14.
Shailesh nous conduisit vers un endroit dégagé où nous pouvions nous appuyer contre l'un des piliers de la station de métro. C'était la meilleure place pour écouter le discours, déclara-t-il. Je n'avais toujours qu'une idée très vague de ce qu'il se passait. Les lumières baissèrent et le bourdonnement des conversations autour de nous se réduisit à un murmure. Nous étions assis et regardions un espace vide de la station. Au-dessus de nos têtes nous avions un bon aperçu de la fameuse peinture murale de Roy Lichtenstein. Réalisée avec des couleurs primaires et des traits épais propres aux bandes dessinées, elle représentait un New York du futur : des rames de métro aérodynamiques décollaient sur des fusées au-delà d'une ville de flèches et de ponts aériens. Sur la droite, un homme à l'air sérieux et coiffé d'un casque radio supervisait les rames avec une fierté rayonnante.
Un homme apparut sous la peinture murale, souriant et saluant de la main des gens dans la foule. Des applaudissements retentirent et, quelque part, un violon se mit à jouer l'hymne américain.
L'homme avait une soixantaine d'années. Il avait une barbe grise broussailleuse et quelques touffes de cheveux sur son crâne. Il portait un costume gris anthracite avec un accroc à une manche et un badge d'identification qui indiquait
« Bonjour je m'appelle Monsieur le président ». Un insigne discret du drapeau américain brillait à son revers.
Marisol se leva d'un côté du hall et beugla une annonce.
— Mesdames et Messieurs, je vous présente l'homme de la situation, mon époux bien aimé et votre président des États-Unis d'Amérique : Montclair Wilson !
La foule devint hystérique. Wilson joignit les mains au-dessus de sa tête et rayonna comme un projecteur.
— Merci à vous, merci à vous, cria-t-il au-dessus du grondement.
Quand les gens se calmèrent finalement, il s'éclaircit la voix et croisa les bras derrière son dos.
— Américains, mes compatriotes, commença-t-il, cela a été un mois difficile. Pourtant nous devons nous souvenir que le printemps est arrivé et avec lui la promesse d'une nouvelle aube en Amérique.
Je saisis le bras de Shailesh. Il fut obligé de détacher son regard de Wilson.
— C'est sérieux ? lui demandai-je.
Il secoua la tête pour essayer de me faire taire, puis soupira :
— Sans un commandement fort, nous serions condamnés.
— Mais qui est ce type ?
— Il était professeur d'économie politique à Columbia avant le… vous savez quoi. Maintenant, est-ce que je peux écouter ? C'est important !
Je le lâchai et me tournai pour écouter le discours, dont nous avions raté une partie.
— … tenu ou dépassé toutes mes promesses de campagne. Je suis fier de vous annoncer que nous avons à présent suffisamment d'eau chaude pour que chacun puisse prendre une douche par semaine. Vous m'aviez demandé d'installer davantage de tubes fluorescents dans le hall du dortoir et avec l'aide de Jack j'ai apporté un millier de points de lumière à notre pays plongé dans la nuit. Nous avons également ajouté cinq autres volumes à la bibliothèque, dont un roman de Tom Clancy que je vous recommande personnellement.
Je regardai Ayaan avec un sourire sarcastique, mais elle était aussi captivée que tous les autres. Elle avait été élevée par des démagogues et des conseillers en endoctrinement politique, je pouvais donc supposer que ce n'était pas une réelle surprise qu'elle soit sensible à ce genre de rhétorique. Je m'adossai au pilier et examinai la peinture fulgurante, me plongeant dans la rêverie d'un futur qui ne serait jamais, finalement. Cependant, j'écoutai de nouveau quand le président en vint au résumé des événements récents.
— Nous avons tous entendu les rumeurs. Il semblerait que ce soit vrai : il y a un bateau dans le port. J'ai appris qu'il s'agit d'un chalutier de pêche à moteur diesel aménagé en transport de troupes. Bon, nous ne désirons pas utiliser le mot « délivrance ». Je sais que nous sommes tous fatigués et harassés et que nous voulons sortir d'ici, mais notre libération n'est pas quelque chose dont je parlerai ce soir. Je ne vous promettrai jamais que vous serez délivrés tant que je ne serai pas en mesure de vous le garantir. Je vais diriger moi-même une commission d'enquête pour voir quelles sont nos chances réelles d'être secourus. Mes résultats seront rendus publics dès qu'ils seront disponibles. Toutefois, je peux vous promettre une chose. Une fois que nous aurons été sauvés, nous irons tous sur cette nouvelle terre promise. Nous ne laisserons aucun enfant derrière nous.
» Bonne nuit, Amérique, et que Dieu vous bénisse !
La foule explosa en un rugissement surexcité tandis que Wilson quittait la « scène », en frappant l'air de ses poings, tandis que le violon se lançait dans une interprétation tapageuse de C'est un magnifique vieux drapeau. Marisol se précipita pour prendre la place de son mari, en tapant dans ses mains en mesure. Quand la chanson se termina, elle fit venir le violoniste pour qu'il joue des airs à la demande de la foule. C'était un adolescent svelte pas plus âgé qu'Ayaan, avec une acné très développée et un tee-shirt qui proclamait « Weaponized 2004 WorldAutopsy Tour ». Un groupe de nu métal à l'aspect menaçant regardait avec mépris le tissu de coton fané. Les gens demandèrent principalement des chansons de Sinatra et de Madonna, qu'il joua avec beaucoup de sensibilité.
C'était la première fois que j'entendais de la musique depuis que j'avais quitté la Somalie et je dois avouer que je fus ému, moi, ce vieux croûton de Dekalb, amer et cynique. Je chantai sur deux airs, me souvenant de ma jeunesse aux States. J'avais fui mon pays natal, j'avais demandé un travail sur le terrain à la seconde où j'avais été engagé par les Nations unies. Mais l'Amérique n'avait pas été si moche, non ? Dans mes souvenirs tout avait été cool. Une flopée de voitures m'avaient laissé continuellement en rade, comme je pouvais m'en souvenir, et j'avais poireauté des tas de fois devant des McDonald's en espérant que des jolies filles allaient s'amener, ce qui n'arrivait jamais… Et pourtant, cela avait des airs de paradis en comparaison de ce qui se passait au-dessus de nos têtes. Cependant, quand le gosse se lança dans un arrangement du tube d'Avril Lavigne Complicated pour violon solo, je me levai, les hanches endolories, et me dirigeai vers le fond du hall, où plusieurs tables de jeu proposaient des rafraîchissements. Je me servis un verre de punch (du Kool-Aid dilué avec de la vodka bas de gamme) et mangeai un cookie plein de gros morceaux de bicarbonate de soude.
Les survivants ne me parlaient pas. Je tentai diverses manœuvres pour engager la conversation, fis des compliments pour la collation, parlai de la pluie et du beau temps, me présentai même tout de go ; mais je suppose qu'ils ne tenaient pas à entendre quelles étaient leurs chances de partir avec nous. S'ils se contentaient de me regarder, ils pouvaient conserver l'illusion que j'étais un ticket gratuit pour la sécurité.
Ma foi, c'était peut-être le cas. L'Arawelo était toujours là-bas quelque part dans la nuit. Si nous parvenions à le rejoindre il restait une chance. Et j'avais peut-être bien une idée de la façon de le rejoindre.
Je partis à la recherche de Jack et me retrouvai dans un couloir désert, qui aboutissait sur un petit escalier. J'entendais des gens en bas, ce qui me poussa à aller voir. J'y trouvai Jack, ainsi que Marisol. Lui avait une main glissée sous le cordon de son pantalon à elle, et il lui caressait le cou de ses lèvres.
Elle m'aperçut et durant une seconde je ne vis que du défi dans son regard. Pourquoi pas? semblait-elle demander, et de fait je pouvais difficilement la blâmer. La mort était toujours proche de nous. Qui plus est, cela ne me regardait pas. Elle sembla se ressaisir au bout d'un instant, et repoussa Jack avec colère.
— Putain d'enfoiré, lâche-moi ! cria-t-elle. Tu sais que je suis mariée !
Elle passa près de nous en trombe. J'observai Jack prudemment, me demandant s'il allait être furieux après moi de les avoir découverts. Mais il se contenta de se retourner, très lentement, et ouvrit les yeux.
— Que puis-je faire pour vous, Dekalb ? demanda-t-il.
Avant que je puisse répondre, nous entendîmes un glapissement, peut-être un cri – les carreaux blancs de la station rendaient l'acoustique infernale – et nous retournâmes précipitamment dans le hall.
Le chat était revenu. Le chat tigré galeux que Shailesh avait lâché pour servir d'appât et nous permettre à Ayaan et moi d'entrer. Il avait dû se débrouiller pour échapper aux morts, et revenir par une entrée cachée trop petite pour être surveillée. Il avait l'air sale et décontenancé comme il s'avançait dans le hall et remuait la queue d'un côté et de l'autre avec méfiance.
Une fille avec un appareil dentaire et des lunettes aux verres épais se baissa et tapota ses genoux.
— Viens, approche, minet, roucoula-t-elle.
Le chat se tourna vers la voix. Un instant plus tard, il se jetait sur elle et ses dents s'enfonçaient avec agressivité dans ses bras tandis qu'elle essayait de se protéger. Ce fut à ce moment que nous vîmes tous le trou dans le flanc du chat, une blessure inégale à travers laquelle ses côtes étaient parfaitement visibles.
Jack se précipita vers la fille tandis que les autres reculaient avec terreur, se piétinant presque les uns les autres comme ils essayaient de s'éloigner. Jack sortit un couteau de combat et frappa le chat à la tête. Puis il se tourna vers la fille, saisit brutalement l'un de ses bras et le dressa. Il était couvert de petites morsures – des piqûres d'épingle de sang – et de salive de chat.
— Viens, dit Jack.
Sa voix n'était ni cruelle ni douce, simplement neutre. Il ne lui restait rien en matière d'émotions à donner à la fille. Il l'emmena dans l'un des nombreux couloirs de la station.
L'air dans le hall sembla plus pesant et prit un goût infect, comme si on avait déversé du ciment caoutchouteux. L'atmosphère de réjouissance avait complètement disparu, ce qui, apparemment, donna à Marisol l'occasion d'occuper de nouveau le devant de la scène.
— Des séquences de film célèbres ! cria-t-elle.
Ces paroles semblaient fragiles, mais lui obtinrent l'attention de la foule.
— Des séquences de film célèbres ! Qui en connaît une ?
Les survivants, peut-être bien glacés d'horreur, se regardèrent entre eux, en essayant de penser à quelque chose, quoi que ce soit. Finalement, Ayaan se leva. Elle était visiblement sur le point de mourir d'embarras et sa maîtrise de l'anglais fut sérieusement diminuée par son trac, mais elle parvint à dire d'une petite voix flûtée :
— Pouvons-nous avoir la fameuse séquence avec Sandra Bullock et Keanu Reeves dans Speed?
Marisol hocha la tête avec empressement et encouragea Ayaan à jouer la scène avec elle.
— Il y a une bombe dans le bus ! cria Ayaan avec un léger sourire. Je dois savoir, m'dame, si vous êtes capable de conduire ce bus !
Ainsi c'était pour cela qu'ils avaient besoin de Marisol. Je les laissai et me tournai pour rejoindre Jack dans le couloir.