4.
Toujours six semaines auparavant : Celui qui venait d'arriver devait être un personnage important : je n'avais pas vu un seul avion d'aucune sorte depuis des semaines. A l'ombre des baraquements, des femmes serrées les unes contre les autres, portant des khimars et des robes humbles, étaient occupées à moudre du grain avec des mortiers.
La fille soldat me fît passer devant deux « véhicules techniques » : des camions pick-up de marchandises avec des mitrailleuses lourdes, montées sur l'arrière ouvert du véhicule. Un dispositif vicieux typique de la Somalie. Normalement, les équipages des véhicules techniques étaient composés de mercenaires, mais les camions légers avaient été peints à la hâte aux couleurs de Mama Halima : bleu clair et jaune comme un œuf de Pâques. Les camions appartenaient à présent à la République des femmes libres. Des filles soldats flânaient autour des camionnettes, leurs fusils en bandoulière, mâchant distraitement du quat en attendant l'ordre d'abattre quelqu'un.
Après les techniques, nous contournâmes un bûcher funéraire. Il était bien plus important qu'il ne l'avait été quand Sarah et moi avions été amenés ici. Les soldats avaient enveloppé les corps dans des draps blancs, puis les avaient remplis de crottes de chameau pour augmenter la vitesse de combustion. L'essence était trop précieuse pour qu'on la gaspille. La fumée provenant du feu était abominable et je sentis Sarah se crisper contre ma poitrine, mais notre guide ne broncha même pas.
Je m'efforçai de faire appel à mon identité, m'efforçai de puiser de la force dans mon indignation professionnelle. Et merde. Des enfants soldats. Des gosses âgés de dix ans à peine – des bébés – tirés de leur école et à qui on donnait des armes, des drogues pour qu'ils soient heureux et qu'ils aillent se battre dans des guerres qu'ils étaient parfaitement incapables de comprendre. J'avais travaillé si dur pour proscrire cette obscénité et à présent je dépendais d'eux pour la sécurité de ma fille.
Nous entrâmes dans un bâtiment de brique bas qui avait subi de lourds tirs d'artillerie et n'avait jamais été réparé. La poussière tourbillonnait dans la lumière du soleil entrant à flots à travers le toit effondré. Tout au fond d'un couloir sombre, nous arrivâmes dans une sorte de poste de commandement. Des armes étaient posées sur le sol, soigneusement triées par piles, tandis qu'un monceau de téléphones cellulaires et de transistors encombrait une table en bois où une femme en treillis militaire était assise, regardant distraitement une feuille de papier. Un peu plus jeune que moi, elle avait peut-être vingt-cinq ans, et ne portait pas de foulard sur la tête. Dans le monde islamique, c'était un message. On s'attendait à ce que je le comprenne immédiatement. Elle ne leva pas les yeux comme elle s'adressait à moi.
— Vous êtes Dekalb. Travaillant pour les Nations unies, dit-elle en lisant une liste d'un trait. Et c'est votre fille.
Elle fit un geste et notre guide alla s'asseoir à côté d'elle.
Je ne pris pas la peine d'acquiescer.
— Vous avez des ressortissants étrangers dans cette cellule qui sont traités d'une façon inhumaine. J'ai une liste de réclamations.
— Cela ne m'intéresse pas, commença-t-elle.
Je l'interrompis.
— Il nous faut de la nourriture, pour commencer. Une nourriture acceptable. De meilleures conditions d'hygiène. Et ce n'est pas tout.
Elle posa sur mon estomac un regard qui me fit l'effet d'un coup de couteau. On ne plaisantait pas avec cette femme.
— Si cela est toujours possible, il faut qu'on nous permette de contacter nos divers consulats. Nous avons besoin de…
— Votre fille est noire. (Elle ne m'avait regardé à aucun moment. Elle avait regardé Sarah. Ma bouche se remplit d'un goût amer.) Mais vous êtes blanc. Sa mère ?
Je respirai péniblement par le nez pendant une minute.
— Kenyane. Morte. (A ce moment-là, elle me regarda dans les yeux, et cela sortit.) Nous l'avons trouvée, enfin, une nuit, je l'ai trouvée en train de fouiller dans nos ordures, elle avait eu de la fièvre mais nous pensions qu'elle se rétablirait. Je l'ai emmenée à l'intérieur mais je l'ai surveillée constamment. Je ne pouvais pas…
— Vous saviez qu'elle était l'un des morts.
— Oui.
— Vous vous êtes occupé d'elle comme il le fallait ?
Mon corps se crispa à cette pensée.
— Nous… je l'ai enfermée à clé dans la salle de bains. Ensuite nous sommes partis. Les domestiques n'étaient plus là, le quartier était à moitié désert. La police était invisible. Même l'armée ne pouvait pas tenir encore très longtemps.
— Ils n'ont pas tenu. La ville de Nairobi a été envahie deux jours après votre départ, selon nos services de renseignements.
La femme soupira, un son horriblement humain. Je pouvais comprendre cette femme en tant que bureaucrate implacable. Je pouvais la comprendre en tant que soldat. Je ne le supporterais pas si elle exprimait la moindre compassion. Je la suppliai en silence de ne pas me prendre en pitié.
J'étais un sacré veinard.
— Nous ne pouvons pas vous donner à manger et cette position est impossible à défendre, aussi nous ne pouvons pas non plus vous laisser ici, déclara-t-elle. Et je n'ai pas le temps de discuter avec vous de votre liste de réclamations. Notre unité lève le camp cette nuit, cela fait partie d'un repli stratégique. Si vous voulez venir avec nous, vous avez cinq minutes pour justifier que nous vous prenions en charge. Vous travailliez pour les Nations unies. Humanitaire ? Il nous faut des vivres et du matériel médical, plus que tout autre chose.
— Non. J'étais inspecteur aux armements. Et pour Sarah ?
— Votre fille ? Nous l'emmènerons. Mama Halima aime toutes les orphelines d'Afrique.
Cela ressemblait à un slogan politique. Le fait que Sarah ne soit pas une orpheline n'avait pas besoin d'être clarifié : si j'échouais là, elle le serait. Ce fut à ce moment-là que je compris ce que cela signifiait, être l'un des vivants. Cela signifiait faire tout ce qu'on pouvait pour ne pas être l'un des morts.
— Il y a une cache d'armes – des armes légères, principalement, des armes antiblindés – juste de l'autre côté de la frontière. Je peux vous y conduire, vous montrer où creuser. Nous manquions d'argent et du matériel nécessaire pour détruire la cache quand nous l'avions trouvée. Nous avions mis les armes dans un bunker souterrain scellé, dans l'espoir de les détruire un jour. Quelle connerie de notre part.
— Des armes, dit-elle. (Elle jeta un regard à la pile de fusils sur le sol devant moi.) Des armes, nous en avons. Nous ne courons pas le risque de manquer de munitions.
Alors je serrai Sarah suffisamment fort pour la réveiller. Elle s'essuya le nez sur ma chemise et leva les yeux vers moi mais ne dit rien. Bonne petite.
L'officier croisa mon regard.
— Votre fille sera protégée. Nourrie. Et elle recevra une instruction.
— Dans une madrasa ?
Elle acquiesça. A ma connaissance, c'était ce que proposait habituellement le système éducatif somali. La récitation quotidienne du Coran et des prières sans fin. Au moins elle apprendrait à lire. Je sentis quelque chose prendre alors place dans mon cœur, une tension si ferme que je ne pourrais jamais la relâcher… Le fait de savoir que c'était le mieux que Sarah pouvait espérer, et que toute protestation de ma part, toute suggestion que ce n'était peut-être pas suffisant, n'était pas réaliste et aurait des effets négatifs.
Dans deux ans, quand elle serait suffisamment âgée pour tenir un fusil, ma fille deviendrait un enfant soldat et c'était le mieux que je pouvais lui offrir.
— Les prisonniers, dis-je, en terminant avec cette chaîne d'idées. (Je devais me montrer dur à présent.) Vous devez nous laisser des armes quand vous partirez. Donnez-nous une chance de nous battre.
— Entendu. Mais je n'en ai pas encore fini avec vous. (Elle jeta de nouveau un regard à sa feuille de papier.) Vous travailliez pour les Nations unies. Vous faisiez partie de la communauté d'assistance internationale.
— Je le suppose, répondis-je.
— Vous pouvez peut-être m'aider à trouver quelque chose. Quelque chose dont nous avons éperdument besoin.
Elle continua à parler, mais durant un moment je fus incapable d'entendre quoi que ce soit. J'étais trop occupé à imaginer ma propre mort. Quand je me rendis compte qu'elle n'allait pas me tuer, je l'écoutai attentivement.
— Il s'agit de Mama Halima, vous comprenez.
Elle posa sa feuille de papier et me regarda, me regarda vraiment. Non comme si j'étais une tâche désagréable qu'elle devait gérer, mais comme un être humain.
— Elle est victime d'un état beaucoup trop répandu en Afrique. Elle est devenue dépendante de certains produits chimiques. Des produits chimiques dont nous manquons cruellement.
Des drogues. Le seigneur de la guerre local était accro, et avait besoin d'une mule pour aller lui chercher son approvisionnement en dope. Quelqu'un de suffisamment désespéré pour aller lui chercher son fix. Je le ferais, bien sûr. Pas de problème.
— De quel genre de « produits chimiques » parlons– nous ? Héroïne, cocaïne ?
Elle pinça les lèvres comme si elle se demandait si elle n'avait pas fait une erreur en me choisissant pour cette mission.
— Non. Plutôt AZT.