20.

 

— Baryo, gémit la fille – le commandant des filles – en s'agitant dans son sommeil. 

Gary l'avait attachée avec sa ceinture sur un fauteuil de bureau matelassé pour qu'elle ne tombe pas si elle était prise de convulsions.

Il ne la regardait pas. Il ne le pouvait pas, pour le moment. Il savait qu'elle était en train de mourir, et il savait ce qu'il verrait s'il se retournait et la regardait, et il ne voulait pas voir ça. Aussi laissait-il son regard errer à travers le verre sur la foule des morts, là-bas. Ils se pressaient contre les vitrines aussi fortement qu'auparavant, mais au cours des dernières heures leur acharnement avait diminué un peu. Non qu'ils soient moins affamés, bien sûr, mais la nuit, et l'obscurité, semblaient les calmer un peu. Ils n'avaient pas besoin de dormir. Gary était bien placé pour le savoir. Lui-même ne pouvait pas glisser dans le sommeil : la vieille sensation dont il se souvenait, les yeux qui se fermaient, les membres de plomb, non. Tout cela était terminé pour lui, et pour eux. Pourtant, une sorte de souvenir enraciné de leur vie devait leur dire que, lorsque le soleil se couchait, le moment était venu de se reposer. Ce serait fascinant d'étudier leur comportement de première main, pensa Gary. Quelle chance pour la science ! 

— Daawo, dit-elle derrière lui. 

Il commença à regarder par-dessus son épaule. S'arrêta à temps.

Il aurait tout le temps de vivre parmi les morts et d'apprendre leurs comportements. Il était devenu évident pour lui au cours de ces dernières heures que les Somaliennes ne l'emmèneraient pas quand elles partiraient. Bien sûr qu'elles ne le feraient pas : il était un mort-vivant. Impur à leurs yeux. Pourtant, depuis qu'il avait vu leur bateau sur l'Hudson, il avait senti grandir en lui comme un étrange reste d'espoir d'être secouru. Dans l'effervescence de sa capture, puis de la bataille qui avait suivi, il n'avait pas été en mesure de réfléchir clairement, mais à présent, à présent… il n'y avait pas d'échappatoire possible. Même s'il les aidait autant qu'il le pouvait, faisait de la lèche, les amadouait, elles ne l'emmèneraient jamais loin de New York. Il pourrait s'estimer heureux si elles lui donnaient une petite tape dans le dos pour le remercier. Plus vraisemblablement une balle dans le front serait sa récompense pour ses bons et loyaux services.

— Maxaa ? Madaya ayaa i xanuunaya… gaajo. 

Gary aurait voulu comprendre ce qu'elle disait. Elle était dans une détresse si grande que ce fut plus fort que lui. Il se retourna et la regarda. Le visage de la fille était devenu de la couleur de la cendre d'une cigarette et ses yeux lui sortaient de la tête. Il se pencha et écarta la couverture de ses jambes. Elles avaient tellement enflé qu'il voyait à peine où étaient ses genoux. Pas uniquement la jambe blessée. L'infection s'était répandue à travers la partie inférieure de son corps. Elle était condamnée. 

— Canjeero, dit-elle d'une voix plaintive. Soor. Maya. Hilib. Hilib. Xalaal hilib. Baryo. 

Il sentait la chaleur qui irradiait de son visage. Non, pas de la chaleur. Autre chose. Une sorte d'énergie, mais rien qui soit vraiment palpable. Comme la vibration que l'on ressent quand on se trouve à l'intérieur d'un immeuble et qu'un gros camion passe dans la rue en grondant. Ou la façon dont votre peau se contracte quand on sait que quelqu'un marche juste derrière vous mais que vous ne pouvez pas le voir. Une sensation fantôme, à peine liminale, mais si on tend la main…

Gary tendit la main.

— Fadlan maya, gémit la fille, comme si elle percevait ce qu'il faisait. (Puis, avec colère :) Ka tegid ! 

Il ne comprenait pas les mots, mais devinait leur sens. Elle voulait qu'on la laisse tranquille. Donnez-moi juste une seconde, pensa-t-il, en sachant qu'il pouvait faire quelque chose pour la calmer. Néanmoins, il devait savoir. 

Il l'examina moins avec ses yeux, son nez ou ses oreilles qu'avec les poils sur le dessus de ses bras, la peau derrière les lobes de ses oreilles. Une partie de son corps réagissait à cette énergie étrange qu'elle dégageait. Une énergie qui le faisait recroqueviller les orteils. Comme les vibrations d'un diapason. Elle se lovait autour de la fille et se déroulait dans l'air comme de la fumée, comme des cendres ardentes qui explosent dans un feu de joie. Elle réchauffait sa peau là où elle le touchait, l'irritait un peu d'une façon agréable. Comme le souffle d'une amante sur sa nuque. Gary n'avait jamais eu beaucoup de petites amies, mais il connaissait la sensation d'être touché. D'être caressé. Que lui arrivait-il ?

Pour essayer de comprendre, il s'approcha de l'endroit où Dekalb dormait, avec les autres filles, en bonne santé, emmitouflées dans leurs nattes de couleur tissées. Il se tint immobile et s'efforça de se rendre aussi réceptif que possible. L'énergie était là, chez Dekalb et toutes les filles, mais elle était très différente : une masse compacte qui palpitait sur un registre bas, qui vibrait comme un tambour. Dekalb en possédait un peu plus – il était plus robuste que les filles –, mais l'énergie contenue chez elles semblait plus vibrante, plus excitante d'une manière ou d'une autre.

— Waan xanuunsanahay, marmonna la fille blessée.  

Gary retourna auprès d'elle, s'accroupit devant elle. Quoi que soit cette énergie, Gary savait, avec certitude, que c'était la vie de cette fille, elle s'écoulait d'elle. La quittait. Elle serait morte dans moins d'une heure, à en juger par le peu d'énergie qui restait en elle. Elle serait gaspillée. Quelle chose étrange à laquelle penser, pourtant il en serait ainsi. Elle allait mourir et elle serait gaspillée.

Gary s'écarta et déchira le sachet en plastique d'un autre Slimjim. Le mâcha d'un air pensif. Il ne pouvait pas… Il ne devait plus la regarder, cela lui donnait de mauvaises idées. Il était capable de se contrôler. C'était l'une des premières choses qu'il avait dites à Dekalb. Il était capable de penser par lui-même. Il n'était pas obligé d'obéir à chaque lubie fugace.

Il appuya une main contre le verre de la vitrine. Les morts à l'extérieur y jetèrent des regards pendant un moment puis recommencèrent à presser leurs visages contre le verre, observant les gens à l'intérieur. Ils désiraient de nouveau, avaient besoin. Il était comme eux, à bien des égards, mais il avait cette grande différence. Sa force de volonté. Sa volonté. Il pouvait résister à n'importe quelle impulsion, s'il essayait de toutes ses forces.

 Waan xanuunsanahay. Hilib. 

Il envisagea de partir, de rejoindre la foule au-dehors : ils ne lui feraient pas de mal, il ne le pensait pas. Il ne leur était d'aucune utilité. Rien qui pouvait les intéresser. Cependant, il ne savait pas comment il pourrait ouvrir la porte sans laisser des centaines de morts s'engouffrer à l'intérieur, avant qu'il puisse sortir et refermer derrière lui.

Il n'y avait aucune échappatoire. Il était coincé ici, pris au piège, avec les autres.

— Biyo, supplia la fille. Biyo ! 

Peut-être, pensa-t-il, peut-être que ses plaintes vont réveiller les autres. Dekalb allait peut-être se réveiller et se rendre compte qu'il avait oublié de poster un garde. Les filles allaient peut-être se réveiller et prendre soin de leur commandant, lui donner ce qu'elle voulait. Peut-être mettraient-elles fin à ses souffrances. Mais elles ne bougèrent même pas. 

Il mangea un autre Slimjim, les mains tremblantes, mais ce n'était pas la faim qui le perturbait à ce point, pas le genre de faim que les en-cas pouvaient calmer, en tout cas.

— Takhtar. Kaaloy dhaqsi ! 

La fille semblait presque lucide. Gary se précipita vers le côté opposé du magasin, vers le bureau du gérant. Il trouva un placard, se glissa à l'intérieur et ferma la porte derrière lui. Assis par terre, la tête entre les genoux, il appuya ses mains sur ses oreilles.

Tout allait bien se passer. Il était capable de se contrôler. Tout allait bien se passer.

 

Tome 1 - Zombie island
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