2.

 

Deux momies attendaient Gary quand il revint au broch. 

Elles lui firent signe de les suivre, seul.

Des ennuis en perspective, bien sûr. Mael devait déjà savoir ce qu'il s'était passé. Comme ils pénétraient dans l'enceinte, les ouvriers sur les murs de la grosse tour s'étaient tournés pour regarder le cortège, leurs mains le long du corps, les briques qu'ils portaient posées sur le côté pour observer les centaines d'humains vivants s'avançant craintivement au beau milieu de la masse des morts-vivants. Les morts eux-mêmes ne manifestaient aucune curiosité : tous les regards étaient rivés sur Gary et son corps expéditionnaire, et il n'y avait qu'une seule intelligence qui regardait par leur intermédiaire.

Gary comprenait parfaitement la surprise de Mael. L'armée des morts avait reçu l'ordre formel de ne pas laisser une seule créature vivante pénétrer dans Central Park, encore moins toute une foule. Gary transgressait un interdit très sérieux.

Il ordonna à son armée de garder les prisonniers, puis pénétra dans les espaces sombres du site en construction. Les murs se dressaient de façon régulière. Les morts ne se reposaient jamais, et Mael en avait une multitude à sa disposition pour poursuivre le travail. Au centre du bâtiment, le druide l'attendait sur son trône, semblable à un cairn. Il avait l'air furieux.

— Bon, mon garçon, je sais que tu es quelqu'un d'intelligent, tu n'auras donc aucune difficulté à m'expliquer ceci :pourquoi mon serviteur le plus zélé ne tient aucun compte de mes instructions. Tu n 'as pas oublié ce que nous voulons faire, n'est-ce pas ? Le massacre et tout le reste ? 

— Je n'ai pas oublié. 

Gary s'approcha jusqu'à ce qu'il soit devant la momie de la tourbière, et regarda directement dans les cavités sombres de ses orbites. Le druide ne releva pas la tête mais les taibhsearan suspendus aux murs tendirent le cou pour suivre Gary du regard comme il s'avançait. 

 Peut-être es-tu redevenu tout mou. C'est cela ? Tu es devenu tout pâle lorsque tu as eu l'occasion de passer à l'action ? Je ne te blâme pas d'éprouver un peu de compassion, fils, pour être franc. Si tu le désires, j'enverrai mes propres créatures faire la sale besogne. 

Mael se leva de son siège et se dirigea en claudiquant vers la sortie. Comme il s'approchait de Gary, il perçut visiblement quelque chose. Il s'arrêta et leva la main pour la passer lentement sur le visage de Gary.

— Ce n'était pas de la compassion, alors, oh, non. 

Gary comprit ce que le druide percevait : c'était l'énergie qui le parcourait telles les vagues d'un océan, massive, profonde et forte. Elle bourdonnait, frémissait en lui, et il avait l'impression d'être sur le point d'éclater à tout moment.

— Tu en as mangé combien, vingt ? Trente ? 

— J'avais besoin de forces. Autrement, je les aurais épargnés. 

Les hommes qu'il avait massacrés étaient vieux ou inaptes d'une manière ou d'une autre. Ils ne pouvaient l'aider à atteindre le but qu'il s'était fixé.

— Mael. J'ai réfléchi. 

— Vraiment ? Et quelle grande idée as-tu trouvée ? 

— Je dois savoir… Je dois savoir quel est ton projet pour moi. Pour moi et pour tous les morts-vivants comme moi, ceux qui sont affamés. Quand l'ouvrage sera terminé et que tous les survivants seront morts, qu'adviendra-t-il de nous ? 

Le druide se caressa le menton et retourna vers son fauteuil tandis que les taibhsearan observaient les gestes nerveux de Gary. 

 Tu seras récompensé, bien sûr. Je te donnerai la paix, la paix et la satisfaction qu'un homme ressent quand il a terminé son travail. 

— La paix ? La seule paix que je connais désormais, c'est un estomac rempli, fit Gary timidement. 

— Oh, mon garçon, ne sois pas si obtus. Je sais où tu veux en venir et c'est contre-nature. Aucune créature ne devrait vivre éternellement. C'est une malédiction. Accepte la paix que je t'offre. J'aimerais qu'il en soit autrement, mais il n'y a que deux possibilités dans cette affaire. Soit tu es avec moi, soit tu es contre moi. 

Gary tourna lentement autour du trône. Les voyants sur les murs allongèrent le cou pour le suivre du regard tandis qu'il réfléchissait à ce qu'il allait faire.

— Vous parlez de la paix de la tombe. Quand il ne restera plus personne là-bas, il n'y aura plus de nourriture pour nous. Vous nous laisserez mourir de faim jusqu'à ce que nous nous desséchions et tombions en poussière. Ou plutôt, non… Non, vous ne serez pas insensible à ce point. Quand le travail sera terminé, quand le dernier homme vivant sera mort, vous nous supprimerez. Vous aspirerez notre énergie sombre et vous nous laisserez tomber sur place comme autant de viande. 

 Tu vois une autre option, alors ? 

— Oui ! s'écria Gary. Cela commence avec ces gens, ces vivants, là-dehors. Nous cessons de les tuer, ceux-là au moins. Nous cessons de les tuer tous. Nous éliminons certains d'entre eux pour qu'ils servent de nourriture, mais nous gardons en vie les autres, à l'abri des morts. C'est une ressource renouvelable, Mael : ils continueront à faire des enfants. Peu importent les choses horribles qu'ils endureront. Même au beau milieu d'un putain d'Armageddon, ils feraient toujours des enfants. Je peux veiller à ce qu'il en soit ainsi, tant que cela m'intéressera. 

— Et si tu fais cela, mon garçon, mon sacrifice sera vain. Ma vie et ma mort n'auront servi à rien. Non ! Je ne te laisserai pas me rendre vide de sens. A présent fais ce qu'on t'a dit ! 

— C'est terminé, Mael. Je ne travaille plus pour vous, dit Gary en baissant les yeux sur ses pieds. 

Les deux momies s'approchèrent de Gary les mains levées : à l'évidence elles avaient reçu l'ordre d'attaquer. Gary se baissa sous les bras de l'une d'elles et vit une amulette, glissée dans ses bandelettes au milieu de sa poitrine, en forme de scarabée. Il l'arracha et la lança au loin de toutes ses forces.

Dans sa tête il entendit la momie gémir après son talisman. Elle courut pour le récupérer, laissant son acolyte s'occuper de Gary. Ce fut très facile de bloquer les bras entourés de bandelettes que la momie essayait d'utiliser comme des fléaux. Gary lui donna un coup de tête suffisamment fort pour faire craquer le crâne antique de l’Égyptien et la momie s'affaissa en un tas informe.

Alors Mael lui-même se lança dans la bataille. L'épée verte s'abattit sur l'arrière de la tête de Gary, mais il s'y attendait et évita le choc : il feinta sur le côté et chercha une occasion. Il savait qu'il disposait de quelques secondes seulement avant que Mael pense à appeler des renforts : des milliers de morts-vivants. Malgré l'énergie qui embrasait les veines mortes de Gary, il ne pourrait pas tenir tête à toute une armée de morts. Il savait également que Mael était très robuste et que, s'il en avait l'occasion, le Druide pouvait lui briser la nuque d'une seule main. Il avait besoin d'un avantage, et il en avait besoin très vite. 

Mael fit tournoyer son épée : elle heurta violemment le sol, brisa des briques, les réduisit en poudre, et manqua Gary de quelques centimètres comme il se rejetait en arrière.

— Reçois ce que tu mérites, mon garçon ! 

Gary se couvrit le visage de ses bras, mais il savait que si Mael se connectait à l'épée le coup lui fracasserait les os.

Un autre moulinet força Gary à s'écarter vivement et il sentit son dos heurter un mur de pierre. Il ne pouvait plus reculer. Mael vint vers lui, le regardant avec les yeux des taibhsearan. 

L'arme se leva de nouveau puis s'immobilisa en pleine course.

— Au nom de Balor, glapit le druide, tout est devenu noir comme la nuit ! Qu'as-tu fait, mon garçon ? 

Gary laissa ses mains plaquées sur son visage tandis qu'il manipulait l'eididh. Sa voix fut plus douce qu'il en avait eu l'intention quand il parla. 

— Je viens de dire à toutes les goules dans le parc de fermer les yeux, annonça-t-il. 

Mael lâcha son épée. Il leva les mains pour toucher ses orbites vides. Il se mit à gémir, d'une plainte basse, lugubre, qui fit grincer les dents de Gary à tel point qu'il faillit perdre son emprise sur les morts. Il pouvait sentir Mael tentant d'annuler son ordre : percevoir les cris mentaux qui invoquaient les taibhsearan sur les murs, les hurlements éperdus qui allaient vers les ouvriers au-dehors et leur disaient d'entrer et de servir leur maître avec leurs yeux. 

Mais Gary était devenu trop fort. Il avait mangé un si grand nombre de vivants.

Gary se remit debout lentement, en veillant à ne pas faire trop de bruit, et s'approcha pour se placer derrière son ancien bienfaiteur. Ce n'était pas facile avec les yeux fermés mais il avait pris soin de mémoriser l'endroit où se tenait le druide.

— J'ai le droit d'exister, Mael, chuchota-t-il. 

 Oh, mon garçon, tu es devenu une créature merveilleusement intelligente. 

Gary percevait l'émotion qui irradiait du corps du druide comme de la chaleur. Elle contenait de la peur, un peu de haine, et énormément de fierté envers son élève apostat. En grande partie, cependant, c'était aussi du chagrin, un chagrin véritable dû au fait que son œuvre soit terminée.

Gary tendit des mains tremblantes et agrippa la tête de Mael sous les oreilles. Elle pendait de son cou brisé, retenue seulement par un pan de peau membraneuse. D'un mouvement rapide, Gary l'arracha. Le corps émacié de Mael s'affaissa sur le sol, aussi mort qu'il l'avait été quand il avait dérivé dans l'eau froide sous une tourbière en Écosse. La tête de Mael bourdonnait dans la main de Gary comme quelque chose sur le point d'exploser. Au toucher, elle était chaude et froide, mouillée et sèche, tout cela à la fois, et il éprouvait une réelle envie de la jeter au loin, mais cela aurait été de la folie : le druide n'était pas encore tout à fait mort. Ne sachant pas si ce qu'il avait l'intention de faire à présent allait marcher, il approcha la tête de ses lèvres comme s'il s'agissait d'une citrouille et mordit dedans avec force. Le très vieux crâne se brisa en morceaux entre ses dents, puis un flot noir de fluide hurlant et émettant des étincelles se déversa à travers le monde et emporta la conscience de Gary dans son courant implacable.

 

 

Tome 1 - Zombie island
titlepage.xhtml
index_split_000.xhtml
index_split_001.xhtml
index_split_002.xhtml
index_split_003.xhtml
index_split_004.xhtml
index_split_005.xhtml
index_split_006.xhtml
index_split_007.xhtml
index_split_008.xhtml
index_split_009.xhtml
index_split_010.xhtml
index_split_011.xhtml
index_split_012.xhtml
index_split_013.xhtml
index_split_014.xhtml
index_split_015.xhtml
index_split_016.xhtml
index_split_017.xhtml
index_split_018.xhtml
index_split_019.xhtml
index_split_020.xhtml
index_split_021.xhtml
index_split_022.xhtml
index_split_023.xhtml
index_split_024.xhtml
index_split_025.xhtml
index_split_026.xhtml
index_split_027.xhtml
index_split_028.xhtml
index_split_029.xhtml
index_split_030.xhtml
index_split_031.xhtml
index_split_032.xhtml
index_split_033.xhtml
index_split_034.xhtml
index_split_035.xhtml
index_split_036.xhtml
index_split_037.xhtml
index_split_038.xhtml
index_split_039.xhtml
index_split_040.xhtml
index_split_041.xhtml
index_split_042.xhtml
index_split_043.xhtml
index_split_044.xhtml
index_split_045.xhtml
index_split_046.xhtml
index_split_047.xhtml
index_split_048.xhtml
index_split_049.xhtml
index_split_050.xhtml
index_split_051.xhtml
index_split_052.xhtml
index_split_053.xhtml
index_split_054.xhtml
index_split_055.xhtml
index_split_056.xhtml
index_split_057.xhtml
index_split_058.xhtml
index_split_059.xhtml
index_split_060.xhtml
index_split_061.xhtml
index_split_062.xhtml
index_split_063.xhtml
index_split_064.xhtml
index_split_065.xhtml
index_split_066.xhtml
index_split_067.xhtml
index_split_068.xhtml
index_split_069.xhtml
index_split_070.xhtml