3.
Nous n'eûmes aucune difficulté à retourner au fleuve. Apparemment, toutes les personnes mortes dans le centre de Manhattan avaient été enrôlées dans l'armée de Gary. Les filles furent ravies de revoir Ayaan. Elles riaient, essuyaient des larmes dans leurs yeux, et pressaient leurs joues contre les siennes. Elles avaient plein de questions à lui poser, dont je comprenais seulement « See tahay ? » et « Ma nabadbaa ? », les salutations habituelles. Ses réponses furent accueillies avec une grande attention et un plaisir évident.
Quant à moi, Osman jeta un regard à mes vêtements crasseux et à mon visage hagard, et secoua la tête.
— Au moins, personne n'est mort cette fois, déclara-t-il.
Il prit un vieux pot à lait en plastique rempli d'un liquide hydraulique vert et redescendit dans la salle des machines pour que nous soyons prêts à appareiller.
Ce n'était pas un très long trajet jusqu'à Governors Island, mais nous prîmes notre temps. L'île en forme de larme est située juste au sud de Battery, à la pointe de Manhattan, à proximité des îles Ellis et Liberty. Cela avait été une base pour les garde-côtes durant la plus grande partie de ma vie, avant d'être mise hors service par le gouvernement en 1997. Ce que Jack espérait trouver dans cet endroit, je n'en avais aucune idée.
Cependant, cela ne me dérangeait pas d'aller là-bas. New York. C'était si bon de se trouver de nouveau sur l'eau, où je n'étais pas continuellement en danger. Dans une situation de combat prolongée, on finit par oublier à quel point on est nerveux. On se met à penser qu'il est normal d'avoir des crampes musculaires sans aucune raison, ou la sensation que quelque chose s'approche furtivement de vous par-derrière, même quand vous êtes adossé à un mur. C'est seulement une fois que vous êtes revenu en lieu sûr que vous comprenez que vous étiez en train de devenir complètement fou.
Ce qui explique peut-être pourquoi je demandai à Osman de faire un grand circuit. Il fit ralentir l'Arawelo, réduisant la vapeur de moitié, et fit le tour complet de l'île minuscule tandis que j'observais son rivage bordé d'arbres. Des docks et des jetées bordaient la plus grande partie de l'île, tandis que des allées avaient été aménagées dans d'autres secteurs, dominant le port. Les hublots à canons de Castle Williams aux murs circulaires étaient vides et j'apercevais à travers eux une cour intérieure abandonnée qui brillait dans la chaleur de la journée. Les filles étaient fascinées par le bâtiment le plus important de l'île, une tour en acier perforée qui était posée dans l'eau juste au large de la rive, telle la carcasse d'un gratte-ciel. Elle fournissait la ventilation pour le tunnel reliant Brooklyn à Battery. Je n'y fis pas attention et continuai à scruter le rivage. Finalement, Ayaan me rejoignit près du bastingage et me demanda ce que je cherchais.
— Les morts, répondis-je.
— Et tu en as vu ?
Je secouai la tête. Je n'en avais pas vu. Cela paraissait impossible qu'un endroit dans ce monde puisse être si tranquille, non affecté par l’Épidémie, mais Governors Island semblait non seulement déserte, mais également prospère. Le feuillage qui descendait sur la rive pour effleurer l'eau frémissait dans la chaleur de la journée, et les brises agréables qui venaient du port n'apportaient aucune odeur de mort. Le soleil se reflétait sur des fenêtres intactes et prêtait à toute chose un chatoiement de bonne santé tout à fait anormal.
Jack nous avait envoyés dans un endroit sûr, apparemment. Dans un endroit paisible où nous pourrions élaborer des plans. Je fis signe à Osman de se diriger vers le quai de chargement du ferry. Les docks là-bas étaient les seuls sur l'île assez grands pour accueillir l'Arawelo. Nous accostâmes entre deux digues de retenue garnies de vieux pneus et sentîmes le bateau faire une embardée avec un craquement plaintif comme il s'arrêtait complètement. Fathia et moi lançâmes des cordages sur le quai, et deux autres filles les attachèrent solidement autour de deux gros bacs remplis de chenilles poussiéreuses et de choux marins. Nous nous apprêtions à abaisser la passerelle quand une détonation nous fit tous sursauter.
Un homme portant un ciré bleu marine et une casquette de base-bail s'avança sur la rampe de chargement du ferry et nous examina prudemment. Je n'aurais pas dû être si bouleversé de voir un survivant à ce moment-là, pas après tout ce que j'avais vécu à Times Square, mais ce type retenait toute mon attention. Pour commencer, il avait un badge métallique brillant sur le devant de son ciré et les lettres « DHS3 » peintes en jaune dans son dos ; ensuite, il tenait une mitraillette M4-A1 avec une lunette de vision nocturne semblable à un énorme téléobjectif et un lance-grenades M-203 fixé sous le canon. Il n'était pas très grand et cela donnait l'impression que tout cet armement allait le faire basculer et tomber dans l'eau, mais je n'éclatai pas de rire. L'arme était pointée sur mon front. Je voyais directement son cache-flamme.
— Nous sommes vivants, dis-je. Cette arme est inutile.
La mitraillette pivota vers ma gauche et je me baissai par réflexe.
— Et si tu restais où tu es, l'enturbannée, annonça le survivant.
Il visait Ayaan, qui avait commencé à tendre la main vers sa Kalachnikov. Génial, pensai-je, il ne manquait plus que ça. La géopolitique de merde s'invitait au pire moment possible.
— Vous appartenez au Département de la sécurité nationale, exact ? lançai-je.
Le survivant ne se tourna pas, mais gratta sa barbe de plusieurs jours avec sa main gauche.
— Je suis l'agent spécial Kreutzer du DHS, ouais, et je vais réquisitionner votre bateau conformément aux dispositions du Patriot Act. Vous pouvez avancer et commencer à jeter vos armes par-dessus bord, tout de suite. Vous n'en aurez plus besoin.
Je respirai à fond.
— Écoutez, je m'appelle Dekalb. Je fais partie de l'Unité mobile d'inspection et de désarmement des Nations unies. Je pense que nous avons tous besoin de parler en gens raisonnables.
— Je ne reçois pas d'ordres de ces connards mondains à la tête ramollie, merci beaucoup. Maintenant obéissez à mes putains d'instructions. J'ai un objectif à atteindre !
— Quel est votre objectif ?
J'essayais de garder le dialogue ouvert. Ce type allait tirer sur quelqu'un si je ne le calmais pas.
L'agent leva les bras au ciel comme s'il implorait un sort favorable.
— Sortir mon cul blanc et poilu d'ici ! A présent, jetez vos armes, bande d'enfoirés !
C'était l'occasion qu'attendait Mariam. A mon insu (et, heureusement, également à celle de Kreutzer), la fille sniper était montée sur le toit de la timonerie et ajustait un tir parfait. Quand Kreutzer leva les bras et ne visa plus directement quelqu'un sur le bateau, elle bloqua sa respiration et appuya sur la détente de son Dragunov. La mitraillette M4 tomba bruyamment sur le béton comme Kreutzer étreignait son index droit.
— Putain de merde ! cria-t-il. Elle m'a bousillé le doigt ! (Il considéra sa main ensanglantée, les yeux écarquillés, puis me regarda de nouveau.) Putain de merde !
En une seconde, j'avais franchi le bastingage. Je récupérai l'arme qu'il avait laissé tomber, dans l'intention de le mettre en joue pendant que les filles sécurisaient le périmètre. Ayaan eut une idée similaire, mais plus simple. Cela consista simplement à frapper le survivant au visage avec la crosse de son AK-47. Il s'écroula sur le sol et se recroquevilla en une boule fœtale.
— Nom d'un chien, Ayaan, ce n'était pas nécessaire, criai-je. Et c'était également dangereux. Et s'il avait un coéquipier ou tout un peloton caché derrière ces arbres ?
Ayaan acquiesça d'un air pensif. Puis elle donna un coup sec à l'estomac de Kreutzer avec le canon de son fusil.
— L'enturbannée veut une information, futo delo. Est-ce qu'il y a un peloton d'imbéciles comme toi caché là-bas ?
— Oh, merde, non, oh Seigneur. Je suis tout seul ici, Jésus, protégez-moi en mon heure d'infortune, je le jure, je le jure !
Elle me regarda en souriant et haussa les épaules.
Je dis aux filles de venir et de mettre un pansement sur le doigt de cet abruti (Mariam ne l'avait pas du tout bousillé, elle l'avait simplement entaillé pour l'obliger à lâcher son arme) et j'entrepris de chercher un endroit sûr pour mettre en place les opérations. Apparemment, Governors Island était à nous. J'examinai l'arme que Kreutzer avait laissé tomber et mis le cran de sûreté, puis je la tendis à Ayaan.
— Tu veux un armement perfectionné ? lui demandai-je.
Elle s'accorda environ une seconde pour examiner l'arme, visa dans le récepteur en surcharge et soupesa son poids considérable. Elle sortit la crosse composite sur toute sa longueur puis la referma d'un coup sec. Ensuite son regard alla du plastique noir et des machins électroniques du M4-A1 au bois en merisier verni et à l'acier compact de son fusil. L'arme de Kreutzer ressemblait à un jouet futuriste. La sienne à une arme venue du haut Moyen Âge.
— Tout le monde connaît ce M4. La version de la guerre urbaine du M16, oui ? Il est connu pour s'enrayer au mauvais moment. Le canon chauffe quand on tire tout un chargeur. (Elle me le lança et je chancelai comme il heurtait mes bras.) Je ne le prends pas, Dekalb.