage. Ce n'était rien, juste une balise flottante jaune. Quelqu'un y avait peint en noir quelque chose, un dessin rudimentaire que je crus reconnaître. Oh. Ouais. Le symbole international du risque biologique. Osman me rejoignit et agrippa mon biceps. Il le vit à son tour et cria à Yusuf de réduire la vitesse.

— Ce n'est rien, lui dis-je. Juste un avertissement. Nous savons déjà que cet endroit est dangereux. 

Il secoua la tête, mais ne dit rien. Je supposai qu'il en savait plus sur la signalisation maritime que moi. Il montra du doigt une ombre sur l'eau et dit à Yusuf d'arrêter complètement les machines.

— Ce n'est rien, répétai-je. 

J'étais peut-être moi-même prédisposé au déni. Le chalutier se dirigea vers le nord, désormais si silencieux que nous entendions l'eau clapoter contre la coque. L'ombre sur l'eau commença à se résorber. Elle formait une ligne en travers de l'estuaire, une tache foncée ourlée de minuscules vagues blanches. Il y avait un genre de gros bâtiment sur une jetée qui s'avançait, et au-delà l'eau changeait de texture. Nous nous rapprochions régulièrement, portés par la seule force d'inertie, puis Osman donna l'ordre de renverser la vapeur. Nous étions bien trop près, en cas d'obstacle. La tache foncée prit forme comme nous cabotions, se transformant en amas, en amoncellements de choses jetées à l'eau, de petites choses en quantité et qui s'étaient déposées en tas. 

Des corps.

Je ne les distinguais pas très bien. Je n'y tenais pas du tout. Osman me tendit des jumelles et je regardai néanmoins. L'East River était obstruée par des cadavres humains. Ma bouche était sèche, mais je me forçai à déglutir et à regarder de nouveau. Sur le front de chaque cadavre (j'en vérifiai une dizaine pour être sûr) il y avait une blessure rouge boursouflée. Pas une blessure par balle. Cela ressemblait plus à quelque chose que l'on ferait avec un pic à glace.

Elles avaient su… les autorités de New York avaient su ce qui arrivait à leurs morts. Elles avaient certainement su et elles essayaient de stopper cela ou du moins de le ralentir. On détruit le cerveau et le cadavre est neutralisé, c'était la leçon que nous avions tous apprise, et à un tel prix ! En Somalie, ils brûlaient ensuite les corps et les enterraient dans des fosses, mais ici, dans une ville de millions d'habitants, il n'y avait eu aucun endroit où les mettre. Les autorités avaient dû simplement jeter les corps dans le fleuve en espérant que le courant les emporterait, mais il y en avait eu trop pour que même la mer les accepte.

Des milliers. Des dizaines de milliers et cela n'avait pas suffi, le travail ne pouvant peut-être pas être fait assez vite. La tâche avait dû être ardue, répugnante. Je la sentais dans mes bras, comme si je l'avais faite moi-même. Transpercer les os et la matière grise avec une pointe de fer, à maintes et maintes reprises. Et cela avait été certainement dangereux, également : un corps que vous vous apprêtiez à neutraliser pouvait se redresser brusquement et saisir votre bras, votre visage et, un instant plus tard, vous compreniez que vous alliez vous retrouver sur la pile vous-même. Qui s'était chargé de cette tâche ? La garde nationale ? Les sapeurs-pompiers ?

— Dekalb, fit Osman dans un souffle. Dekalb. Nous ne pouvons pas passer. Il n'y a aucun moyen de passer. 

Je regardai vers le nord, au-delà de la masse flottante des cadavres. Elle s'étendait aussi loin que je pouvais voir, bien après le pont de Brooklyn. Il avait raison. D'ici, je n'apercevais pas le bâtiment des Nations unies, même s'il était très proche. Ma poitrine commença à se soulever, des sanglots peut-être, ou l'envie de vomir, je ne saurais le dire. Les médicaments, ma seule chance de revoir Sarah, étaient juste là-bas, mais ils auraient pu aussi bien se trouver à un million de kilomètres de distance.

Yusuf vira de bord et repartit vers la baie tandis qu'Osman et moi tentions de trouver ce que nous allions faire à présent. On pouvait remonter l'Hudson et tourner, suivre la Harlem River, contourner Manhattan, puis redescendre l'East Riva. Osman rejeta ce plan immédiatement. 

— La Harlem River, dit-il en montrant un étroit ruban bleu sur ses cartes, n'est pas assez profonde. Trop de risques de nous échouer. 

— C'est la meilleure chance que nous ayons, répondis-je, les bras serrés sur mon estomac tandis que j'examinais les canes. 

— Je regrette, dit-il, mais ce n'est pas possible. Il y a peut-être autre chose. Un autre endroit, un hôpital. Ou un drugstore. 

Je regardai les cartes encore et encore. Je connaissais cette ville. Je la connaissais mieux que tous ceux qui se trouvaient sur le bateau. Pourquoi étais-je incapable de penser à quoi que ce soit ?

Tome 1 - Zombie island
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