16.

 

Ils remplissaient la rue devant nous, une horde aux pas traînants, aux mâchoires béantes et aux yeux hagards. Certains semblaient intacts, quasiment aussi sains qu'ils avaient dû l'être de leur vivant. A d'autres, il manquait des membres, de la peau, ou même le visage. Leurs vêtements pendaient en lambeaux ou avaient gardé leur pli impeccable, et tous – absolument tous – se dirigeaient vers nous. Ils s'arrêteraient seulement quand nous aurions été mis en pièces. 

— Il faut que nous partions, criai-je à Ifiyah. 

Je voulus saisir son bras, mais elle me repoussa d'un geste brusque. Avec des mots brefs, elle donna l'ordre à ses filles soldats de se mettre en formation de tir, la même qu'elle avait utilisée sur les quais.

Cette fois, ils étaient bien plus nombreux et leurs mouvements moins gauches. Je ne savais pas si nous pourrions survivre.

— Nous pouvons les distancer, prendre une rue latérale, suggérai-je. 

Les morts firent un autre pas vers nous. Et un autre. Ils ne s'arrêteraient pas.

— Ifiyah… 

— Ils n'ont pas d'armes, Dekalb, fit le commandant comme si elle chassait un insecte d une tape. Ils sont si stupides, à être restés tapis ici et à nous attendre, et ils n'ont même pas d'armes. 

— Ce n'est pas une embuscade, ils sont incapables d'élaborer ce genre de plan, insistai-je. 

Je jetai un coup d'œil à Gary, le mort le plus futé du monde, et il hocha la tête en guise de confirmation.

Mais même Ifiyah s'ingénia à ne m'accorder aucune attention. Contrairement aux autres, elle savait certainement ce qui allait se passer. Elle avait été présente là-bas, dans l'hôpital, quand les filles étaient mortes. Je voyais qu'elle respirait avec peine par le nez, les mâchoires serrées, mais elle ne bougea pas de sa position de tir. Les ordres sont les ordres, je suppose. Les filles ouvrirent le feu, visant uniquement la tête. Peut-être, pensai-je, peut-être est-ce la vérité. Peut-être suis-je un lâche. Les filles étaient des soldats entraînés et elles ne paniquaient pas. Tenir bon ici était peut-être exactement ce qu'il fallait faire. 

— Nous sommes foutus, gémit Gary en tirant sur sa laisse. 

Les morts tombaient sans un son un par un, mais d'autres se traînaient tout simplement par-dessus les corps inertes, progressant toujours. Ayaan et Fathia, agenouillées, en repéraient d'autres, éclaircissant les rangs les plus proches de nous, mais, alors même que leurs fusils claquaient et crépitaient, d'autres surgissaient dans la rue. Je me souvenais de cet endroit en des temps plus heureux, combien il avait été animé et bruyant, mais cela n'avait rien à voir avec ceci. Le vacarme que nous faisions avait dû attirer tous les cadavres animés du Village.

— Nous replier maintenant est trop dangereux, cria Ifiyah. Nous ne partirons pas d'ici tant qu'ils ne seront pas tous morts ! Ensuite, inshallah, nous serons en sécurité. 

J'ignore à qui elle parlait, mais une chose était sûre, elle ne me regardait pas.

Je m'éloignai pour scruter les rues latérales et vis qu'elles étaient également obstruées, non par le mur compact des morts qui se trouvaient entre nous et le fleuve, mais par des dizaines de cadavres disséminés qui venaient vers nous de toutes les directions. A l'ouest – loin du fleuve et par conséquent encore plus loin de la sécurité – , la rue semblait relativement dégagée mais qui sait ce que nous trouverions, même si nous battions en retraite à présent ?

Juste à côté de moi l'un des soldats– une fille efflanquée avec des écorchures aux genoux – régla son fusil sur tir automatique et arrosa de balles la horde qui approchait. Elle était prise de panique et elle tirait si vite qu'à cette distance elle ne pouvait pas espérer atteindre des têtes avec précision. Ifiyah bougea rapidement pour la taper sur les mains et la faire s'arrêter. Elle gaspillait des balles pour rien.

Je vis les yeux de la fille comme elle percevait la froide intensité de la colère de son officier commandant se déverser sur elle. Je m'étais attendu à voir de la peur mais je n'y trouvai que de la honte. Les filles étaient prêtes à mourir ici, si Ifiyah en donnait l'ordre : elles étaient certaines que mourir pour une cause juste est préférable à mourir sans honneur.

Personnellement, je préférais vivre même si cela signifiait avoir le mot « lâche » tatoué sur mon front. Quand les morts émergèrent des rues latérales et commencèrent à nous prendre de flanc, je saisis le bras d'Ayaan et lui hurlai dans l'oreille que nous devions absolument nous replier. J'estimais que si quelqu'un était capable de faire entendre raison à Ifiyah, c'était bien elle. 

J'eus le souffle coupé comme le fût de son AK-47 me frappait à l'estomac.

— Tu ne me donnes pas d'ordres ! vociféra-t-elle au-dessus du vacarme des fusils. Tu ne donnes aucun ordre, gaal we'el! Sedex goor je te dis ceci et tu continues à pépier comme un oisillon ! Waad walantahay ! 

Les morts venaient rapidement vers nous en une masse compacte tandis que j'essayais de recouvrer mon souffle. Ils s'avançaient droit sur nous, sans jamais s'écarter ni se détourner. Les balles ne les ralentissaient même pas. Ifiyah courait dans un sens et dans un autre, criait des encouragements ou injuriait l'une ou l'autre de ses sœurs kumayo. Un mort avec un cardigan vert et des chaussures de golf surgit sur sa gauche, après s'être faufilé à travers les interstices de la ligne de défense des filles. Il tendit les mains vers elle, essaya de saisir sa veste, son foulard, sa chair, et elle le coupa en deux d'une rafale, séparant littéralement son torse de ses jambes en une brume tourbillonnante de peau déchiquetée et de fragments d os. 

— Sharmutaada ayaa ku dhashay was ! hurla-t-elle, le visage brillant d'exultation. 

Le mort au cardigan ne s'arrêta même pas. A la seconde où la moitié supérieure de son corps heurtait le sol, il commença à se traîner vers Ifiyah de nouveau. Le commandant vida le reste de son chargeur dans le corps mais manqua complètement la tête. Avant qu'elle ait le temps de recharger son arme, deux mains squelettiques agrippèrent son genou et des dents brisées s'enfoncèrent profondément dans sa cuisse.

Deux des filles soldats écartèrent le cadavre de la jambe d'Ifiyah. Elles martelèrent la tête du mort avec le talon de leurs bottes de combat jusqu'à ce qu'il ne reste plus que de la graisse et des fragments d'os. Mais il était trop tard. Ifiyah étreignait sa blessure, son fusil oublié, et regardait fixement ses troupes comme si elle cherchait une idée.

— Nous devons trouver un point de ralliement, me dit Ayaan, et tu es notre spécialiste local. 

J'étais si absorbé par ce qui venait d'arriver à Ifiyah, que je ne l'avais pas vue venir vers moi et je poussai un glapissement d'effroi.

— Sors-nous de là, Dekalb ! 

J'acquiesçai et regardai vers l'ouest sur la Quatorzième. Quelques morts seulement venaient vers nous en titubant de cette direction.

— Détachez-le, dis-je en montrant Gary. C'est un médecin. Un takhtar. Nous avons besoin de lui. 

Elles obtempérèrent. Le mort déclara qu'il ne pouvait pas courir, aussi je désignai deux des filles pour le porter. Si cette tâche leur déplaisait, elles étaient trop bien entraînées pour le dire. Je m'occupai d'Ifiyah moi-même, quelque peu déconcerté de constater qu'elle pesait à peine plus que Sarah, ma fille âgée de sept ans, et nous partîmes en courant, fonçant dans la Quatorzième, nos armes cliquetant contre notre dos. Nous évitâmes les morts, là-bas, comme ils cherchaient à nous saisir. L'une des filles se fit intercepter par un cadavre particulièrement adroit, mais elle le frappa au visage et se dégagea.

À bout de souffle avant même d'avoir fini de longer un pâté de maisons, je ne m'autorisai à ralentir que lorsque nous eûmes dépassé un immeuble couvert d'échafaudages et que la rue déboucha sur l'étendue bordée d'arbres d'Union Square. Je me rendis compte à ce moment-là que je n'avais aucune idée de l'endroit où j'allais. Nous nous éloignions du fleuve et de la sécurité du bateau. Quel genre d'abri contre les morts pouvions-nous trouver ?

Tome 1 - Zombie island
titlepage.xhtml
index_split_000.xhtml
index_split_001.xhtml
index_split_002.xhtml
index_split_003.xhtml
index_split_004.xhtml
index_split_005.xhtml
index_split_006.xhtml
index_split_007.xhtml
index_split_008.xhtml
index_split_009.xhtml
index_split_010.xhtml
index_split_011.xhtml
index_split_012.xhtml
index_split_013.xhtml
index_split_014.xhtml
index_split_015.xhtml
index_split_016.xhtml
index_split_017.xhtml
index_split_018.xhtml
index_split_019.xhtml
index_split_020.xhtml
index_split_021.xhtml
index_split_022.xhtml
index_split_023.xhtml
index_split_024.xhtml
index_split_025.xhtml
index_split_026.xhtml
index_split_027.xhtml
index_split_028.xhtml
index_split_029.xhtml
index_split_030.xhtml
index_split_031.xhtml
index_split_032.xhtml
index_split_033.xhtml
index_split_034.xhtml
index_split_035.xhtml
index_split_036.xhtml
index_split_037.xhtml
index_split_038.xhtml
index_split_039.xhtml
index_split_040.xhtml
index_split_041.xhtml
index_split_042.xhtml
index_split_043.xhtml
index_split_044.xhtml
index_split_045.xhtml
index_split_046.xhtml
index_split_047.xhtml
index_split_048.xhtml
index_split_049.xhtml
index_split_050.xhtml
index_split_051.xhtml
index_split_052.xhtml
index_split_053.xhtml
index_split_054.xhtml
index_split_055.xhtml
index_split_056.xhtml
index_split_057.xhtml
index_split_058.xhtml
index_split_059.xhtml
index_split_060.xhtml
index_split_061.xhtml
index_split_062.xhtml
index_split_063.xhtml
index_split_064.xhtml
index_split_065.xhtml
index_split_066.xhtml
index_split_067.xhtml
index_split_068.xhtml
index_split_069.xhtml
index_split_070.xhtml