1.

 

Des doigts fouillaient, tordaient, pressaient la blessure ouverte, une odeur de cannelle, un rire lugubre, lugubre, lugubre, des doigts froids affamés qui fouillaient, attrapaient, arrachaient… 

Gary s'en allait. Mourait. Son étincelle, la force qui l'animait, le quittait, se vidait par le trou dans sa tête.

— Recommence. 

(Il y avait quelqu'un d'autre là. Quelqu'un de fort et de si résolu, si résolu à ne pas laisser Gary renoncer. Il y avait quelqu'un d'autre là.)

L'espace d'un instant, il tomba dans les ténèbres, libre et léger comme l'air. Il ne distinguait même plus le faisceau des torches dans cette cécité paisible et agréable ; il culbuta comme il tombait, jeté de la balustrade, chutant du paradis vers les profondeurs du mégastore. Le choc de son dos heurtant la main courante d'un escalator. Mais à cette vitesse tout était dur, si dur et cassant. Il sentit ses vertèbres se briser, D6, puis D7, D8, toutes disparues, pulvérisées tandis que son corps se repliait sur la main courante comme un canif à ressort ; il ne marcherait plus jamais, ah, ah, ah.

Dans l'obscurité, l'obscurité totale de la cécité, il y avait cette forme, voyez-vous, cette forme blanche d'arbre, comme imprimée sur les rétines de Gary. C'était un éclair, celui du canon d'un fusil d'assaut. C'était la dernière chose qu'il voyait, la dernière qu'il verrait jamais : cela ressemblait à une sorte d'arbre, dont les branches étaient peut-être dessinées par les veines de ses yeux illuminés, tandis qu'elles explosaient sous le choc hydrostatique du coup de feu. Ce n'était peut-être pas des branches, cependant, peut-être…

Gary glissa sur le sol en un tas disgracieux. des doigts, des doigts, des doigts dans la tourte qui creusaient, la tournaient, l'agitaient en un mouvement de va-et-vient 

Suintant de lui, cette non-vie, cette demi-lumière vacillait.

— Recommence. 

Blanc et gras, presque charnu, l'arbre se dressait hors du sol fertile pour étendre des feuilles brillantes qui barbouillaient le ciel. Son tronc gras et charnu palpitait de vie. Mais non, fracassé, la foudre ou la pluie avait fracassé l'arbre, ce n'était plus qu'un tronc à présent. Gary s'en rendait compte… Les grosses branches brisées et éparpillées autour de la base, ce n'était plus qu'un tronc qui sortait du sol, fracturé, au milieu, un gros nœud semblable à une bouche, ouverte en un éternel O de surprise, comme figée dans ce moment. Comme dans ces cartoons où le coyote ne s'est pas encore aperçu qu'il se trouve au-dessus du vide : l'arbre n'est plus qu'une souche. 

Tout cela éclaboussait sa vision. La seule chose qu'il était à même de voir. Ses muscles, son corps, cette poupée caoutchouteuse qui continuait à bouger sous lui. Des spasmes agitaient sa tête sur le sol… Il n'était pas encore tout à fait mort, il sentait la balle dans sa tête, si brûlante, si solide comme elle flottait dans le liquide, dans la bouillie de sa cervelle. C'était cela, bien sûr, la fin,finito. Le mort meurt, mais deux fois et c'est fini, c'est terminé, bien sûr. Une balle dans la tête. La fin. 

(Pas la fin. La personne – le Bienfaiteur – qui était là dans l'obscurité – l'être fort – l'être déterminé dit : « Ceci n'est pas la fin, tu as encore une chance, mais tu dois la saisir. ») 

L'arbre n'était plus qu'une souche. Pourtant. Il palpitait de vie. Merde, autant palpiter avec lui.

Il avait gardé un peu de contrôle. Une énergie fragile et tremblotante qui était la sienne, celle qu'il devait utiliser même si elle s'effritait. Il sentait qu'il ne pesait presque rien, qu'il était plus léger que l'air… Sa main se porta à sa tempe et trouva la blessure, le trou d'entrée de la balle. De l'humidité sur ses doigts.

Seigneur. Dégoûtant. Le trou était assez large pour enfoncer un doigt dedans.

le son que fait une serpillière quand elle heurte le sol  

mais c'était un souvenir, pas un son réel. Gary explora de nouveau avec son doigt et entendit le même son. Presque comme s'il appuyait sur la touche d'un piano. Il enfonça de nouveau et cette fois… cette fois il sentit quelque chose de réel. Un métal dur qui résistait à son doigt. La balle. 

suçant la vie de quelque part, bordel, tu pouvais la voir bouger comme elle palpitait, comme les fluides s'écoulaient, comme la vie bougeait sous l'écorce blanche et charnue, à l'intérieur du bois fibreux humide, juste une souche, mais prenant la vie de quelque part

Presque terminé à présent. Pourquoi continuer à lutter quand il n'y a plus d'espoir ? — recommence.  

(le Bienfaiteur insista.)

ce n'était peut-être pas des branches, mais des racines.

 La pensée devint fugitive, aussi glissante qu'un poisson dans une rivière… C'est comme lorsque nos doigts cherchent à le saisir, argenté et brillant sous les remous de l'eau, à l'attraper, argentée et dure dans la tête : on est obligé de mettre deux doigts pour ouvrir un peu plus largement, allez, dis « ah », « aaahhh ». Très bien, tu es au moins le petit garçon le plus poli qui ait jamais existé, ravi d'effectuer une opération du cerveau ouvert avec deux doigts dedans. Ça fait mal ? Rien ne fait mal en ce moment, mon vieux, je suis agréablement engourdi, et maintenant j'ai mis deux doigts dedans, mais les images, mec, comme cet arbre, cet ARBRE… 

Ses racines s'enfoncent sans fin. Là-haut, dans la lumière du soleil, il y a peut-être des pommes dorées, de petits paquets serrés de force vitale de la couleur de… de… d'une couleur ravissante, tout simplement, mais ne ressemblant à rien qu'on peut voir avec les yeux. Aucune des sept couleurs qu'on nous apprend à l'école.

Était-ce deux douzaines ? Dekalb et les filles, bien sûr, deux douzaines qui attendaient, blotties dans le noir, si effrayées et gelées, affamées et seules, mais elles ne savaient pas, elles ne pouvaient pas savoir à quel point elles étaient magnifiquement vivantes. Là-haut, dans la lumière du soleil… Une métaphore bien sûr parce que c'est sûrement toujours la nuit là-haut, il doit faire noir comme dans un four dans le mégastore ! Mais, dans cet espace métaphorique, cet endroit dont tu t'es enfui parce que tu t'es évanoui – ouais, elle est bien bonne, un mort qui s'évanouit – parce que tu essayais littéralement de retirer une balle de ta tête avec tes doigts, dans cet espace métaphorique, Dekalb et compagnie sont là-haut. Comme dans une journée d'été en comparaison de ce qu'il y a ici en bas, où tu es plongé dans la merde jusqu'au cou, coincé au milieu des morts, des morts, des morts

 Oui. 

(le Bienfaiteur acquiesça d'un signe de tête.)

parce qu'ils étaient également là, les morts, bien que vaguement perceptibles. Tout en bas dans le sol, dans la boue où les racines creusent sans fin comme des vers aveugles qui cherchent, qui grattent… Qui sont pareils aux doigts qui creusent pour trouver la balle parce que, oh oui, même si tu t'es évanoui, Gary, cela ne signifie pas que tu as cessé d'essayer d'attraper cet anneau en laiton, ce beignet de plomb dans la confusion du monde, arrête ça, au milieu de ta tête en gélatine.

Mais, pensa Gary, je m'écarte du sujet. Je parlais des morts qui nourrissent l'arbre. Des petits salopards qui puaient, qui empestaient la force vitale parce qu'elle dégoulinait littéralement d'eux, et dont le dos dégageait une fumée semblable à de la vapeur tandis qu'elle s'évaporait… Non, pas la vie brillante et dorée de Dekalb et compagnie, il s agissait là de l'ombre de cette énergie – dépourvue de dimension, froide et non chaude, violet foncé et non brillant– , mais c'était néanmoins de l'énergie. Suffisante pour nourrir l'arbre. Suffisante pour nourrir n'importe qui si on pouvait la capter, et oui, Gary le pouvait. Parce que contrairement aux discrets paquets d'énergie de Dekalb et ses drôles de dames, ces fruits mûrs éclatants de force vitale, les morts étaient tous connectés, interconnectés, réunis par un réseau d'obscurité fumante. Il y avait, quoi, sept milliards de personnes avant l’Épidémie, mais, à présent, il n'y avait plus qu'un seul mort, dans un sens. La chose, l’Épidémie, la catastrophe qui avait fait revenir les morts et les reliait entre eux. Elle les unifiait comme une nuée de sauterelles assez compacte pour obscurcir le ciel à la manière d'un nuage : un nombre infini de minuscules gouttelettes d'eau… Mais là où il y a une fin et un commencement, il n'y a pas de réponse… C'est un koan zen ici, il n'y a qu'un seul de nous avec de nombreux corps et je suis sa volonté. Je suis son commandant.  

— Oui. 

(il y a une connexion, dit le Bienfaiteur, un réseau qui nous relie) 

Avez-vous oublié Casquette de Routier ? Souvenez-vous de lui. Car Gary, bien sûr, s'en souvenait, de Casquette de Routier qui l'avait attaqué, et à qui il avait dit d'arrêter, et qui lui avait obéi. Et Gary lui avait dit de foutre le camp et de mourir, et voilà que cela s'était produit. Parce que Gary, le seul parmi les morts, était toujours capable de penser. Il était toujours capable d'étendre son esprit. Lui seul avait la force de volonté. Il était connecté à eux tous, il était l'un d'eux, mais lui seul pouvait exploiter cela.

Il aspira l'énergie sombre qui émanait de la foule cernant le mégastore, l'aspira de loin et la sentit se répandre dans ses bras, frissonner dans ses doigts et, oui, oui, oui, c'était foutrement bon, merde, et il l'avait trouvée, il l'avait, et il tirait une telle puissance dans sa main qu'il dut, par un acte de volonté conscient, l'empêcher d'arracher ce putain de truc. Et d'un coup, elle fut dans sa main humide et chaude et il la serra, la pressa, cette saloperie de balle, enfin sortie de sa tête. Les dommages étaient faits, le tissu cérébral déchiré comme une boule de papier toilette mouillée, la peau, les os et les muscles transpercés, les vertèbres brisées, fracassées, mais vous savez quoi ? Rien de tout cela n'avait la moindre importance.

L'arbre palpitait de vie, comme il le ferait pour toujours. Pour toujours, putain, mec, je vais vivre pour toujours et vous ne pouvez pas m'arrêter, pensa Gary. Il avait envie de crier cela à cette enfoirée d'Ayaan et à cet enfoiré de Dekalb : Vous ne pouvez pat m'arrêter, je suis surpuissant. 

Il laissa tomber la balle et elle produisit comme un minuscule tintement de cloche. Venant d'au-dessus, il entendit un chuchotement crispé.

— Qu'est-ce que c'était ? 

Il l'entendit. Il entendait de nouveau.

Quand l'aube vint et avec elle la lumière, il voyait de nouveau. Il se tenait debout, dans les ombres, regardait un DVD des jumelles Olsen dans sa main et pouvait lire le texte minuscule au dos de l'étui. Il voyait. Il pouvait se tenir debout et marcher. La vie (une certaine vie, une vie sombre) palpitait en lui si furieusement, si violemment, qu'il était surpris de ne pas briller. — Oui.

(oui, dit le Bienfaiteur, oui.) 

Tome 1 - Zombie island
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