20.

 

Gary escalada le côté du centre de recrutement de l'Armée à Times Square et se tint sur le toit. Une brise vagabonde agitait ses cheveux et ses vêtements. Il leva les yeux et vit les panneaux lumineux éteints, exactement comme je l'avais fait, mais, pour lui, les néons morts étaient moins un mauvais présage bouleversant qu'un monument à ce que le monde – et, par extension, Lui – était devenu. Mort, mais toujours debout. Un reflet dans un miroir déformé. 

Il laissa son regard s'abaisser sur la rue. Sur ses troupes. Il avait emmené avec lui des centaines de morts-vivants et, même s'ils ne portaient pas d'uniformes et n'avaient pas d'armes, ils constituaient une armée. Ils attendaient ses ordres, silencieux et impassibles. Il parcourut du regard les rangées de leurs visages flasques et de leurs membres ballants et réfléchit à la façon de commencer. 

Derrière la grille en acier de la station de métro, des visages vivants risquaient un coup d'œil vers l'armée. Le canon d'un fusil fut avancé à travers les barreaux et un coup de feu claqua. L'un des soldats de Gary tomba à la renverse sur une voiture abandonnée et la fit osciller sur ses pneus. Gary se contenta d'éclater de rire. Il mit ses mains en porte-voix autour de sa bouche et cria : 

— Hé, vous là-bas, sortez donc et venez jouer ! 

Les visages derrière la grille reculèrent vers les ombres.

— Vous n'entrerez jamais, prévint l'un des vivants. 

S'ils étaient surpris d'entendre un mort parler, ils ne le montrèrent pas. Le fusil retentit de nouveau et un autre cadavre animé s'affaissa sur la chaussée.

Gary étendit son esprit et le sol se mit à trembler. Le géant du zoo de Central Park – dompté à présent, et sous le contrôle de Gary – tourna au coin, s'approcha d'un pas pesant et saisit les barreaux de la grille avec ses mains massives. Le canon du fusil disparut. Avec un cri de fatigue, la grille se gondola sur ses gonds, puis se détacha avec un bruit métallique sonore qui fit chanceler le géant en arrière.

Des hordes de morts-vivants s'élancèrent et se dirigèrent vers la station. Gary voyait avec leurs yeux tandis qu'ils dévalaient les marches et se poussaient entre eux dans leur hâte d'arriver jusqu'à la viande vivante à l'intérieur. Il y avait des animaux en bas, des animaux vivants. Un gros chien enfonça ses crocs dans la cuisse de l'un des soldats de Gary, mais trois autres déchiquetèrent l'animal et le dévorèrent.

La foule se déversa dans le hall principal de la station, s'écoula en passant par-dessus et en dessous des tourniquets. Les humains s'étaient enfuis, mais ils avaient laissé derrière eux d'étranges traces de leur occupation. Une demi-douzaine de sacs-poubelle transparents étaient suspendus au plafond, semblables à des membranes d'œufs industrialisés. Visibles à travers le mince plastique, des milliers de clous, des morceaux de gravier et diverses fournitures de quincaillerie, ainsi que vis, écrous, boulons, rondelles. Une poudre noire grossière était mélangée à cette ferraille. Gary ne comprenait pas ce que cela signifiait.

De vieilles couvertures et des boîtes de conserve vides avaient été éparpillées sur le sol par les vivants. Au milieu de ces ordures se trouvait un quelconque sac en papier marron, simplement un autre déchet abandonné et froissé… jusqu'à ce que l'on remarque les fils qui sortaient de son extrémité ouverte. L'un des morts marcha sur le sac, sans même lui jeter un regard.

Une tempête de poussière jaillit dans le hall, et la vue de Gary se changea en une obscurité bleue qui hurlait et ferraillait cependant que la quincaillerie dans les sacs plastique fusait dans toutes les directions, clous et vis transperçant les carreaux blancs des parois, boulons et rondelles perforant les cerveaux desséchés des morts. Lorsque la fumée se fut changée en tourbillons de poussière et que Gary fut à même de voir de nouveau, son armée gisait sur le sol, parcourue de soubresauts et brisée.

À l'évidence les vivants s'étaient préparés à une telle invasion. Ils avaient étudié les morts pendant des semaines, avaient appris leurs faiblesses. De là, les grenades à fragmentation improvisées suspendues à la voûte, à hauteur de la tête, où elles pourraient causer les plus gros dommages. Des mines antipersonnel auraient été infiniment moins efficaces. Ce ne serait pas aussi facile que Gary l'avait pensé.

Aucune importance. Il appela une autre vague de troupes et les envoya plus profondément dans le labyrinthe. Elles grimpèrent par-dessus les corps des deux fois morts à l'aide de leurs mains et de leurs genoux en décomposition. Gary ferma les yeux et écouta avec leurs oreilles, huma avec leurs nez, là-bas. Sous l'odeur acre de la poudre de fabrication artisanale et de la puanteur de merde des intestins déchiquetés, il sentait quelque chose de plus faible mais d'infiniment plus appétissant. La sueur, la sueur de la peur : la transpiration des vivants. Il envoya un ordre le long du réseau, l'eididh, et ses guerriers morts s'avancèrent d'un pas traînant vers un long couloir qui aboutissait à une rampe. 

Le hall secondaire qui desservait les lignes A, C et E avait été autrefois une galerie marchande. Les magasins et les boutiques de cadeaux avaient été pillés depuis longtemps et transformés en de simples dortoirs. À présent, ils étaient vides et pitoyables sous les lumières fluorescentes, des rangées de petits lits pliants dépouillés de leurs draps, des monceaux de bagages onéreux abandonnés dans le départ précipité des vivants. Gary envoya ses troupes plus profondément et les fit se déverser vers les escaliers qui menaient aux quais.

Le second piège lui échappa complètement.

Près de l'entrée du hall se trouvait une porte ordinaire, sans écriteau, qui fermait autrefois un débarras où les femmes de ménage rangeaient leurs produits d'entretien. Les morts étaient passés devant et lui tournaient le dos quand elle s'ouvrit sur des gonds huilés. Trois hommes portant des outils électriques avec des rallonges en surgirent brusquement et se mirent à tirer.

Les morts tombèrent comme des épis de blé fauchés, abattus par-derrière par des projectiles qui produisaient un sifflement sec chaque fois que les hommes tiraient. Gary fit pivoter ses troupes pour faire face aux assaillants et vit que ceux-ci utilisaient des riveteuses de modèles très puissants, destinées à poser des toitures et qui tiraient comme des fusils automatiques. Les clous qu'elles crachaient étaient loin d'être aussi meurtriers que des balles, mais ce n'était pas nécessaire. Une seule perforation dans le crâne d'un mort-vivant était plus que suffisante. La goule moyenne était incapable d'encaisser un tir à la tête comme Gary l'avait fait. Il devait absolument éliminer ces trois hommes. Il lança ses troupes vers leur propre destruction, afin de mettre fin à cette menace aussi vite que possible.

Brusquement, d'autres vivants surgirent des escaliers, des fusils et des pistolets dans les mains. Les morts qui avaient fait volte-face pour attaquer les trois hommes étaient sans défense contre les survivants plus lourdement armés derrière eux. Les morts ne pouvaient pas bouger assez vite pour se jeter sur ces nouveaux assaillants et ils étaient des cibles faciles pour ces tirs croisés.

Cela se présentait mal – les survivants avaient créé une zone de destruction parfaite – , mais Gary appela des renforts et les fit se hâter aussi vite qu'ils le pouvaient vers le combat. En fin de compte, c'était une affaire de mathématiques élémentaires. Chaque vivant pouvait détruire dix de ses ennemis, mais il y en avait dix fois plus qui arrivaient par-derrière. Le dernier des défenseurs à mourir fut un homme d'un certain âge portant un complet déchiré et un nœud papillon. Il avait un badge d'identification à son revers – Gary se souvenait de ceux que Paul et Kev avaient portés – qui indiquait « Bonjour je m'appelle Monsieur le président ». 

— Je ne négocierai pas avec les morts-vivants ! cria le survivant en brandissant sa riveteuse. 

Aucune importance. Gary dit à ses soldats de déchiqueter le chef des vivants et d'avancer encore. Les morts descendirent assidûment l'escalier vers le quai, où leurs nez leur disaient que les vivants s'étaient enfuis. Gary donna l'ordre à ses troupes de sauter sur les voies et eut une surprise très désagréable qui donna des picotements à son cuir chevelu. Les vivants avaient branché le courant du troisième rail.

Ce fut visiblement un piège sans grande valeur car seulement deux de ses soldats touchèrent le rail électrifié. Leur chair grésilla et leurs corps furent parcourus de soubresauts frénétiques, mais une fraction seulement des morts fut ainsi affectée. Un moment plus tard, la fumée sortant de leur chair qui se consumait s'éleva vers la voûte et le système des extincteurs automatiques se déclencha, déversant des centaines de litres de liquide sur les têtes des soldats de Gary jusqu'à ce qu'il dégoutte de leurs visages et imprègne leurs vêtements crasseux. Bien sûr, les vivants avaient pris le temps de remplacer l'eau dans le système des extincteurs par de l'essence. Les vapeurs qui s'élevaient des morts atteignirent le troisième rail. En un instant, les soldats morts-vivants prirent feu comme autant de chandelles romaines. Gary battit des paupières violemment tandis qu'il les regardait brûler, avec leurs yeux qui fondaient.

— Merde ! dit-il, comme il comprenait brusquement. 

La piste partait du quai et continuait vers le tunnel qui conduisait au centre-ville. Bien sûr. Celui qui avait conçu les pièges avait toujours eu une longueur d'avance sur Gary.

Ils avaient certainement su combien de soldats il pouvait faire venir, et combien d'entre eux il était prêt à sacrifier pour investir la station. C'était une bataille perdue d'avance, de toute évidence, aussi avaient-ils choisi de ne pas l'affronter frontalement. Les défenses de la station n'avaient pas eu pour but d'arrêter les morts, mais simplement de ralentir leur progression tandis que les survivants s'échappaient par les tunnels. Directement vers le sud, à un arrêt de métro plus loin, il y avait Penn Station, position de repli parfaite si jamais Times Square était sur le point de tomber.

Gary conduisit sa dernière vague de soldats à revers, les poussa en avant à travers la station dévastée, les pressa vers le tunnel sombre comme le Styx. Les morts ne voyaient pas mieux dans le noir que les vivants, ils trébuchaient et tombaient comme ils butaient sur des rails et des traverses, mais un nombre suffisant avançait toujours. Bientôt Gary aperçut des lumières qui dansaient : c'était une lueur verdâtre provenant de centaines de bâtons lumineux.

— Poursuivez ! entendit-il une femme crier. Nous pouvons les distancer ! 

Oh, ils auraient pu les distancer, en effet, si Gary le leur avait permis. Mais il envoya un ordre vers la 35e Rue. Il y avait un grand nombre de morts là-bas. Ce fut facile de les mobiliser et de les faire descendre dans les tunnels du métro. Bientôt Gary avait pris au piège les survivants entre deux hordes de morts affamés. Les survivants serrèrent les rangs et tentèrent de se battre – après tout, ils n'avaient rien à perdre – , mais leurs pistolets furent rapidement à court de munitions. Couteaux, marteaux et autres armes pour le corps à corps les remplacèrent, mais ils étaient fichus et ils le savaient. 

Gary descendit de son poste de commandement et se hâta à travers la station dévastée aussi vite qu'il le pouvait pour rejoindre son armée. Il se fraya un passage parmi la foule des morts-vivants et arriva devant les survivants pour contempler sa victoire de ses propres yeux. Ils étaient des centaines, comme promis. Principalement des femmes, des enfants et des hommes âgés, portant des sacs à dos ou des sacs en bandoulière. Ils se serraient les uns contre les autres, terrifiés. Certains sanglotaient, d'autres gémissaient. L'un d'eux se tenait à l'écart de la foule. Une femme aux vêtements coûteux. Son badge d'identification indiquait « Bonjour je m'appelle Allez vous faire foutre ». Elle était très, très enceinte, et appuyait ses mains sur son ventre. 

— Tu as gagné, espèce de salaud, dit-elle. Allez, finissons-en. Mange-moi. Fais-moi une faveur ! 

Gary s'approcha d'elle. Il baissa les yeux et posa une main aux veines mortes sur son ventre. La force vitale vibrait en elle, une énergie brillante irradiant vers l'extérieur depuis le centre de son être comme un feu brûlant. Il la voyait rayonner à travers ses doigts : elle les colorait de rouge comme s'il levait sa main vers le soleil.

— En fait, répondit-il, j'ai une meilleure idée. 

 

Tome 1 - Zombie island
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