16.
Jack me regarda par-dessus son épaule comme je m'approchais. Il surveillait la jeune fille – celle qui avait appelé le chat et avait été mordue par un félin mort– vivant pour sa peine – qui se trouvait derrière une grille en acier verrouillée au bas d'un escalier. Elle semblait plus rembrunie qu'effrayée.
— N'avancez pas, Dekalb, dit Jack. Je dois m'occuper d'elle.
J'acquiesçai et m'assis sur un cageot. Nous nous trouvions à la dernière barrière de sécurité du quai numéro 7, d'après une pancarte écrite avec un stylo Sharpie et fixée sur le mur avec du ruban adhésif. On ne pouvait pas barricader les tunnels eux-mêmes, et les survivants avaient simplement isolé tous les quais, pour rester dans les halls et les couloirs qui les reliaient, là où ils étaient convaincus d'être en sécurité. Shailesh m'avait dit n'avoir en fait jamais vu de mort-vivant sur les voies, mais Jack refusait de prendre le moindre risque.
La jeune fille – son badge d'identification indiquait « Bonjour je m'appelle Carly » – avait été mise à l'écart sur le quai pour voir si elle allait mourir ou non. Si elle ne mourait pas, elle pourrait revenir. Si elle mourait, Jack lui tirerait une balle dans la tête. Dans les deux cas, il passerait la nuit assis à côté d'elle. Il faisait tout ce qu'il pouvait, et il lui passa une trousse de premiers soins à travers les barreaux. Elle se tamponna les bras avec du mercurochrome jusqu'à ce qu'ils deviennent orange vif.
— Tu avais oublié ce que je vous ai enseigné ? demanda Jack d'une voix terne. (Comme s'il l'interrogeait simplement sur des données basiques.) On ne touche jamais quelque chose qui est allé dehors. Pas jusqu'à ce qu'on l'ait vérifié.
— Il avait l'air si effrayé et je voulais juste… (Carly haussa les épaules.) Non que cela ait la moindre importance. Nous allons tous mourir, de toute façon.
— Tu ne peux pas céder à cet état d'esprit. Surtout maintenant, alors que nous avons une chance de partir d'ici. Tu n'as pas entendu parler du bateau ?
La jeune fille me regarda. Il n'y avait que de l'antipathie dans ses yeux, un refus complet de communiquer avec moi.
— Ah ouais ? Eh bien, merci de rendre ma mort vachement ironique, papy.
— On ne parle pas de cette façon à tes aînés, dit Jack. (Il n'éleva pas la voix, mais, en l'entendant, je sentis des fourmillements sur ma peau.) Tu m'écoutes ?
— Oui, m'sieur. Et j'en ai rien à cirer, m sieur.
Elle se retourna et commença à s'éloigner de la grille.
— J'en ai marre de tout ça, cria-t-elle. Je vais à Brooklyn !
Un seul tube fluorescent continuait à fonctionner là-bas et elle fut rapidement engloutie par les ténèbres.
Jack ne l'appela pas. Il se contenta de s'asseoir sur le sol carrelé, et de s'adosser au mur, afin de garder un œil sur la grille. Il récupéra son SPAS-12 et le posa en travers de ses genoux. Il glissa la main dans sa poche et en sortit une cartouche, une balle au tungstène de douze centimètres, sauf erreur de ma part.
— Quelles sont ses chances ? demandai-je.
— Environ 90-10, d'après ce que j'ai vu. Parlez-moi, Dekalb. Expliquez-moi pourquoi vous me harcelez continuellement alors que j'essaie juste de faire mon boulot.
Les mots étaient trop francs et vulnérables pour appartenir à cet homme. A l'évidence, il subissait une tension nerveuse intense. Je songeai à le laisser seul et à revenir le lendemain mais j'avais le sentiment que toutes ses journées ressemblaient à celle-ci.
— Vous avez envoyé deux hommes dehors il y a deux jours, Paul et Kev, je crois.
Ray avait mentionné leurs noms à la grille de la station.
Il hocha la tête, appuya sur le bouton de fermeture du magasin de son arme et ouvrit la culasse. Il engagea la cartouche dans le canon d'un coup sec et la referma.
— Oui, confirma-t-il.
— Dans ce cas, vous n'êtes pas pris au piège ici. Vous pouvez envoyer des gens dehors quand vous en avez besoin, pour trouver de la nourriture, par exemple, ou autre chose. Je ne dis pas que ce n'est pas dangereux, mais cela peut être fait. Vous connaissez certainement des trucs pour rester en vie ici que nous ne connaissons pas.
Sans détourner son regard de la grille verrouillée devant lui, il releva les coins de sa bouche. Je n'aurais pas appelé cela un sourire.
— Bien sûr. Nous connaissons un truc très important. Cela s'appelle le désespoir. Quand nous devenons affamés quelqu'un se porte toujours volontaire pour sortir et aller chercher de la nourriture. Parfois des gens s'ennuient, tout simplement, et ils sortent de leur propre gré. Certains d'entre eux ne reviennent même pas. Nous sommes à court de tout, Dekalb. Je ne sais pas si vous l'avez remarqué, mais une ressource qui nous manque vraiment ce sont les célibataires, de dix-huit à trente-cinq ans. Ce sont eux qui se portent volontaires en premier.
— Waouh ! fis-je.
J'avais pensé qu'il devait y avoir un secret.
— Il n'y a rien à faire ici, à part attendre. Et certains ne le supportent pas.
Je comprenais, plus ou moins.
— J'ai une idée mais c'est dangereux. Très dangereux. II faut que nous conduisions vos gens jusqu'au fleuve. Il y a un véhicule blindé de transport de troupe juste à l'ouest de Port Authority.
Jack hocha la tête.
— Je l'ai vu. En fait, j'y avais pensé moi-même. Il devrait être toujours en état de fonctionner, en supposant que le fioul ne se soit pas évaporé, que la batterie ne se soit pas déchargée, et qu'aucune des courroies de transmission dans le moteur n'ait pourri. Bien sûr, nous pourrions l'amener jusqu'à l'une des grilles et faire monter des gens à bord sans problème. Nous serions obligés de faire plein de trajets mais, ouais, cela nous permettrait d'arriver jusqu'à votre bateau sains et saufs.
M'animant à cette perspective, je fis remarquer le point faible.
— Toutefois, quelqu'un devrait aller là-bas, le faire démarrer, et le ramener jusqu'ici. Si le moteur ne démarre pas à la première tentative, il devra essayer de le réparer. Les morts seront là tout le temps. J'ai des soldats que je peux faire venir – des Somaliennes – , mais elles ne savent pas comment réparer un véhicule blindé de transport de troupe américain. Je pense que vous en êtes peut-être capable.
— Exact.
OK. Nous progressions.
— Il y a juste un os. Rien de ceci ne peut se produire tant que je n'aurai pas accompli ma mission d'origine. (Il me décocha un regard vif et je levai les mains pour lui demander de faire preuve de patience.) Écoutez, il y a des enjeux politiques. La Somalie est entre les mains d'un seigneur de la guerre, une femme. Il me faut une bonne raison pour la convaincre d'accueillir un groupe de réfugiés blancs, qui ne sont pas des soldats, et qui seront une véritable hémorragie dans ses ressources. Nous devons être réalistes.
Si j'avais cherché à le manipuler, c'était le terme à utiliser. Voilà un homme qui s'était débarrassé de tout semblant, de tout sentiment. Le réalisme était sa seule philosophie. Il hocha la tête une fois. Je m'efforçai de lui expliquer ce que je devais faire et de quelle façon il pouvait m'aider, mais il en avait assez de cette conversation. Il n'ouvrit plus la bouche, peut-être pour conserver toute son énergie. C'était un truc déconcertant, mais qui lui était très utile, cette capacité à ne pas tenir compte d'un autre être humain, même si celui-là se trouvait juste devant lui et essayait d'obtenir son attention. C'était l'homme le plus coriace que j'avais jamais rencontré. Cependant, cela me donnait de l'espoir. Si quelqu'un était en mesure de me conduire jusqu'au bâtiment des Nations unies, c'était bien Jack.
Nous restâmes silencieux un bon moment. Je songeai à retourner dans le hall, pour retrouver Ayaan et les autres survivants, mais j'en étais incapable. Je ne supportais pas leurs regards, ils me voyaient comme une plaisanterie insipide, leur espoir le plus cher qui miroitait devant eux après des semaines et des semaines pendant lesquelles on leur avait dit que rien de bon ne pourrait plus jamais se produire. J'étais incapable d'affronter leurs jeux bizarres fondés sur une culture populaire qui avait cessé d'exister.
Le silence commençait à vraiment me peser – j'étais prêt à parler tout seul, juste pour entendre quelque chose – quand il fut brisé par Carly. Nous ne pouvions pas la voir. Elle se maintenait dans les ombres, mais nous entendions le bruit de ses pas qui résonnaient sur le quai abandonné. Jack leva son fusil à pompe dans la direction du bruit. Je trouvai ce geste sans cœur, mais nous savions tous les deux qu'elle pouvait revenir complètement changée.
— J'ai vomi, dit-elle depuis l'obscurité. C'est moche, hein ?
— Probablement. C'est peut-être juste la nervosité.
Jack se leva lentement, l'arme toujours dans ses mains, mais pas nécessairement pointée sur elle désormais.
— Approche. Tu as probablement froid et faim. Je peux remédier à cela.
Ifiyah avait eu froid et faim après avoir été mordue. Je me demandai combien de fois Jack avait effectué cette horrible veille. Carly s'approcha des barreaux et nous vîmes immédiatement qu'elle allait mourir. Son visage était couvert d'une pellicule de sueur et ses yeux étaient complètement injectés de sang. Ses bras, où le chat l'avait griffée, étaient boursouflés et noirs de sang congestionné. Jack lui tendit une couverture et une boîte de corned-beef. Elle les prit sans rien dire. J'observai son visage tandis qu'elle mangeait. L'appareil dentaire mettait en lambeaux la peau interne et sensible de ses lèvres comme elle avalait la nourriture à grosses bouchées. Elle s'aperçut que je la regardais et s'arrêta pendant une seconde.
— Mate un bon coup, espèce de pervers, dit-elle. Je ne deviendrai pas plus jolie.
Je détournai les yeux en rougissant d'embarras. J'étais en train de penser à Sarah, me demandant si elle aurait bientôt besoin de consulter un orthodontiste. Cependant, il m'était difficile d'expliquer cela à Carly. Elle n'aurait pas compris.
Nous restâmes auprès d'elle toute la nuit. Je m'assoupissais de temps en temps, mais, quand je me réveillais, j'apercevais Jack assis et parfaitement immobile. Le fusil à pompe ne s'écartait jamais de sa position en travers de ses genoux. Chaque fois que je regardais Carly, son état s'était aggravé. Elle se mit bientôt à haleter, ses poumons luttant pour satisfaire la demande d'oxygène de son corps. Ses doigts se changèrent en des saucisses pénibles à regarder, si épais que la peau se fendait autour de ses ongles. Ils saignaient d'un sang foncé. Elle commença à délirer vers 4 heures du matin. Elle réclamait de l'eau, sa mère, et, de plus en plus fréquemment, de la viande.
A deux reprises, Jack lui proposa de mettre fin à ses souffrances, mais les deux fois elle refusa sans une hésitation.
— Je crois que je me sens un peu mieux, dit-elle la seconde fois.
De fait, sa respiration était plus calme. Ses yeux papillotèrent et se fermèrent, et je me pris à penser qu'elle allait peut-être vraiment s'en sortir, que son système immunitaire allait avoir le dessus.
— Allongez-vous si c'est plus confortable, lui dis-je. Gardez continuellement à l'esprit l'idée que vous vous sentirez mieux demain. Si vous pouvez dormir, vous devriez probablement le faire.
Elle ne me répondit pas. Nous attendîmes quelques minutes puis Jack frappa violemment la grille en acier de sa botte. Elle résonna suffisamment fort pour me taire mal aux oreilles, mais Carly ne tressaillit même pas.
— OK, dit-il.'Je m'en occupe. Écartez-vous.
Je secouai la tête.
— Non. Non, elle est juste fatiguée…
Elle se leva lentement de l'endroit où elle avait été assise sur les carreaux. Elle avait les jambes mal assurées et les yeux toujours fermés.
— Regardez, elle va bien, dis-je.
Je savais que je me trompais, mais je le dis néanmoins. Elle se précipita vers nous violemment et, avec toute l'énergie qu'elle avait, plaqua ses mains boursouflées et son visage moite de sueur contre les barreaux, écrasant ses épaules et ses lèvres contre l'acier. Le cartilage de son nez céda comme elle percutait la barrière le visage en avant, sa pommette éclata, et les traits de son visage s'estompèrent. Je m'écartai à ce moment-là. Jack leva son SPAS-12 et tira. La balle entra dans son œil gauche et ressortit par l'arrière de sa tête en emportant une partie du crâne. Ensuite elle cessa de bouger. Le fusil à pompe produisit un bruit sec comme la culasse actionnée par le gaz engageait automatiquement une autre cartouche. Ce n'était pas nécessaire.
Je respirais bruyamment et mon corps bourdonnait sous l'action chimique de la panique que je ressentais. Jack tint l'arme contre sa poitrine et me regarda.
— Parfois, dit-il lentement, calmement, je pense que cela vaudrait mieux qu'ils meurent tous dans leur sommeil. Alors ils n'auraient plus peur. Certaines nuits, je reste éveillé et je réfléchis à la manière de le faire.
Il chassa cette pensée et quand il parla de nouveau, ce fut avec sa voix assurée habituelle.
— Nous commencerons votre mission demain, quand nous aurons dormi un peu tous les deux.
Puis il se détourna et se dirigea vers l'escalier.