12.

 

Jack nous emmena dans un long couloir qui n'était éclairé, de manière irrégulière, que par la lumière qui pénétrait par des grilles fixées dans la voûte. De l'autre côté, il y avait des milliers de morts-vivants, et la lumière dans le tunnel changeait continuellement tandis qu'ils erraient sur les trottoirs au-dessus de nous et que leurs ombres cachaient le soleil. Pour quelqu'un qui vivait ici, comme Jack, ces mouvements n'étaient peut-être pas aussi déconcertants. Pour ma part, au bout d'une minute, une sueur glacée s'était accumulée au creux de mes reins. Je me sentais un peu mieux chaque fois qu'Ayaan repérait un mort-vivant marchant au-dessus de nous et levait son fusil en un réflexe spasmodique. A un moment, l'un des morts s'affaissa sur le trottoir et nous regarda à travers la grille, ses ongles griffant le métal. Je perçus la tension nerveuse du corps d'Ayaan alors que je me trouvais à un mètre d'elle. Elle avait la plus grande difficulté à se retenir de tirer, même si la balle aurait vraisemblablement ricoché sur la grille et atteint l'un de nous. 

Nous étions des rats dans une cage. Les morts nous avaient pris au piège.

Finalement, juste au moment où je pensais que je ne supporterais pas cela plus longtemps, le couloir aboutit à une large ouverture. Au-delà s'étendait un vaste espace lumineux. Comme nous abordions le coude, j'eus du mal à en croire mes yeux. La station de métro ressemblait au souvenir que j'en avais gardé ou presque. Les piliers blancs constitués de poutres métalliques étaient là, soutenant toujours la voûte basse. Les murs étaient toujours tapissés d'affiches publicitaires derrière un film plastique égratigné par d'innombrables graffitis.

Il y avait encore trop de gens ici, mais ils ne bougeaient pas. Habituellement, cette station aurait été encombrée de grands et houleux flots d'êtres humains, se déplaçant d un quai à l'autre. A présent, les gens étaient assis par terre par groupes de cinq ou six sur une couverture, ou appuyés mollement contre les murs. Ils refusaient de croiser notre regard. Leurs vêtements étaient bariolés ou de bonne coupe, parfois doublés d'une fourrure valant des milliers de dollars, mais leurs visages étaient tous creusés et pâles. Leurs yeux exprimaient seulement un ennui harassé, résultat d'une vie passée dans la peur. J'avais vu ce regard partout en Afrique. 

Je levai les yeux vers la voûte et vis quelque chose de surprenant.

— Vous avez l'électricité, dis-je. 

Quelques tubes fluorescents disséminés grésillaient là-haut. La plupart ne fonctionnaient pas, leurs fils mis a nu, mais il y avait suffisamment de lumière pour nous permettre de voir autour de nous.

— Je croyais qu'il n'y avait plus de courant. 

— Il y a un système fioul-hydrogène, répondit Jack. Il a été installé après la grande panne d'électricité en 2003, quand les gens se sont retrouvés bloqués dans le noir. Normalement, il devait servir uniquement en cas d'urgence, mais nous l'avons rafistolé. 

— Depuis combien de temps êtes-vous ici ? demandai-je. (Cette question ne m'était pas venue à l'esprit auparavant.) Depuis l'évacuation ? 

Jack me jeta un coup d'œil de côté.

— Il n'y a pas eu d'évacuation. 

Je secouai la tête.

— Nous avons vu des monceaux de bagages sur les trottoirs de Port Authority. Des pancartes disant aux gens de rester groupés. 

Il hocha la tête.

— Bien sûr. Parce que les gens sont allés là-bas et ont essayé de quitter la ville, et certains l'ont peut-être fait. Mais il n'y a pas eu d'évacuation de grande ampleur. Réfléchissez un instant. Où les gens seraient-ils allés ? Il n'y a pas un endroit plus sûr que celui-ci. Excepté peut-être celui d'où vous êtes venus. La garde nationale a fermé la ville bloc par bloc, protégeant ceux qu'ils pouvaient, mais c'était une bataille perdue d'avance. Times Square était le dernier endroit où subsistait un semblant d'autorité. Cela a duré jusqu'à il y a un mois environ. Ceux d'entre nous suffisamment intelligents pour comprendre que c'était la fin de la civilisation se sont réfugiés ici. Les autres ont été mangés. 

Nous fûmes interrompus avant que je puisse poser d'autres questions. Une femme venait vers nous, une femme vivante (je ressentais toujours le besoin de la qualifier comme telle) portant un manteau long orné du logo Louis Vuitton sur une chemise de grossesse qui proclamait « Ne regardez pas maintenant ». Malgré l'obscurité de la station de métro, elle portait des lunettes de soleil aux verres couleur fleur de pêcher. Elle devait être enceinte d'au moins six mois, à en juger par la façon dont son ventre bombait la chemise. Son badge d'identification indiquait « Bonjour je m'appelle Allez vous faire foutre ». 

— Ce sont nos sauveteurs ? demanda-t-elle à Jack. 

Celui-ci haussa les épaules.

— Ils ne sont pas très efficaces. (Apparemment, la nouvelle de nos exploits était déjà parvenue aux survivants.) Néanmoins, cela nous donnera un sujet de conversation. Les récits d'un fiasco abyssal font toujours d'excellents potins. 

Jusque-là, la bouche de Jack avait formé une ligne pincée. À présent ses lèvres disparaissaient complètement. Il était hérissé de dégoût ou de haine ou de rage ou d'autre chose mais n'en laissait rien paraître.

— Ils avaient un bon plan, Marisol. Cela montrait une réelle ingéniosité. 

— Comme les ceintures de plastique, trésor, mais il n'y en a plus maintenant. 

Elle tendit la main et effleura le foulard autour de la tête d'Ayaan.

— Britney Spears rencontre le mollah Omar. Tout à fait ravissant. Je suppose que je devrais vous souhaiter bienvenue à la Grande République, mais ce ne serait pas sincère. Il y a de la nourriture si vous avez faim. Nous pouvons sans doute vous trouver une couverture sans trop de puces dessus si vous voulez faire un petit somme. (Elle soupira et écarta des cheveux défaits de son visage.) Je reviens dans un instant. 

Jack nous emmena dans l'un des coins les moins encombrés de la station et s'accroupit. Je m'assis par terre, ravi de cette occasion de me reposer. Ayaan resta debout, tripotant son fusil de temps en temps. Je ne sais pas ce qu'elle pensait de tout ça. A l'évidence, Jack n'avait pas l'intention de nous parler, aussi brisai-je la glace moi-même. 

— C'est un joli fusil à pompe, dis-je en montrant son arme. 

Il le tint contre lui comme s'il pensait que j'allais essayer de le prendre. Il ne s'agissait probablement que d'un réflexe subsistant de sa formation militaire.

— C'est un SPAS-12, exact ? Je ne l'avais pas reconnu avec ce revêtement. 

Il baissa les yeux vers la peinture en émail d'un noir mat sur l'arme.

— J'ai mis un revêtement parce que le vernis standard brillait trop. 

J'acquiesçai aimablement. Juste deux fêlés d'armes qui discutaient entre eux. Le SPAS-12, ou fusil automatique à but sportif calibre 12 (le nom était destiné à tromper le Congrès en lui faisant croire que c'était une arme pour la chasse, ce qui était un mensonge complet, car c'était un fusil militaire, un « nettoyeur de rues » dans le sens le plus violent) avait figuré en bonne place sur ma liste des armes que j'aurais aimé proscrire avant l’Épidémie, mais je comprenais son utilité pour protéger la station de métro contre une attaque des morts-vivants.

— Vous tirez des balles standards ou bien vous les limez pour avoir une puissance tactique ? 

— Tactique. 

Jack ne me regarda pas pendant un moment. Manifestement, c'était un homme qui aimait les silences dans une conversation. Finalement, il fit un geste vers Ayaan avec son épaule (ses mains étant occupées avec son fusil à pompe).

— C'est une décharnée, hein ? Une Somalienne ? 

— Une « décharnée » ? demandai-je vivement. 

— Juste de l'argot de l'armée. Sans vouloir vous offenser. J'étais ranger dans le 75e. 

Il ne semblait pas éprouver le besoin d'expliquer ce que cela pouvait signifier. À en juger par la façon dont Ava an se crispa et laissa échapper une petite exclamation, je fus à même de remplir avec hésitation quelques blancs. Le régiment de rangers, comme cela me fut confirmé par la suite, était la compagnie qui avait tenté de capturer Mohammed Aidid à l'Olympic Hôtel à Mogadiscio en 1993. Le résultat de cette opération fut que, pour la première fois dans l'Histoire, le cadavre d'un soldat américain avait été traîné dans les rues d'une capitale étrangère.

— Elle a prouvé qu'elle était un allié de valeur, m'insurgeai-je. 

Mais il me calma d'un regard. Apparemment, c'était une chose dont il avait envie de parler.

— Je ne faisais pas partie de ce commando à l'hôtel, j'étais à la base et j'ai joué aux cartes toute la journée. Toutefois, j'ai vu une multitude d'autres choses merdiques. Les décharnés étaient malins. Malgré notre formation et notre discipline, ils avaient le dessus sur nous. Ils étaient déterminés, également. J'ai vu des décharnés se faire descendre et d'autres types – même des gosses et des femmes – se précipiter malgré nos tirs nourris pour ramasser les armes tombées à terre et se mettre à tirer sur nous. (Il secoua la tête et sembla regarder à travers moi.) Nous occupions leur pays et ils voulaient que nous partions. Nous n'aurions jamais dû nous trouver là-bas et, quand Bill Clinton a ordonné le retrait de nos troupes, j'ai été foutrement content de rentrer chez moi. 

Il regarda Ayaan comme s'il lisait en elle, comme si sa présence même constituait le rapport d'un autre endroit, qu'il pouvait examiner et analyser.

— Ce que je comprends maintenant, c'est que les décharnés ont tenu le coup en face de ce fléau, ils n'ont pas été anéantis comme nous. (Je hochai la tête en guise de confirmation.) Cela ne me surprend pas du tout. Faites-moi une faveur et gardez ça pour vous. Si ces gens ici savaient que notre seul espoir consiste à rallier la Somalie… je ne pense pas qu'ils seraient très nombreux à vouloir aller là-bas. 

Je suppose que c'était tout ce qu'il avait envie de dire. Je continuai à l'aiguillonner, en me servant de ma connaissance démodée des sigles et de l'argot militaires pour essayer de le faire parler, mais, après cela, il répondit uniquement par monosyllabes. Finalement, il se leva sans un mot et s'éloigna. Marisol revint quelques instants plus tard avec deux couvertures pour nous et une boîte de maïs à la crème qu'Ayaan et moi dévorâmes avec reconnaissance. Manifestement, c'était le mieux que les survivants avaient à offrir. Ils avaient dû se nourrir de conserves. 

— Je vois que vous êtes très impressionnés par nos aménagements, déclara Marisol en nous regardant manger. Il faut absolument que vous restiez pour le spectacle. (Quelque chose semblait avoir changé chez elle, un masque était tombé, et elle s'assit à côté de moi.) J'espère que Jack ne vous a pas blessés. Il peut être un vrai salaud, mais nous avons besoin de lui. 

En fait, je m'étais posé des questions sur elle, et non sur Jack. A quoi pouvaient bien servir ici son attitude odieuse et ses plaisanteries minables ? Je lui demandai plusieurs choses.

— Il s'occupe de vos défenses ? 

— Mon chou… (Elle battit des cils en une tentative sans enthousiasme de recouvrer son insouciance soigneusement étudiée.) Il s'occupe de tout. Il répare le générateur quand celui-ci tombe en panne. Il organise les groupes qui vont chercher notre nourriture. Vous savez la quantité de nourriture qui est nécessaire chaque jour pour deux cents personnes ? Sans lui nous serions morts. D'une manière horrible. (Elle prit la boîte de conserve vide de ma main quand j'eus fini de manger.) Bien sûr, je ne dois pas sous-estimer l'importance de mon petit mari. Ce cher homme fait un boulot de première, lui aussi. J'espère que vous resterez pour sa grande allocution. 

La nuit tombait et nous n'avions plus aucun moyen de nous protéger contre les morts-vivants. Apparemment, nous n'avions pas le choix.

Tome 1 - Zombie island
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