61

Taylor s’était calée dans un fauteuil de jardin, sur la terrasse, à l’arrière de sa maison. La brise fraîche d’automne lui mordait la peau mais elle ne faisait rien pour s’en défendre. A ce stade, elle ne sentait pas grand-chose, d’ailleurs. Ou, en tout cas, c’était ce dont elle cherchait à se convaincre. Lorsque le téléphone sonna, elle vit que c’était Baldwin mais ne bougea pas le petit doigt pour répondre.

Après quelques instants, les sonneries s’interrompirent et la paix revint. Elle ne voulait parler à personne. Et à Baldwin moins encore qu’à quiconque.

Conformément aux instructions, elle était allée voir la psychologue du service. Et elle devait reconnaître que les séances l’avaient aidée. Mais cela n’avait pas suffi. Pas encore, en tout cas. Elle avait été mise d’office en congé et bénéficiait d’un repos forcé pendant qu’on tirait au clair le bazar du lycée de Hillsboro. Il était temps, sans doute, qu’elle entre de nouveau dans le jeu, qu’elle décide de ce qu’elle voulait faire.

Rien, en définitive. Elle ne voulait rien faire. Etre, un point c’est tout.

Gommer l’image mentale de la fusillade s’avérait plus difficile qu’elle ne l’avait imaginé. Le souvenir du regard de Schuyler Merritt était gravé dans sa rétine. Elle revoyait son doigt sur la détente. Le recul de l’arme. Et les petits jets de sang qui avaient éclaboussé les plaies du garçon. Sa surprise, juste avant de s’écrouler. L’éclat du soleil sur la croix de vie en argent qu’il avait portée à son cou. Non, ces images ne la quitteraient pas de sitôt.

Elle prit une longue gorgée de bière, les yeux clos, se laissant étourdir par le pâle soleil de novembre. Lorsqu’elle reposa sa bouteille, elle crut voir passer quelque chose de noir à travers ses yeux mi-clos. Un corbeau, peut-être ? Ce serait de circonstance.

— Lieutenant ? lança une voix mal articulée.

La chose noire se rapprocha. Taylor ouvrit un œil et vit un visage attaché à la silhouette.

— Tiens, Ariane.

Elle se redressa légèrement dans son fauteuil.

— Vous avez une sale tête, si je peux me permettre.

Avec un haussement d’épaules, Ariane choisit une chaise. Sa mâchoire était toujours bloquée, ses ecchymoses encore multicolores commençaient à s’atténuer. Elle s’était remise très vite. En apparence, du moins. Taylor se demanda où en étaient les cicatrices mentales mais laissa filer cette question, trop fatiguée pour chercher la réponse. Refermant les yeux, elle laissa repartir sa tête vers l’arrière. Elle se sentait tellement fatiguée…

— J’ai sonné, mais vous n’avez pas ouvert.

— Comment m’avez-vous trouvée ?

— L’inspecteur McKenzie.

Ariane agita ses jolies mains délicates sur ses genoux.

— Je pensais que vous seriez heureuse d’avoir résolu cette affaire.

Taylor détourna les yeux, scrutant les bois par-delà le jardin. S’il y avait une chose qu’elle avait apprise, pendant ses années passées à la brigade des homicides, c’est qu’il n’y avait jamais d’affaire résolue à cent pour cent. Des visages, des blessures, les mots prononcés avant de mourir, les cris de ceux qui restaient, l’image d’un cercueil dans la terre froide — tout cela vous collait à la mémoire bien après la fin du procès. Bien après le classement du dossier aux archives, même. En temps normal, elle trouvait quand même l’énergie de fêter une affaire élucidée avec succès. Mais l’enquête qui se terminait ne tombait pas dans la catégorie du fêtable.

— Oh, je comprends, murmura Ariane. J’étais loin de me douter…

Le sursaut de colère clarifia un instant l’esprit de Taylor.

— Vous avez encore lu dans mes pensées ?

— Cela se voit comme le nez au milieu de la figure, que vous souffrez. Pas besoin de faire appel à la voyance. Vous devriez peut-être laisser cette bière tranquille. Si je vous faisais un peu de thé, plutôt ?

Taylor lui jeta un regard noir et descendit le reste de sa bière d’un trait. Elle jeta la bouteille vide derrière elle et entendit le tintement du verre lorsque celle-ci atterrit au milieu de ses compagnes.

— Ah, d’accord, je vois. Vous vous apitoyez sur votre sort.

Taylor fit un louable effort sur elle-même pour rester courtoise.

— Ariane, pourquoi êtes-vous venue ?

— J’étais inquiète pour vous. L’inspecteur McKenzie m’a dit que votre homme était absent en ce moment. Et vous ne devriez pas rester seule.

Il y avait, dans la voix d’Ariane, une nuance de réprimande qui la fit bondir.

— Baldwin serait ici avec moi s’il avait le choix.

En prononçant ces mots, elle comprit à quel point il lui était cruel que Baldwin ne soit pas là pour la soutenir, la rassurer, la ramener à un fonctionnement mental ordinaire. Elle se sentit ridicule. Si elle refusait de répondre à ses appels, c’était parce qu’elle lui en voulait de ne pas être là pour la sortir de ce chaos. Depuis quand était-elle devenue aussi dépendante de lui ? Etait-ce de la dépendance, d’ailleurs, ou pire que ça encore ?

— L’amour que vous lui portez est ce qui vous sauve, Taylor.

— Ariane, ça suffit. Arrêtez. C’est très désagréable, cette manie que vous avez.

— Vous ne voyez pas que l’amour est ce qui nous rend humain ? Si vous cessiez de l’éprouver, vous vous couperiez du monde, comme cet adolescent malade de sa haine. Il était sans amour — pas de la bonne espèce d’amour, en tout cas. Sa voie, il l’avait choisie bien avant de vous rencontrer. Mais vous ? La vôtre est encore à écrire. Vous avez un choix. L’amour vous sauvera. Si vous l’acceptez.

— Et vous ? L’amour vous a-t-il sauvée, Ariane ?

La repartie était cruelle. Et Taylor sentit le remords l’envahir en voyant le visage de la jeune femme se crisper.

— Je suis désolée, Ariane. Je suis… secouée. Ce que je viens de vivre a été difficile. C’est terrible d’avoir à prendre une vie humaine. Il n’y a rien de pire. Et Schuyler n’était encore qu’un enfant.

— Raven vous aurait tuée, sinon, et ça ne lui aurait fait ni chaud ni froid. Et après ça, il aurait tourné son arme sur la foule. Il l’avait décidé. Vous n’avez pas senti ça en lui ? Qu’il avait renoncé ? A partir du moment où il a versé le sang pour la première fois, il était du côté de la défaite. De la mort. C’était tracé. Lui l’acceptait, et vous devez l’accepter aussi.

— Accepter que ma vie soit devenue déchéance, elle aussi ?

Ariane secoua doucement la tête.

— Votre mission est d’aider, de sauver. C’est votre rôle, que vous soyez ou non à l’aise avec cette idée. Et les sauveurs ont parfois des sacrifices à faire.

Taylor attrapa une nouvelle bière.

— Ariane, pourquoi êtes-vous ici ? Pourquoi me racontez-vous tout ça ?

— Parce que nous sommes liées, vous et moi, que cela vous plaise ou non.

Baissant les yeux, elle croisa doucement les mains sur son ventre. Taylor vit le geste et son cœur battit plus vite. Avec une légère sensation de tournis, elle reposa sa bière sur la rampe.

— Non. C’est trop tôt pour le savoir. Ils ne vous ont pas donné de pilule du lendemain, à l’hôpital ?

Ariane sourit, dévoilant ses dents blanches.

— J’ai refusé. La vie est un cadeau, quelle que soit son origine.

Taylor reposa les deux pieds sur le sol de bois de la terrasse.

— C’est très noble, comme sentiment. Mais il t’a violée, bon sang !

— Et toi, tu l’as tué.

Les mots n’avaient rien d’accusateur, mais Taylor les prit comme une claque en pleine figure. Ariane tira sa chaise plus près et lui prit la main.

— Tu n’avais pas le choix, Taylor. Qui sait combien de vies tu as sauvées ainsi ? Tu avais une fraction de seconde pour prendre ta décision. Tu as été formée pour réagir vite et tu as fait ce qu’il fallait faire. C’est pour cette raison que j’ai refusé de prendre ces pilules. Je sentais que la vie bougeait en moi, et je savais qu’il y avait déjà eu suffisamment de sang versé. J’ai fait un choix, moi aussi.

Il en fallait si peu pour mettre fin à une vie. Une balle, un coup de couteau. Un cœur que le désespoir durcit comme la pierre.

Le téléphone sonna de nouveau. Longuement. Avec insistance. Une envolée de carillons qui lui vrillèrent les nerfs. Elle regarda de qui venait l’appel. Encore Baldwin.

Ariane sourit.

— Il ne cessera jamais d’essayer. Il est lié à toi et il te protégera, que tu le veuilles ou non. Laisse-le te réconforter.

Taylor plongea les yeux dans le regard d’Ariane. Elle était si calme, si pure. Si sûre de son chemin, de ses convictions. Elle aurait aimé partager ses certitudes.

Résister était futile. Elle prit la communication.

Dans la voix excitée de Baldwin, le soulagement éclatait à chaque syllabe.

— Ah, enfin ! Je commençais à désespérer de t’entendre. Ma chérie, comment ça va ?

— Ça va.

Le son creux de sa propre voix l’effraya. Voilà qui n’allait pas du tout. Aucune raison de faire payer à Baldwin le prix de son propre sentiment de dérive. Elle fit une nouvelle tentative.

— Tu sais, la jeune femme qui nous a aidés à élucider l’affaire ? Ariane ? Elle est ici. Nous… causions.

Elle entendit le sourire dans sa voix.

— C’est très bien. Tu as besoin de distraction. Et j’ai une bonne nouvelle, justement.

— Tu rentres à la maison ?

— Mieux que ça encore, Taylor. Bien mieux que cela. Ma chérie, nous avons Fitz. Nous avons trouvé Fitz. Il a de mauvaises blessures, mais il est en vie.

Sa première réaction fut l’incrédulité. Puis, comme une pâle pointe de lumière, l’espoir se fit jour.

— Quoi ? chuchota-t-elle.

— Il est là, avec nous. Il veut te dire bonjour. Je lui passe tout de suite le téléphone.

Elle se leva, portée par l’allégresse de Baldwin, et tendit l’oreille, le cœur battant, concentrée sur les bruits de fond qu’elle entendait sur la ligne. Quelques secondes plus tard, une voix bourrue, familière, lui parvint.

— Hé, fillette ! Qu’est-ce que tu racontes ?

— Fitz ? C’est vraiment, vraiment toi ?

Le gros rire qu’elle avait craint de ne plus jamais entendre glissa comme une coulée d’or à ses oreilles.

— C’est vraiment moi, oui. Qui d’autre voudrais-tu que ce soit ?

Sa peau se hérissa de chair de poule. Si intense qu’Ariane tourna la tête pour la regarder fixement.

— Dieu merci, oui, c’est toi, chuchota Taylor.

Pour la première fois depuis qu’elle avait tué Schuyler Merritt, elle fondit en larmes.