8.
La caravane de dix mètres de long pouvait à peine contenir une équipe de trois personnes. Avec toutes les filles qui se bousculaient pour entrer et jeter un coup d’œil aux moniteurs, l'air à l'intérieur devint rapidement trop confiné et quasi irrespirable. J'épongeai la sueur sur me front et acquiesçai quand Kreutzer me demanda si j'étais prêt. Jack maintenait toujours le Prédateur dans les airs, lui faisant décrire de larges cercles autour de Manhattan à environ vingt mille pieds d'altitude, pourtant, même lui était incapable de refréner sa curiosité. Nous voulions tous savoir ce que l'avion espion avait vu.
Je battis des paupières rapidement tandis que l'écran de visualisation m'envoyait en un tir rapide des images de buildings qui défilaient bien trop près et bien trop vite des deux côtés. Je faillis faire une embardée en avant dans mon fauteuil comme l'image s'élargissait de façon spectaculaire alors que le Prédateur passait au-dessus de la tête de la statue de Christophe Colomb dans la 59e Rue. Au-delà de la barrière de Central Park Sud, la vue changea de nouveau significativement pour devenir un paysage de boue parsemé de débris. Le parc était méconnaissable, même l'herbe verte avait été arrachée par les bouleversements de l'Épidémie. Jusqu'à cet instant je n'avais même pas envisagé que le morts puissent manger la végétation, là-bas, et je senti mon cœur s'agiter d'un côté et de l'autre sous le coup du doute et du dégoût tandis que je voyais ce qu'était devenu l'un de mes endroits préférés au monde.
En silence, nous observâmes l'avion filer vers les quartiers résidentiels. Jack le faisait voler à basse altitude pour nous permettre d'avoir une meilleure vue, à peut-être cinq cents pieds du sol. A cette hauteur, quand nous aperçûmes les premiers morts dans le parc, ils ressemblaient à des morceaux de pop-corn éparpillés sur un dessus de table foncé. Kreutzer figea l'image et tapa un algorithme d'agrandissement pour zoomer sur l'un d'eux. Ses cheveux étaient tombés par touffes entières et sa peau était devenue d'une sorte de blanc mou et crémeux. Ses vêtements pendaient en lambeaux de ses membres tordus. Nous étions incapables de dire si c'était un homme ou une femme.
Kreutzer, qui n'avait vu qu'une poignée de morts jusque-là, fut obligé de se détourner un moment. Nous autres n'accordâmes aucune attention au cadavre et examinâmes le terrain, cherchant des endroits où se retrancher, des positions fortifiables d'où lancer un assaut.
Puis la caméra sur le nez du Prédateur pivota pour nous montrer la ligne d'horizon et nous ouvrîmes de grands yeux.
Les morts remplissaient la moitié du parc. Ils étaient suffisamment près les uns des autres pour avoir des difficultés à bouger les bras tandis qu'ils se pressaient de plus en plus vers quelque chose de rond et de gris au milieu du parc. Ils remplissaient ce qui avait été la Grande Pelouse, la Promenade, et la Pinède. Ils recouvraient le sol telle une mer agitée aux vagues moutonneuses. Non. C'était une image infiniment trop agréable. Ils ressemblaient davantage à une masse d'asticots. Aussi répugnant que cela puisse être, c'était la seule comparaison qui me vint à l'esprit ; leur chair incolore et molle, leurs mouvements continuels sans intelligence pouvaient seulement évoquer des larves de mouche grouillant sur la peau sèche et distendue d'un animal mort.
Estimer leur nombre était impossible. Des milliers, sans aucun doute. Des centaines de milliers, à coup sûr. J'étais allé à une manifestation pour la paix dans le centre-ville juste avant la première guerre du Golf. D'après les médias, mes collègues contre la guerre et moi avions été au moins deux cent mille et nous avions rempli seulement quelques dizaines de blocs des 1re et 2e Avenues. Pour recouvrir complètement la moitié de Central Park de cette façon, ma foi…
Gary avait parlé d'un million de morts. Apparemment, il n'était pas loin du compte.
— C'est quoi, ce truc ? demanda Jack.
Son fauteuil grinça sur le plancher de la caravane comme il se déplaçait pour regarder de plus près. Il tapota l'écran de l'index, produisant un léger son mat qui me poussa à me secouer. Il montrait la forme ronde et grise au centre de la foule.
Les doigts de Kreutzer se déplacèrent rapidement sur son clavier comme il effectuait un rendu en trois dimensions de l'objet, extrapolant des détails à partir des centaines d'images du film vidéo en deux dimensions. Les disques durs cliquetèrent et ronronnèrent pendant une minute, puis il fit apparaître son produit sur l'écran de visualisation. Ce que nous vîmes était une sorte de tour trapue, une construction circulaire dont les murs se dressaient en diminuant jusqu'à un sommet inégal. Elle ne devait pas être terminée. Elle s'élevait à au moins trente mètres du sol et était plus large que le Met qui se trouvait à côté. Ce que Gary pouvait bien rechercher en construisant un tel bâtiment, c'était un mystère.
L'édification des bâtiments annexes était un peu plus compréhensible. Les morts avaient érigé un mur d'environ quatre mètres de haut qui entourait un espace de la dimension de la Grande Pelouse. Le mur était rattaché directement au principal édifice et formait un genre de corral. À l'intérieur de cette zone fermée, il y avait ce qui ressemblait à un tout petit village de bâtiments en pierre aux toitures en terre cuite rouge. Cela ressemblait à quelque chose surgi de l'Europe du Moyen Âge. La seule façon d'entrer ou de sortir du village était de passer par le bâtiment principal.
— Pourquoi Gary a-t-il voulu reconstruire ici le village de Williamsburg au temps des colonies ? demandai-je, complètement déconcerté.
Ayaan me regarda avec curiosité.
— Ces maisons… (je les lui montrai du doigt). Je suppose que c'est là qu'il garde les prisonniers, mais elles ne ressemblent guère aux cellules d'une prison.
— Non, en effet, dit Jack. Elles ressemblent à des étables.
Des étables… où on met son bétail. Je compris ce qu'il voulait dire. Gary avait besoin de garder les prisonniers en vie et en bonne santé – voire heureux – pour une durée extrêmement longue. Pendant combien de temps pouvait-il survivre en mangeant la viande enfermée dans ce corral, personne ne pouvait le dire, mais, à l'évidence, il avait l'intention que ce soit le plus longtemps possible.
Je me levai de mon fauteuil et me dirigeai vers la porte pour prendre l'air. Au passage, je serrai l'épaule d'Ayaan. Elle me suivit dehors sur l'herbe et hors de portée de voix.
— Il y a quelque chose, commençai-je, ne sachant pas très bien quoi dire. Quelque chose que tu dois savoir. J'ai l'intention d'éliminer Gary. Je ne peux pas retourner en Afrique tant qu'il n'est pas mort. Ce qui signifie pénétrer à l'intérieur de cette tour. En même temps, j'essaierai de libérer les prisonniers, mais mon objectif principal est de séparer son cerveau de son corps.
Elle inhala bruyamment.
— C'est impossible.
Je hochai la tête.
— J'ai vu tous ces morts qu'il a sous son contrôle. Néanmoins je vais essayer. Tu es d'accord pour m'aider ?
— Oui, bien sûr. (Elle m'adressa un étrange sourire.) Nous n'avons pas vraiment le choix, hein ? Il ne nous laissera pas nous approcher du bâtiment des Nations unies, tant qu'il contrôle la situation. Si nous voulons terminer notre mission, alors il faut le liquider.
Allais-je lui dire ? Cela ne ferait que la perturber et, franchement, elle n'avait pas besoin de savoir qu'en fait elle avait le choix, ça lui donnerait trop de pression. Mais finalement, j'estimai connaître suffisamment Ayaan pour savoir qu'elle voudrait être mise au courant.
— Il m'a téléphoné, lui dis-je. Il a dit qu'il nous laisserait la voie libre. Qu'il nous laisserait un corridor sécurisé. Mais cela a un prix. Il veut te manger personnellement. C'est sa vengeance pour la fois où tu as tiré sur lui.
Ses yeux s'agrandirent, mais juste un instant. Puis elle hocha la tête.
— Entendu. Quand dois-je y aller ?
Je m'avançai et posai mes mains sur ses épaules.
— Je crois que tu n'as pas compris. Il veut te torturer. A mort. Je ne permettrai pas que cela se produise, Ayaan.
Elle me repoussa. J'ai la certitude que le fait de l'avoir touchée ainsi avait enfreint la charia, mais aussi qu'elle n'aimait surtout pas ma manière de penser.
— Pourquoi me refuses-tu ceci ? C'est mon droit ! Tant d'autres ont trouvé la mort ! Ifiyah est morte pour nous permettre de retenir la leçon. Cette fille – celle avec le chat – , elle est morte parce qu'elle avait été stupide ! Tu m'empêcherais de mourir pour mon pays ? Tu ne me laisserais pas mourir de la mort la plus honorable qui soit ? Même si cela signifie que notre mission est un succès ? Même si cela signifie que tu pourras revoir ta fille ?
J'ouvris la bouche, mais me tus. Et merde. Il n'y a pas de mots après quelque chose de ce genre. Pas un seul.