Virginie du Nord, 18 juin 2004
Kaylie Fields était plus menue que les autres. Gentiment nichée au pied d’un arbre, amoureusement maintenue par ses liens. Ses longues mèches blondes étaient plaquées sur son visage. Tout comme Baldwin l’avait redouté, Kaylie s’était trouvée seule dehors sous l’orage. Une douleur sans nom lui cloua la poitrine. Enfant, il avait été terrifié par les éclairs et le tonnerre, et il se demanda si Kaylie avait eu peur, elle aussi. La question était absurde. Il savait qu’elle était déjà morte et ligotée contre le tronc bien avant que le ciel ne se soit déchaîné. Il n’y avait plus de place pour la peur, dans le destin de Kaylie Fields. Sans compter qu’un orage semblait bien dérisoire à côté du kidnapping, de la torture et du meurtre. Les jambes de la petite fille étaient brisées. Un acte de cruauté commis par l’assassin aussitôt après l’enlèvement, afin d’éviter que sa victime ne lui échappe. Telle était du moins la théorie que Baldwin avait échafaudée. Aucune des autopsies n’avait révélé de traces de ligatures sur les corps. Pourquoi prendre la peine d’attacher un enfant, alors qu’on pouvait le rendre infirme ?
Baldwin vit l’un des policiers de Fairfax s’éloigner en vacillant, secoué par des haut-le-cœur. Son premier cadavre, probablement. Ou son premier enfant mort. Kaylie semblait paisiblement endormie ; une impression démentie par la tache écarlate qui s’étalait sur son torse nu et par la courbure déformée des tibias. Poignardée dans le sternum, comme les cinq autres petites filles. Le Métronome avait encore frappé.
Quelques différences opposaient néanmoins ce meurtre aux précédents. La distance par rapport au lieu de dépôt du cadavre, pour commencer. Les cinq autres victimes avaient été retrouvées à proximité de l’allée principale du parc. Kaylie se trouvait au fin fond de la forêt, mise au rebut, comme on abandonne les restes d’un pique-nique. Ils ne l’auraient pas retrouvée si vite si les parents n’avaient reçu un appel téléphonique avec des indications. Autre glissement dans le mode opératoire : l’appel avait été passé à partir d’une cabine téléphonique, dans une impasse obscure du centre de Washington. Soit le tueur avait téléphoné lui-même, soit il avait payé quelqu’un pour le faire.
Des caméras de surveillance filmaient les entrées et les sorties du parc. Son équipe visionnait les enregistrements, mais sans succès. Ils n’avaient toujours pas la moindre idée du moyen employé par le tueur pour transporter ses victimes dans le parc.
Jamais aucune enquête n’avait échappé à ce point à tout contrôle.
Charlotte soupira profondément. Tournant la tête, Baldwin la vit griffonner des notes.
— Il y a certaines différences…, commenta-t-il.
— C’est lui, Baldwin. Toujours lui. Il nous balade, c’est tout.
* * *
Après ce début de journée sinistre, les choses ne s’étaient pas améliorées.
Les techniciens de scène de crime avaient examiné le corps de Kaylie. Mais ils n’avaient pas trouvé de matériel de preuve. Ni sur le cadavre ni autour. L’orage avait emporté les traces biologiques microscopiques qui auraient pu subsister. Baldwin leur avait demandé de prélever le sol autour du petit cadavre, avec l’espoir que la boue alluviale contiendrait des indices qui les orienteraient dans la bonne direction. Les rangers du parc de Great Falls n’avaient rien vu. Aucune des voitures filmées par les caméras de surveillance ne paraissait suspecte. C’était comme si le tueur s’était rendu invisible pour déposer le corps et repartir.
Arlen s’était physiquement déplacé jusque-là d’une manière ou d’une autre, pourtant. Mais comment ? Ils avaient surveillé sa maison. Et durant la nuit, personne n’était entré ou sorti de chez lui. Il avait dû déposer le corps avant d’être placé sous la garde vigilante de deux policiers de service. Baldwin ne voyait pas d’autre explication.
Et plus moyen de poser une seule question à Arlen, en plus. Les interrogatoires avaient été interdits, à la demande du brillant avocat dont les honoraires vertigineux étaient pris en charge par l’organisme de réinsertion en douze étapes dont Arlen était la mascotte. Tous ses amis étaient furieux et estimaient qu’il servait de bouc émissaire.
Même le fait qu’il soit placé sous surveillance, Arlen l’utilisait à son avantage. Dans la mesure où sa maison était gardée jour et nuit, tout le monde savait qu’il n’avait pu sortir pour se débarrasser du corps. A quoi s’ajoutait la pénible question de l’absence de preuve matérielle. Les photos sur l’ordinateur ne suffisaient pas à le confondre. Arlen jurait ses grands dieux qu’elles étaient arrivées là à son insu. Si l’affaire parvenait devant les tribunaux, son avocat pourrait toujours prétendre que les portraits des victimes avaient été téléchargés par erreur, ou mis sur son ordinateur pour le piéger. Il suffirait alors d’un seul juré convaincu de son innocence pour que la procédure contre lui tombe à l’eau.
Les médias perdaient confiance en la police. Les accusations pleuvaient. Et si le Métronome gardait son rythme immuable, un nouvel enlèvement aurait lieu ce soir.
Il était déjà tard lorsque Baldwin avait poussé son équipe hors du bureau, avec l’ordre de prendre du repos à défaut de pouvoir dormir. Charlotte et lui s’étaient attardés encore un peu. L’œil rivé sur le téléphone. A attendre.
Mais il n’y avait eu aucun appel. Baldwin s’était détendu légèrement, et avait décidé qu’il était temps de s’alimenter et de reprendre des forces pour repartir d’un meilleur pied le lendemain. Le sommeil avait été son ennemi, cette semaine — il ne tournait plus qu’à la caféine et aux plats à emporter. Et son organisme malmené se rebellait. Ajoutée à ce mélange, il y avait Charlotte, qui lui sautait dessus chaque fois qu’ils étaient seuls deux minutes d’affilée. Même s’ils vivaient des moments de sexualité intense, l’excès de tension l’épuisait. Leurs ébats se teintaient désormais d’une nuance de détresse, mêlée à un sentiment d’insécurité, de faillibilité. L’impression se dessinait en lui que Charlotte le saignerait à blanc s’il la laissait faire.
Et pourtant, il était là, de nouveau vidé et haletant, sur son lit en champ de bataille.
Charlotte arpentait la chambre. Nue comme aux premiers jours, ses longs cheveux volant dans son dos à chaque demi-tour.
— C’est lui, bon sang. Nous savons que c’est lui. Il doit y avoir un indice quelque part. Une trace qui pourrait le trahir. Où garde-t-il ses victimes ? Et comment disparaît-il aussi facilement avec elles ? Ça fait plusieurs jours maintenant que des agents montent la garde devant chez lui. Il n’a pas pu se dématérialiser, merde ! On traque un putain de fantôme !
— Arlen n’a rien d’immatériel. Mais nous passons à côté de quelque chose : une trace, une faille, un signe.
Elle se tourna vers lui, dévoilant ses petites dents blanches en une grimace excédée.
— Nous avons fouillé sa maison de fond en comble. Nous surveillons ses moindres faits et gestes. C’est le pédophile repenti le plus exemplaire qu’on ait jamais rencontré.
— Tout à fait. Et c’est ce qui ne va pas chez lui. Il est trop parfait. Il va commettre une erreur, Charlotte. Je sais que le temps joue contre nous, mais il finira par se trahir.
— Et combien de petites filles devront mourir dans l’intervalle, Baldwin ?
Sa voix se brisa. Il ajouta la vulnérabilité à la liste des qualités qu’il avait pensé ne jamais rencontrer chez elle.
— Viens ici, Charlotte.
Docile, elle se dirigea vers le lit.
— Encore, dit-elle d’une voix rauque, exigeante.
— Charlotte, je ne suis qu’un seul homme. Je ne crois pas que je puisse encore…
Une fois de plus, elle lui démontra le contraire.