12.

 

Je fis un pas en avant et ma hanche buta contre quelque chose de dur et de carré qui s'éloigna de moi rapidement. J'entendis le fusil d'Ayaan pivoter dans un claquement et je braquai ma torche vivement, mais la chose que j'avais heurtée dans le noir n'était qu'un meuble sur roulettes. Un chariot en plastique contenant des fournitures médicales. Les couloirs en étaient remplis. Le chariot roula encore sur un ou deux mètres, puis s'immobilisa au milieu du couloir. D'un air penaud, je l'écartai d'une poussée de mon chemin. Je sentis les filles derrière moi – Ayaan et les trois membres de son équipe – se détendre après cette fausse alerte. 

Pour ma part, j'en étais incapable. Je n'avais jamais aimé les hôpitaux. Ma foi, qui les aime ? La puanteur chimique du désinfectant qu'ils utilisent. L'utilitarisme affligeant de leur ameublement. Le sentiment oppressant de pourriture et de décomposition. J'avais l'impression que quelque chose se déplaçait sur mes épaules, l'un de ces longs mille-pattes d'aspect humide couverts de poils aussi tins et recourbes que des cils.

Je renversai d'un coup de pied un tas de draps ensanglantés, m'attendant à moitié à ce que quelque chose en dessous se dresse d'un bond et me morde la jambe. Rien. Ayaan me jeta un regard et nous avançâmes. Nous progressions très lentement, par nécessité. Les couloirs de l'hôpital sombre et déserté étaient remplis de choses prêtes à vous faire trébucher, comme je venais de le démontrer, et toutes les dizaines de mètres le couloir était interrompu par des portes battantes. Chaque paire de ces portes pouvait cacher une foule de morts et les filles avaient conçu une tactique pour les ouvrir. Deux d'entre elles s'agenouillaient de chaque côté, leurs fusils braqués, le faisceau de leurs torches convergeant sur les portes. Ayaan se tenait quelques mètres en retrait, prête à une attaque frontale. Ensuite je poussais les portes et je reculais rapidement comme les battants pivotaient. Théoriquement, je pouvais m'écarter avant qu'elles se mettent à tirer si nous trouvions quelque chose. J'avais la certitude que c'était ma punition pour ne pas avoir utilisé mon arme sur les quais.

Nous parcourûmes de cette façon tout le rez-de–chaussée de l'hôpital. Quand nous arrivâmes devant les ascenseurs, la sueur avait traversé ma chemise malgré le froid qui régnait dans les couloirs sombres. Les muscles de mon visage tressautaient continuellement. Chaque fois que nous passions devant une porte latérale légèrement entrebâillée, je sentais ma peau se contracter littéralement sur mon dos. Chaque fois que le couloir bifurquait sur les côtés, j'avais l'impression d'être entré dans un abîme aux proportions cyclopéennes où quelque chose de terrifiant et d'horrible se trouvait peut-être et attendait depuis des années, espérant justement cette occasion pour frapper.

Dans le hall des ascenseurs, je regardai les écriteaux sur les murs, blanchis par la vive lueur de ma torche, et j'essayai de comprendre ce qu'il s'était passé. Je savais que nous nous étions perdus, c'était parfaitement clair. Je savais également que je ne pouvais pas le dire à voix haute. En principe, c'était mon rôle dans cette mission, servir de guide indigène.

Admettre mon échec à ce moment-là aurait pu amener les filles à faire demi-tour vers la sortie et à me laisser seul ici. Seul et perdu, incapable de trouver mon chemin.

Je ne tenais pas du tout à cela.

Ayaan se racla la gorge. Je braquai ma torche sur son visage, et ses yeux brillèrent comme des billes de verre éclairées de l'intérieur. Elle ne semblait pas effrayée, ce que, irrationnellement, je pris pour un signe de mépris à mon égard. Comment pouvait-elle être si calme alors que j'étais sur le point de vomir de terreur ?

Je déplaçai de nouveau le faisceau de ma torche sur les écriteaux aux couleurs codées puis le braquai vers l'escalier de secours.

— Par là, leur dis-je. 

Les filles s'élancèrent vers la porte coupe-feu comme si elles donnaient l'assaut à une forteresse ennemie.

Suis-je vraiment un couard ? me demandai-je. 

Au cours de ma carrière, je m'étais rendu dans une intention précise dans certains des pires endroits sur terre (du moins ils l'avaient été avant que les morts reviennent à la vie et, à présent, tous les endroits se ressemblaient par leur horreur), recherchant activement des criminels de guerre et des psychopathes lourdement armés afin de leur demander de me remettre gentiment leurs armes pour qu'elles soient détruites. À cette époque, je n'avais pas eu vraiment peur, même si j'avais su quand je devais baisser la tête et quand je devais partir avec ou sans ce que j'étais venu chercher. Une fois, au Soudan, je me trouvais dans un convoi transportant des vivres et du matériel sanitaire qui se dirigeait vers un village à l'extrême sud du pays. En l'occurrence, les rebelles décidèrent ce jour-là de prendre le contrôle de cette route. Une centaine d'hommes portant des blouses vertes d'hôpital (ils n'avaient pas les moyens d'acheter des uniformes, mais ils avaient les moyens d'acheter une multitude d'armes) nous avaient arrêtés et exigé que nous leur remettions le contenu de nos camions. Il y avait eu une discussion pour savoir s'ils devaient également nous tuer. Finalement, ils nous laissèrent un seul camion et la vie à tous et nous étions repartis dare-dare vers Khartoum. Je me souviens que mon cœur battait un peu plus vite alors. Rien à voir avec cela, cette peur atroce, cette terreur oppressante. 

A cette époque, même quand la situation était dramatique, il y avait néanmoins une possibilité de sécurité. Il y avait les Nations unies, la Croix-Rouge, Amnesty International. Il y avait des gens quelque part qui travaillaient jour et nuit pour vous faire libérer ou vous transférer vers des installations médicales propres et bien équipées ou vous exfiltrer par avion et vous mettre en lieu sûr. Depuis l'Épidémie, tout cela avait disparu. Ma citoyenneté américaine ne servait plus à rien ici, elle n'était d'aucune aide, d'aucun soulagement. Même au beau milieu de New York, j'étais désemparé.

Ayaan et son équipe auraient probablement compati : c'était le seul de genre de vie qu'elles aient connu, avant que le monde s'écroule. Alors que nous entrions dans l'escalier de secours et montions les marches, je réfléchis à tout ce que j'avais appris à leur contact, à tout ce que je devais faire pour changer et survivre. Je m'efforçai de ne pas trop les haïr, pour les devancer d'une tête.

« Clang, clang, clang. » Chaque marche de l'escalier ferraillait et cliquetait bruyamment. Les échos se répercutaient dans le puits vertical apparemment sans fin de la cage d'escalier, et le son faisait frissonner l'air froid à travers lequel nous montions. Le bruit était assez fort pour réveiller les morts, enfin s'ils ne l'avaient pas déjà été… et merde. Même des plaisanteries stupides tombaient à plat. 

J'étais mort de trouille.

Aussi cela constitua un certain soulagement, quand nous atteignîmes la porte donnant sur le premier étage, et que je braquai ma torche vers un écriteau qui indiquait la direction du centre VIH. Nous avions réussi. Nous étions presque arrivés à notre destination. À présent il ne nous restait plus qu'à prendre les médicaments et à repartir par où nous étions venus. 

Nous nous attaquâmes à une autre porte et, exactement comme toutes les autres, il n'y avait rien au-delà, excepté toujours plus d'obscurité et l'odeur désagréable d'hôpital. D'autres chariots et d'autres tas de draps souillés. Rien ne bougeait, rien ne convoitait en silence notre chair. Pas le moindre bruit. Je fis un pas dans le couloir et j'aperçus le comptoir d'accueil du centre VIH juste devant moi dans le faisceau jaune de ma torche. Je fis un autre pas puis je me rendis compte que les filles ne m'avaient pas suivi. Je fis volte-face pour demander pourquoi.

— Amus !fit Ayaan d'une voix sifflante. 

Je la fermai. 

Rien. Le silence. Une absence totale de son si nette que j'entendais ma respiration entrer et sortir de ma poitrine. Et, sous-jacent, quelque chose de terne et d'atonal, et de très, très lointain. Cependant, cela devenait plus fort. Plus fort et plus insistant. 

« Clang. Clang. Clang clang clang. Clang. » Exactement le bruit que nos pieds avaient fait sur les marches métalliques, mais sans la cadence de pas. Le bruit qu'un poing produit quand il heurte un morceau de métal sans aucune précision ni intention d'en appuyer le coup. « Clang. Clang clang. » Nous entendîmes quelque chose céder et tinter, peut-être le loquet brisé d'une porte. Une image me vint – pourquoi, je l'ignore –, de poings cognant sur l'intérieur de la porte fermée d'une armoire métallique, et de la porte qui s'ouvrait finalement. Bien sûr, pensai-je. Comme la porte métallique d'un réfrigérateur ou d'un entrepôt frigorifique. Ou bien la porte étanche qui isolait une morgue d'hôpital de l'air plus chaud à l'extérieur. 

C'était l'autre chose que je détestais à propos des hôpitaux : des gens y mouraient. D'autres personnes étaient emportées là-bas, en attendant. Des personnes mortes.

Pendant un moment, tout fut silencieux. Aucun de nous ne bougeait. Puis nous entendîmes le bruit se reproduire. Lent, douloureusement lent, mais fort. « Clang, clang. » Silence. « Clang, clang. Clang, clang. »

Quelqu'un montait l'escalier derrière nous.

 

Tome 1 - Zombie island
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