8.

 

Nous restâmes au milieu de la chaussée comme nous approchions de la gare routière de Port Authority. C'était probablement le dernier secteur de la ville qui avait été évacué. Nous vîmes des monceaux de bagages – parfois juste des sacs-poubelle fermés avec du ruban adhésif, parfois de grandes piles de sacs à main Prada ou de valises Tumi – entassés sur le trottoir. Partout, des feuillets de papier avaient été collés sur les murs ou voletaient dans les rues telles des raies manta albinos qui donnaient aux gens les recommandations suivantes : « Restez groupés » et « Apprenez par cœur le numéro de votre groupe ! » Vers la fin, la gare routière avait dû être le seul moyen de quitter la ville. Je ne tenais pas du tout à y entrer pour voir ce qu'il était advenu de tous ces réfugiés saisis de panique. Au mieux ce serait déprimant, pensai-je, au pire bouleversant. 

Puis nous dépassâmes la gare routière et arrivâmes à Times Square, où je découvris une nouvelle définition du mot « bouleversant ».

Cela semblera ridicule à certains, je sais, après toute la dévastation que j'avais constatée, mais Times Square était l'endroit le plus épouvantable que je voyais dans ce nouveau New York. Il n'y avait pas de monceaux de cadavres, pas de traces de pillage ou de panique. Il n'y avait qu'une seule chose qui n'allait pas avec ce Times Square.

Il était plongé dans l'obscurité.

Il n'y avait pas de lumières, nulle part, pas une seule ampoule. Je me tournai vers Ayaan, mais elle ne comprit pas, bien sûr, alors je me retournai et levai les yeux vers les vastes façades des buildings autour de moi. J'avais envie de lui expliquer qu'il y avait eu ici des écrans de télévision hauts de six étages. Que les lumières des néons avaient brillé, bougé et miroité avec un tel éclat que la nuit était alors transformée en une brume lumineuse bleue, différente de la lumière du jour, différente du clair de lune, quelque chose qui était complètement transcendant et localisé. Il y avait eu une loi exigeant que chaque building fournisse une certaine quantité de lumière de telle sorte que même le commissariat de police, les entrées du métro et le centre de recrutement militaire étaient illuminés comme les enseignes de Vegas. Mais comment aurait-elle pu comprendre ? Elle n'avait aucun point de comparaison, elle n'avait jamais vu les publicités géantes pour Samsung, Reuters, Quiksilver et McDonald's. Et à présent, elle ne les verrait jamais. Bouche bée, je tournai sur moi-même, si bouleversé que j'étais incapable de réfléchir. Le cœur de New York : c'était ainsi que les guides touristiques appelaient Times Square. Le cœur de New York avait cessé de battre. La ville, comme ses habitants, avait péri et n'existait plus à présent que dans un demi-état cauchemardesque, une non-mort non-vivante. Ayaan dut saisir ma main afin de m'entraîner à sa suite.

Nous passâmes entre les cinémas, puis nous vîmes le musée de Madame Tussaud sur notre droite. Des dizaines de mannequins en cire avaient été sortis dans la rue. Leur peinture avait été effacée par la pluie et leurs visages blancs à moitié fondus nous regardaient d'un air de reproche. Nous apercevions les grandes balafres inégales sur leurs gorges et leurs torses où les morts affamés les avaient mutilés, les prenant à l'évidence pour des êtres humains réels. Je continuai à regarder fixement les formes brisées quand j'entendis quelqu'un parler. Je croisai le regard d'Ayaan. Nous l'avions entendu tous les deux, ce qui signifiait que cette voix ne venait pas de nous. 

Nous l'entendîmes de nouveau.

— Hé, les gars ! Par ici ! 

Le visage d'Ayaan prit une expression sévère. Dans cette ville hantée, la seule personne qui pouvait parler était Gary, mais il était mort depuis longtemps, à présent, enterré sous une avalanche de coffrets de DVD. Nous avions été là-bas, nous l'avions fait. Cela ne ressemblait pas à la voix de Gary, de toute façon. Pouvait-il s'agir d'un autre comme lui ? Si c'était le cas, nous avions de gros ennuis.

— Des gens vivants, mec ! Des survivants ! Venez ! 

La voix venait de la direction de Broadway. Nous fonçâmes vers l'entrée du métro et constatâmes qu'elle était fermée par des grilles métalliques. Trois hommes se tenaient à l'intérieur. Ils étaient tout à fait vivants et respiraient. Ils étaient couverts de sueur comme s'ils venaient de courir sur une longue distance et ils nous faisaient des signes éperdus.

— Qui…, commençai-je. 

Mais, bien sûr, leur identité était évidente. Des survivants. Des New-yorkais, encore vivants après tout ce temps. Avaient-ils vécu dans le métro depuis que l’Épidémie avait éclaté. Cela paraissait impossible… et pourtant, ils étaient là. Ils semblaient sous-alimentés et débraillés mais ils n'étaient pas morts. Ils n'étaient pas morts du tout.

— Vous êtes venus à notre secours, mec, cria l'un d'eux. 

Il semblait être persuadé du contraire, mais désirer éperdument le croire.

— Ça fait si longtemps, mais on savait que vous alliez venir ! 

Ayaan me regarda et secoua la tête mais je fis mine de ne pas la voir. Au diable les médicaments, c'étaient des personnes vivantes ! Je risquai un coup d œil à travers les barreaux. Les hommes étaient armés de pistolets, de fusils et de carabines de chasse, des armes de civils. Chacun d'eux portait un badge d'identification fixé sur sa chemise : « Bonjour je m'appelle Ray » ; « Bonjour je m'appelle Angel » ; « Bonjour je m'appelle Shailesh ». Ray, éperdu, passa une paume moite de sueur à travers les barreaux, puis son bras jusqu'à l'épaule. Il tendit sa main vers moi, non pour me saisir, non pour me mettre en pièces, mais pour m'accueillir. Je la serrai chaleureusement. 

Shailesh posa la première question.

— Pourquoi ces combinaisons ? Nous ne sommes pas infectés. On est clean ! 

— Elles empêchent les morts de sentir notre odeur, expliquai-je en toute hâte. Je suis Dekalb et voici Ayaan. Nous sommes ici depuis deux jours maintenant, mais vous êtes les premiers survivants que nous ayons vus. Combien êtes-vous ici ? 

— Près de deux cents, répondit Ray. Tous ceux qui étaient là quand la dernière barricade de la garde a cédé. Écoutez, vous n'en avez pas vu d'autres ? Deux types à nous sont sortis pour aller chercher des vivres. Paul et Kev… vous êtes sûrs que vous ne les avez pas vus ? Ils sont partis depuis trop longtemps. 

Je regardai Ayaan comme si elle avait pu être témoin de quelque chose que je n'avais pas vu, mais, bien sûr, nous savions tous ce qui avait dû arriver aux deux hommes.

— Nous avons un bateau sur l'Hudson, leur dis-je. Nous allons trouver un moyen de vous emmener tous jusqu'au fleuve et ensuite vous serez en sécurité. Qui est le responsable ici ? Nous devons réfléchir à la manière d'organiser cela. 

J'avais l'intention d'entreprendre cela comme une opération de réfugiés classique des Nations unies, la première étape consistant à s'informer de la hiérarchie sociale existante. Non seulement le patron local, il ou elle, sait comment maintenir l'ordre parmi ses gens, mais il serait vexé si on ne reconnaissait pas son autorité, même si celle-ci n'était que temporaire. Je n'avais jamais pensé que j'appliquerais ce genre de psychologie de groupe à des Américains, mais la procédure devait être la même. 

— C'est el Présidente, ricana Angel. 

À l'évidence il avait un certain mépris à l'égard de l'autorité locale, mais cela s'atténua quand il comprit que le salut était peut-être tout proche.

— Bien sûr, mec, je vais lui parler. Je vais mettre les choses en route. Vous voulez entrer, manger un morceau ? Nous n'avons pas beaucoup de vivres, mais c'est à vous. 

Je secouai la tête mais le geste devait être difficile à interpréter à travers mon masque de protection, aussi levai-je les mains en signe de négation.

— N'ouvrez pas la grille. Inutile de vous mettre en danger. Nous allons retourner au bateau maintenant, mais nous reviendrons dans deux heures. D'accord ? 

Les trois hommes me regardèrent avec une confiance si totale sur leurs visages que je fus obligé de me détourner pour ne pas m'étrangler. Ayaan se racla la gorge comme nous nous éloignions de l'entrée du métro, essayant d'attirer mon attention. Je savais ce qu'elle allait dire mais je n'avais pas envie de l'entendre.

— Dekalb. l'Arawelo est déjà à l'étroit, alors que nous ne sommes que vingt-sept. C'est impossible de prendre à bord deux cents réfugiés. 

Elle baissa la voix pour que les survivants ne nous entendent pas discuter. Je fis de même.

— Alors nous ferons plusieurs voyages… ou bien, je ne sais pas, peut-être qu'Osman réalisera son rêve et nous trouverons peut-être un moyen de dégager l'Intrépide de la vase. Nom de Dieu, Ayaan ! Nous ne pouvons pas les abandonner. 

— Dekalb, dit-elle, beaucoup plus fort. 

Je me tournai pour la faire taire, mais elle avait un sujet de discussion différent à l'esprit. La porte latérale d'une benne à ordures venait de s'ouvrir et un mort nu s'en était extirpé. Se déplaçant à quatre pattes, il se dirigea vers nous, humant l'air.

— Il doit sentir l'odeur des survivants, dis-je à Ayaan d une voix sifflante. Reste parfaitement immobile. 

Le mort rampa plus près et se mit debout avec raideur. De son vivant, il avait été atteint d'alopécie. Il avait des petits yeux en vrille. Il vacilla devant moi durant une longue minute désagréable puis se pencha en avant et allongea le cou, reniflant bruyamment dans ma direction. Il semblait trouver ma main droite fascinante.

C'était tout à fait normal de baisser les yeux et de voir ce qui l'excitait à ce point. Je remarquai alors la pellicule d'humidité sur ma paume. De la sueur, sur l'extérieur de mon gant.

Deux autres morts se glissèrent hors de la benne à ordures. J'aperçus un mouvement au bas de la rue. Beaucoup de mouvements.

— Tu as serré la main du survivant ! Tu es contaminé! s'écria Ayaan. 

La bretelle de son fusil s'emmêla tandis qu'elle essayait de prendre l'arme. Mon regard alla de son dos au mort comme ses doigts semblables à des griffes s'abattaient sur moi. Ils glissèrent sur la combinaison en Tyvek sans l'endommager – je sentis les quatre points de contact durs (un pour chacun de ses ongles) – puis ils se prirent dans le joint étanche de mon gant.

J'essayai de me dégager. Mais je m'emmêlai les jambes dans le tissu trop ample de ma combinaison et je faillis tomber. Le mort tira vivement, mon gant sortit complètement et exposa ma main nue à l'air.

Mon étanchéité venait d'être compromise.

Tome 1 - Zombie island
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