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Nashville
22 h 05

Dégoûtée, Taylor jeta le téléphone portable sur ses genoux.

— Mais où a-t-elle disparu, cette fille, bon sang ?

C’était la cinquième fois qu’elle posait la question.

— Je n’en ai pas la moindre idée.

La voix de McKenzie l’apaisa. Elle était tendue à bloc, morte de fatigue. Et exaspérée, surtout. Comment un adolescent de dix-sept ans pouvait-il échapper à l’ensemble des forces de police de Nashville et de ses environs ? La question dépassait son entendement. Ils avaient tous les éléments en main, pourtant : son nom, son adresse, la marque de sa voiture. Mais il restait invisible et introuvable, comme s’il s’était évanoui de la surface de la Terre.

— Et si on passait chez elle voir si elle n’a pas tout simplement décroché son téléphone ? suggéra Renn.

Taylor réfléchit en tambourinant des doigts sur le volant. Que faire ? Courir à l’aveugle après une pseudo-sorcière qui jouait les filles de l’air ? Ou se joindre aux effectifs qui battaient la campagne pour tenter de retrouver Schuyler ? Si elle était honnête avec elle-même, elle devait admettre qu’Ariane leur avait apporté une aide précieuse. Elle avait divisé en deux le temps passé en investigations, grâce à son intuition et aux dessins qu’elle leur avait soumis. Une prescience qui ne faisait pas d’elle une sorcière, cela dit. Juste une excellente observatrice.

— O.K., on y va. Tu as son adresse ?

— Oui. Elle vit près de Music Row.

— Bon, ça va. Ce n’est pas trop loin.

Les rues étaient calmes. Cinq minutes plus tard, Taylor garait sa Lumina devant une maison victorienne de deux étages qui rappelait de façon inquiétante la demeure du roi des vampires, Keith Barent Johnson. Celle d’Ariane était gaie, avec sa façade vert sauge et ses finitions de bois d’un blanc immaculé. L’allée frontale montait en plusieurs séries de marches jusqu’à la galerie qui faisait le tour de la maison. Les lumières extérieures étaient allumées, mais les fenêtres obscures. Le vitrail de la porte d’entrée était protégé par de solides barreaux métalliques. L’œil rouge et brillant d’une alarme à détecteur de mouvement les contemplait derrière un portemanteau. Bonne initiative, l’alarme. Le quartier était sûr, mais une femme qui vivait seule devait avoir l’intelligence de se protéger. Même si, en tant que sorcière, Ariane avait sans doute eu recours à une batterie de « sorts de protection ».

Personnellement, Taylor penchait plutôt pour les alarmes.

Une balancelle en rotin blanc avec des coussins verts rayés pendait du plafond de la galerie. Taylor imagina Ariane se berçant là-dedans pendant les chaudes soirées d’été, les jambes repliées sous elle comme une chatte, ses longs cheveux d’un noir de jais étalés sur le bois blanc.

— Elle n’est pas chez elle, déclara-t-elle en actionnant tout de même la sonnette.

Un carillon grave se fit entendre. Personne n’ouvrit. Taylor se tourna vers McKenzie.

— Et maintenant ? Qu’est-ce qu’on fait ?

Renn avait les yeux rivés sur la porte d’entrée et ne répondit pas. Par acquit de conscience, Taylor fit le tour de la galerie et vit d’autres fauteuils, d’autres coussins rembourrés. Rien qui puisse lui donner la moindre indication sur l’endroit où se cachait Ariane.

— Il faut qu’on essaie autre chose. Je vais…

La sonnerie de son téléphone l’interrompit. Elle jeta un coup d’œil sur l’écran : numéro inconnu, correspondant inconnu. Son cœur se contracta violemment. La dernière fois qu’elle avait vu ces mêmes indications sur son portable, c’était le Prétendant qui lui annonçait qu’il venait la trouver. Elle fit signe à Renn et porta lentement le téléphone à son oreille.

— Jackson.

La voie de la sorcière s’éleva, rauque et inquiète, dans le calme de la nuit.

— Oh, la Grande Déesse soit louée, vous avez répondu, lieutenant. C’est Ariane. Je l’ai trouvé. J’ai trouvé le sorcier.

Les clés dans sa main gauche, Taylor courait déjà vers sa voiture.

— Nous avons cherché à vous joindre toute la soirée. D’où appelez-vous ?

Ariane s’exprimait dans un chuchotement à peine audible. Taylor appuya sur la touche haut-parleur.

— Je suis dans la partie ouest du comté de Davidson. Vous connaissez McCrory Lane ?

— Oui.

Pour connaître, elle connaissait, oui. Baldwin et elle habitaient à deux pas.

— Il y a un cimetière désert — il est vieux de deux siècles. C’est un endroit sacré. J’ai vu dans mon rêve qu’il y était.

Fauchée net dans son élan, Taylor prit appui sur le capot de la Lumina. Un rêve ! De qui se moquait-on ?

— Vous avez eu une vision, Ariane, c’est ça ? Et vous croyez vraiment que…

— Non, non, ne vous méprenez pas. J’ai rêvé, oui, mais je suis venue vérifier par moi-même avant de vous faire signe. Et il est effectivement là où je l’ai vu dans mon songe. Il dormait près d’un feu de camp, mais je crois qu’il m’a entendue. Il ne faut pas que je m’attarde par ici.

Taylor rongeait son frein. Il n’existait pas pire calamité à ses yeux que les gens qui pensaient pouvoir mener l’enquête à la place de la police.

— Partez sur-le-champ, oui ! Roulez jusqu’à la station Shell à l’intersection de la Highway 100 et de McCrory Lane, et dites-leur de boucler toutes les portes. Je vous envoie une voiture de patrouille en urgence. Le garçon est armé et il est dangereux. Nous vous retrouverons là-bas, le temps de faire le trajet. Nous sommes chez vous, sur Music Row, là.

— Lieutenant ?

Taylor avait déjà tourné la clé dans le contact.

— Oui ?

— Faites vite, surtout.

— Ne raccrochez pas ! hurla Taylor.

Mais Ariane avait déjà coupé.

Elle jura, sortit le gyrophare et le posa sur le toit. Pas une minute, pas une seconde à perdre. La lumière tournante lui donnait mal à la tête, mais elle ne pouvait se permettre d’être ralentie.

— Où est-elle ? demanda McKenzie.

— Sur McCrory Lane.

Elle mit sa radio en marche.

— Lieutenant Jackson, E, 10-82, 10-23, 10-54. Suspect repéré. Renforts demandés à la station Shell, à l’intersection de McCrory Lane et de la Highway 100.

Elle entendit plusieurs « affirmatifs » en réponse. En lançant son appel, elle avait précisé à l’aide de différents codes que leur suspect était armé et très dangereux. Tous les agents qui patrouillaient dans les environs arriveraient ventre à terre.

En rassemblant le maximum de monde sur place, ils auraient de meilleures chances d’arrêter Schuyler Merritt avant l’arrivée de la presse. Or les médias, locaux et nationaux, avaient désormais des intérêts personnels en jeu dans cette affaire.

La radio crépita. Une patrouille sur la Highway 70, en direction du sud, annonçait qu’elle serait à la station-service dans trois minutes. Taylor poussa un soupir de soulagement. Cette tête brûlée d’Ariane l’avait échappé belle.

— Je crois que je vais l’étrangler de mes mains, cette fille, bon sang !

— Elle cherche à nous aider, Taylor.

— On ne lui a rien demandé, autant que je me souvienne ! Comme si j’avais besoin d’avoir la miss Marple de l’occulte dans les jambes !

— J’ai du mal à imaginer miss Marple avec un corset et une cape, mais je crois saisir l’image.

Elle ne put réprimer un sourire.

— Elle pourrait en remontrer à Morticia Addams, notre Ariane. Il faut vraiment être frappée pour courser un assassin toute seule en pleine nuit, dans la forêt. Je me demande si je ne vais pas la faire poursuivre pour obstruction à l’enquête. Si jamais ça se termine mal…

A côté d’elle, McKenzie était livide. Mais il secoua la tête.

— Ça ne tournera pas mal.

Ils traversèrent Old Hickory. La lumière rouge tournante glissa rapidement sur la façade des belles demeures en brique, puis badigeonna les bois d’un éphémère éclat sanglant, alors qu’ils roulaient à tombeau ouvert dans la campagne déserte. Ils dérangèrent une bande de dindons sauvages qui picoraient un peu trop près de la route, vers Harpeth Hills. Les gros oiseaux détalèrent dans les buissons et Taylor eut tout juste le temps de voir étinceler les plumes de leurs queues dans l’éclat blanc des phares.

La radio grésilla — la première patrouille avait atteint la station Shell. Une voix s’éleva.

— Nous sommes sur place. Plus de détails, s’il vous plaît, lieutenant Jackson ?

— Une jeune femme au teint pâle et aux cheveux noirs qui se donne le nom d’Ariane. Elle devrait être enfermée à l’intérieur.

— Négatif. Personne ici ne correspond à cette description.

Elle entendit le mot « négatif » prononcé par trois voix différentes. Le front en nage, soudain, elle enfonça la pédale d’accélérateur et la Lumina bondit sur la Highway 100. Pendant une fraction de seconde seulement, elle quitta la chaussée des yeux. Juste le temps de foudroyer McKenzie d’un regard qui hurlait : « Je te l’avais bien dit, non ? »