18.

 

Jack me tendit un téléphone cellulaire ressemblant à quelque chose venu du début des années 1990. Une véritable brique de cinq centimètres d'épaisseur avec des poignées en caoutchouc sur les côtés. L'antenne était presque aussi grosse que le téléphone lui-même, vingt centimètres de long, et aussi épaisse que mon pouce. 

— Motorola 9505, dis-je, essayant de l'impressionner. Sympa. 

La plupart des téléphones cellulaires devaient être inutilisables à New York – les pylônes qui parsemaient les toits de la ville n'avaient plus de courant à présent – mais ce monstre pouvait capter le réseau satellite Iridium. Il fonctionnerait n'importe où sur terre aussi longtemps que sa batterie serait chargée et qu'on aurait une bonne ligne de vue vers le ciel. Ce qui signifiait qu'on devait se tenir près d'une fenêtre ou de l'une des grilles d'aération supérieures des stations de métro. Les Nations unies utilisaient des Iridiums, mais avec parcimonie, les confiant à des agents sur le terrain comme s'il s'agissait d'œufs de Fabergé. En Amérique, ils étaient l'équipement standard pour les unités militaires et, de fait, Jack les avait récupérés sur un check-point de la garde nationale abandonné quelques blocs plus loin. 

Deux autres téléphones étaient placés dans un chargeur à unités multiples conçu pour en contenir six. Les autres avaient été emmenés par des groupes à la recherche de nourriture qui n'étaient jamais revenus.

L'une des principales caractéristiques de ce modèle particulier était qu'il pouvait fonctionner comme un talkie-walkie, et j'avais ainsi la possibilité de contacter la radio de l'Arawelo. J'appelai aussitôt Osman, pour lui faire savoir que nous étions toujours en vie. 

— C'est bien dommage, Dekalb, dit-il, le signal dégradé et saccadé par la voûte épaisse de la station de métro mais toujours audible. Si vous étiez morts, je pourrais rentrer chez moi. 

Je coupai la communication pour économiser la batterie du téléphone.

— Prochain arrêt, l'armurerie, annonça Jack. 

Il déverrouilla la porte de la billetterie de la station. Derrière le verre à l'épreuve des balles, il y avait de nombreux râteliers qui contenaient des fusils à canon long, certains toujours dans leur boîte. Malheureusement, ce n'étaient que des jouets. Carabines paintball, fusils à air comprimé, fusils à plombs, garantis pour ne pas pénétrer la peau humaine.

— Il y a plus de magasins de jouets à New York que de magasins où l'on vend des armes, m'expliqua Jack. (Cela ne ressemblait pas à une excuse.) Nous avons pris ce que nous pouvions trouver. Ils sont utiles comme armes de diversion. On atteint un cadavre avec l'un de ces joujoux et il sent le plomb. Il vous attaque, ce qui donne à votre coéquipier suffisamment de temps pour le dégommer. 

Votre coéquipier, théoriquement, était armé d'un fusil de chasse à un coup – et il y en avait trois en tout et pour tout dans la cabine – ou d'un pistolet, et il y en avait des dizaines, mais seulement deux cartons de munitions pour eux. Toutefois, il y avait une multitude de couteaux, de marteaux à deux mains, et de matraques.

— Je suppose que vous n'êtes pas très à l'aise avec une arme à feu, de toute façon, fit Jack en regardant son arsenal. 

Il me tendit une machette avec une lame de dix-huit pouces qui était à l'origine un outil de jardinage. Elle semblait parfaitement équilibrée dans ma main et la poignée était caoutchoutée pour plus de commodité, mais je ne tenais pas du tout à l'utiliser.

— Vous plaisantez, espérai-je. 

— Je l'ai aiguisée moi-même. Vous me laissez me charger du combat, d'accord ? Vous serez mon opérateur-radio. 

Il verrouilla de nouveau la cabine et nous partîmes à la recherche d'Ayaan. Elle était avec Marisol qui lui appliquait du vernis sur les ongles. La fille soldat se mit au garde-à– vous quand elle aperçut Jack, mais elle ne put s'empêcher de parler d'une voix surexcitée quand elle s'adressa à moi.

— C'était une star de cinéma, me dit Ayaan, et je dus réprimer une envie d'éclater de rire. Elle jouait dans Just Married(ou presque) avec Julia Roberts, mais ses scènes ont été coupées au montage. Je pense qu'elle est la plus belle femme au monde, maintenant. 

Ayaan avait seize ans. Quand j'avais son âge, je m'habillais comme Kurt Cobain et j'avais appris par cœur les paroles de Lithium. Je suppose que nous choisissons nos idoles là où nous les trouvons. 

— Nous partons chercher les médicaments, lui dis-je. 

Cela rompit le charme. Immédiatement, elle entreprit de nettoyer et de vérifier son arme et de rassembler son équipement. Elle n'attendit même pas que ses ongles soient secs.

Je m'efforçai d'être discret tandis que Jack et Marisol se disaient au revoir, mais je brûlais d'envie de partir. Jack avait un plan, et même s'il ne m'en avait pas encore parlé, je savais que cela marcherait.

— Si tu ne reviens pas…, dit Marisol en repoussant les lunettes de Jack sur son nez. 

Elle sembla incapable de terminer sa phrase.

— Alors vous êtes tous foutus. 

Jack passa son bras autour de sa taille.

— Dekalb, dit-elle à mon dos tourné, vous commencez à comprendre pourquoi j'ai été obligée d'épouser un politicien ? Au moins Montclair sait mentir. Allez, filez. J'écouterai sur ce talkie-walkie. Non que je puisse faire quoi que ce soit si vous avez des ennuis, mais au moins j'entendrai vos cris quand vous agoniserez. 

De fait, Jack éclata de rire à ces mots, chose qui avait semblé impossible la nuit dernière. Il donna à Marisol un dernier long baiser, puis nous conduisit dans les entrailles de la station de métro et vers le quai de la ligne S. Les entrées jumelles béantes des tunnels, semblables à l'extrémité du canon d'un fusil de chasse à deux coups, se trouvaient juste au-delà d'une grille en acier.

Il s'attendait à ce que nous soyons surpris, bien sûr, et il essaya de nous donner quelques explications tandis qu'il sortait de sa poche un énorme trousseau de clés.

— Le tunnel va directement jusqu'à Grand Central. Le courant est coupé, donc nous n'avons pas à nous préoccuper du troisième rail. D'accord, il fera noir dans le tunnel mais, de ce que je sais, il est également désert. Nous n'avons jamais vu de cadavre égaré sortir de ce tunnel. 

— C'est un tunnel de métro abandonné et les morts doivent revenir à la vie, dis-je, comme s'il avait raté ce qui sautait aux yeux. 

— Il va nous conduire jusqu'au centre-ville, insista Jack en déverrouillant la grille. Quasiment jusqu'aux Nations unies et il n'y a pas de sorties vers l'extérieur sur toute la ligne. 

— Vous n'avez jamais vu de films d'horreur ? fit Ayaan. 

Néanmoins elle franchit la grille après moi.

Jack la verrouilla derrière lui et s'éloigna à grandes enjambées sur le quai. Je hâtai le pas pour le suivre. Des lumières électriques brillaient depuis la voûte et les carreaux blancs des murs n'étaient pas plus sales que ceux de la station, mais le quai semblait sensiblement différent, plus froid, moins accueillant. Ici, il n'y avait aucune protection contre la ville en général.

Quand nous pénétrâmes dans le tunnel de droite, la sensation devint une crainte insidieuse. Jack s'arrêta pour sortir de leur étui un tube de lumière chimique pour chacun de nous. Il les plia au milieu et les secoua jusqu'à ce qu'ils commencent à briller, puis il les fixa sur nos chemises pour nous permettre de nous repérer les uns les autres dans l'obscurité du tunnel. Il avait une torche halogène fixée avec du ruban adhésif sur son SPAS-12 : il l'actionna et fit apparaître des voies qui s'étendaient en une ligne parfaitement droite, une définition de l'infini sortie tout droit d'un cours de géométrie à l'école primaire, si l'élève était convoqué en enfer.

Le temps perdit très vite toute signification tandis que nous progressions dans le tunnel. Nous marchions sur les rails, et nos pieds marquaient la cadence pour franchir chaque traverse. Pendant un moment, j'essayai de compter mes pas, puis cela m'ennuya et j'arrêtai. De temps en temps, je regardais par-dessus mon épaule et voyais la lumière éclatante de la station derrière moi rapetisser à mesure que nous nous en éloignions. Je souhaitais alors pouvoir faire demi-tour, mais, elle devint bientôt à peine plus brillante qu'une étoile lointaine. Nous faisions le moins de bruit possible, nous efforçant même de ne pas respirer trop fort. 

Le tunnel révélé par la torche de Jack était uniformément noir, voire plus encore que cela. Une couleur terne et poussiéreuse absorbait la lumière et renvoyait peu de chose sur quoi accommoder. De temps en temps, nous arrivions à la hauteur d'une boîte de raccordement électrique sur la paroi ou d'un signal lumineux, mais ils semblaient flotter dans l'espace, sans aucune attache avec la réalité. Ce qui était réel, c'était les voies, le troisième rail s'étendant à côté de nous, d'innombrables niches, recoins et issues de secours dans les parois percées d'arches romaines servant à ventiler les tunnels jumeaux. Des trous où n'importe quoi pouvait se dissimuler.

Jack s'arrêta brusquement devant nous, et je faillis heurter du nez son tube de lumière chimique jaune-vert. Je le contournai pour voir ce qui l'avait amené à s'arrêter ainsi.

Une morte était à quatre pattes sur les voies et enfournait des blattes dans sa bouche. Quand elle leva la tête, ses yeux voilés ressemblèrent à des miroirs parfaits qui nous éblouissaient de lumière réfléchie. La plus grande partie de sa lèvre supérieure avait disparu, ce qui lui conférait un rictus permanent. Elle se mit debout et commença à avancer vers nous en clopinant, le motif en œil de bœuf de la torche de Jack formant d'étranges ombres liquides sur sa robe flétrie.

Elle était quasiment sur nous quand je me rendis compte que ni Jack ni Ayaan n'avaient l'intention de tirer sur elle. Je les regardai et vis qu'il tenait le canon du AK-47 d'Ayaan et le pointait vers la voûte. Il me regarda avec une expression de curiosité indifférente.

La morte tenait l'un de ses bras horriblement tordu sous ses seins mais tendait l'autre pour nous saisir. Sa bouche était grande ouverte comme si elle voulait nous avaler en entier.

— Exactement comme une batte de base-bail, dit Jack, me remémorant la machette que je tenais dans la main. 

Elle était si près que sa puanteur m'agressa, pénétrant mes vêtements.

— Nom de Dieu ! couinai-je. 

Et j'abattis la machette en la tenant à deux mains, mettant tout mon poids dessus. Je sentis son corps osseux heurter ma poitrine comme la lame traversait sa tête. Il n'y eut pour toute résistance qu'un choc violent contre mon épaule, comme si j'avais été heurté par une voiture. Puis elle fut sans vie, un tas inerte qui cliqueta et s'affaissa le long de la jambe de mon pantalon. Je haletai, cherchant à recouvrer mon souffle, puis je me penchai en avant et vis, à la faveur de la torche de Jack, que j'avais découpé le haut de la tête de la morte en une grosse tranche diagonale qui comprenait un œil. Elle ne se releva pas.

— Pourquoi ? demandai-je. 

Jack se pencha à côté de moi et passa un bras autour de mes épaules.

— Je devais savoir si je pouvais compter sur vous. Maintenant je sais que vous êtes à la hauteur. 

— Et c'est une bonne chose ? 

Je crachai tout ce qui se trouvait dans ma bouche : ma peur, la puanteur de la morte, l'expression sur le visage d'Ayaan qui exprimait une véritable approbation pour la première fois. Une approbation, bordel de merde, je n'en avais pas besoin, si c'était ce que je devais taire pour l'obtenir. J'avais juste été victime d'une brimade, un point c'est tout.

Jack serra mon biceps et s'éloigna dans le tunnel. J'observai sa lumière chimique diminuer au loin pendant un moment, puis je le rejoignis au petit trot.

Tome 1 - Zombie island
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