Nashville
18 heures
Taylor raccompagna Ariane, s’assura de sa sécurité, puis alla parler aux Howell. Les Norwood avaient déjà leur avocat avec eux et faisaient un raffut de tous les diables. Les faire attendre trop longtemps ne serait pas forcément stratégique. Mais avant de poursuivre, elle avait une question cruciale à poser à Theo.
Ses parents et lui étaient calmement assis dans une salle d’interrogatoire. Blake, le père, se leva à son entrée : soigneusement rasé, silhouette impeccable, portant costume noir, chemise blanche et cravate de soie orange. Son épouse était tout aussi parée, avec un pashmina de Turquie couleur cannelle drapé sur les épaules. Ses cheveux blonds étaient méchés avec art et solidement laqués. Lui était poivre et sel — le sel gagnant la partie.
— Enchantée, monsieur et madame Howell. Merci pour votre patience. Nous avons de nombreuses pistes à explorer, comme vous pouvez l’imaginer. J’aurais plus de temps à vous consacrer tout à l’heure, mais je suis juste venue poser une question préalable à Theo.
M. Howell se rassit.
— Une seconde, lieutenant. Notre fils est-il en état d’accusation ? Devons-nous faire appel à un avocat ?
— C’est bien évidemment votre droit, monsieur. Mais Theo ne fait l’objet d’aucune poursuite pour le moment. En l’état actuel de l’enquête, c’est juste son témoignage qui nous intéresse.
Theo se tourna vers Taylor.
— Mes parents sont déjà au courant, pour ce que je vous ai dit l’autre soir. Je suis privé de sortie jusqu’à nouvel ordre.
— J’imagine, oui, répondit Taylor. J’aimerais que vous me disiez, maintenant, si vous vous souvenez d’une querelle qui a opposé Jerrold King et Brandon Scott, la semaine dernière ?
Theo plissa le front et réfléchit un instant.
— Ah, oui… Juste avant l’entraînement. J’ai pensé qu’ils se disputaient à cause de Letha.
— La petite sœur de Jerrold ?
— Oui, voilà. Brandon et elle sortaient ensemble au début de l’année, mais elle a rompu avec lui début octobre. Et Letha s’est mise à raconter des trucs assez croustillants à son sujet. Lui a contre-attaqué, ça s’est traduit par une petite guerre en ligne. Mais les hostilités sont retombées il y a quelques semaines.
« Il y a quelques semaines. » Comme le temps filait vite, aux yeux d’un adolescent…
— Alors, pourquoi cette dispute maintenant ?
Taylor vit une rougeur gagner les oreilles de Theo.
— Eh bien… Peut-être à cause de ce que Letha racontait sur lui. Elle traitait Brandon de tapette.
— Brandon était homosexuel ?
— Je ne sais pas… Peut-être. Les filles lui tournaient autour et il avait toujours plein de copines. Mais il n’avait pas trop l’air de s’investir avec elles.
— Vous pensez à quelqu’un avec qui il aurait pu avoir des relations homosexuelles ?
— Ben, euh… Ce n’est pas le genre de truc dont on parlait ouvertement entre nous.
Theo s’agita sur sa chaise. Ce n’était pas un menteur très accompli.
— Tu penses que Brandon et Jerrold auraient pu avoir été amants ?
Theo se mit à rire.
— Sûrement pas, non ! Jerry aimait les filles. Il était furieux que Brandon se soit servi de sa sœur comme d’une couverture.
Evelyn Howell toucha le bras de son fils.
— Theo…
La nuance d’avertissement dans la voix de sa mère suffit à le relancer
— Désolé. Non, pas Jerry. Peut-être qu’il y avait eu quelque chose entre Schuyler et lui. Enfin, c’était le bruit qui courait, quoi. Mais Schuyler n’est même plus à Hillsboro. Ses parents l’ont mis en centre de rééducation ou un truc comme ça, en Virginie, il y a déjà plusieurs trimestres. Donc je ne vois vraiment pas. Et c’était juste des ragots.
L’expression de Mme Howell trahit la surprise.
— Tu veux parler de Schuyler Merritt ? Le fils de Jackie ?
Theo fit oui de la tête.
— Ah, mais je ne me serais jamais imaginée ! Les Merritt sont des amis à nous, lieutenant. Ils ont sponsorisé plusieurs manifestations que nous avions organisées à la librairie. Mais nous les avons un peu perdus de vue, depuis qu’ils ont divorcé l’année dernière. Le divorce a été prononcé il y a quelques mois. Jackie s’est remariée sur-le-champ ; l’encre avait à peine eu le temps de sécher sur le certificat de divorce. Son nouveau mari est un marine. Il a été mobilisé quelques semaines à peine après leur voyage de noces. Schuyler Senior — Sky — a mal vécu la séparation et s’est mis à boire. Il n’est plus vraiment lui-même, ces derniers temps. Et ça n’a pas été facile non plus pour les enfants.
— Les enfants ?
— Schuyler a une sœur qui fréquente toujours Hillsboro. C’est bien ça, Theo ? C’est quoi le nouveau nom de femme mariée de Jackie, Blake ? Tu te souviens ?
— Attends, laisse-moi réfléchir. At… quelque chose.
— La sœur de Sky s’appelle Fane, précisa obligeamment Theo. Une super-belle fille. Enfin… avant. Sky et elle étaient tout le temps fourrés ensemble. Elle a très mal réagi au départ de son frère. Elle a commencé à fréquenter les goths et à se coller des tonnes de maquillage sur la figure.
— Fane Atilio ? demanda Taylor dans un souffle.
Sa voix rendit un son étrangement creux à ses propres oreilles.
— Atilio, oui, confirma Mme Howell en souriant.
— Oh, nom de Dieu… Pardon. Excusez-moi quelques instants.
— J’ai dit quelque chose qu’il n’aurait pas fallu ? entendit-elle Mme Howell demander à son mari.
Taylor laissa la porte se refermer derrière elle. McKenzie l’attendait dans le couloir.
— Tu viens, Renn ? Je crois que nous avons encore un certain nombre de questions à poser à notre amie Fane Atilio.
* * *
Fane leva les yeux à leur entrée. McKenzie eut droit à un sourire engageant, Taylor à un regard haineux. Mais elle n’était pas d’humeur à entrer dans ces petits jeux. Elle contourna la table, tira sur le dos de la chaise de Fane en faisant grincer le métal sur le sol en lino. Puis elle prit place à côté de l’adolescente.
— Fane, tu as un frère, Schuyler. Où est-il ?
Fane lui jeta un œil mauvais, puis détourna les yeux.
— En Virginie.
— Il nous faut immédiatement son numéro de portable.
L’adolescente afficha un air d’ennui détaché.
— Je ne le connais pas par cœur. Il est à la maison.
Le maquillage de Fane s’écaillait. Elle avait manifestement pleuré pendant leur absence. Des coulées noires maculaient une peau claire comme une opale, de plus en plus livide.
— Tu n’as pas enregistré le numéro sur ton téléphone ?
— Non. Je n’ai pas le droit de l’appeler en Virginie.
— Tu ne crois pas que Schuyler se trouve plutôt ici, dans le Tennessee ?
Les yeux verts s’assombrirent.
— Je n’en sais rien, moi. Je ne lui ai pas parlé depuis une éternité.
— Tu mens, Fane. Nous avons appelé l’employeur de ta mère, qui nous a dit qu’elle était en congé de maladie depuis quinze jours. Comment se fait-il qu’elle ne soit pas chez elle ? Nous savons que ton beau-père est en mission à l’étranger, mais où est passée Jackie ?
Fane retroussa les lèvres en dévoilant ses crocs.
— Vous aimeriez bien le savoir, hein ?
Là-dessus, elle se referma sur elle-même, les bras croisés sur la poitrine, les yeux clos. Taylor laissa le silence se prolonger quelques instants. Elle avait un mauvais pressentiment au sujet de Jackie Atilio.
Une réflexion d’Ariane lui revint à l’esprit — quelque chose qu’elle avait dit au sujet des covens. Un lien puissant unissait ces adolescents. Il s’agissait de diviser pour mieux régner, si elle voulait créer une brèche dans le mur qu’ils lui opposaient. Les dresser les uns contre les autres, voilà ce qu’elle allait faire. Car ni les menaces, ni les promesses, ni les cajoleries ne donneraient un quelconque résultat.
Elle se leva, s’éclaircit la voix, parla d’un ton égal.
— Très bien. Nous allons poser la question à Thorn, alors. Entre lui et Ambre, nous savons déjà presque tout ce qui s’est passé. Vous avez tous participé aux meurtres, de toute façon.
L’effet fut immédiat. Violent. Fane bondit de sa chaise, le bras levé, prête à frapper.
— Ce ne sont que des mensonges ! hurla-t-elle. Jamais ils ne nous trahiraient ! Les sanctions sont trop terribles…
Taylor lui attrapa le bras et le lui tordit, la forçant à se rasseoir. Fane haletait de rage. Taylor la sentait déstabilisée, à la limite de la décompensation.
— Permettez-moi de ne pas partager votre avis, jeune fille. Et si tu me parlais du film que tu as réalisé avec ton petit ami ? Celui où on voit les meurtres ?
Les yeux rivés au sol, Fane respirait par brèves saccades.
— Quel film ?
Taylor lui lâcha le bras.
— Regarde-moi, Fane.
— Cesse de mentir, O.K. ? Le film a été téléchargé à partir de ton ordinateur. Un spécialiste est en train d’examiner ton disque dur. Ils ont trouvé l’original.
Un temps de silence. Puis la jeune fille rassembla ses idées.
— Ah, la vidéo… Ce sont des jeux de rôles.
— Comment veux-tu que je te croie, alors que les prises sont faites sur les scènes de crime et que la mise à mort de Brandon Scott est filmée en direct ? N’essaie pas de me dire que c’est une coïncidence. Nous ne sommes pas stupides, Fane.
L’adolescente avait recouvré son calme. Elle se redressa sur sa chaise.
— Nous sommes très au point, comme cinéastes amateurs. Mais c’est juste une illusion de réalité.
— Et la lettre que vous avez écrite au Tennessean ? C’est une illusion, elle aussi ?
— Et lui ? Pourquoi il ne dit jamais rien ?
Fane tourna un regard suppliant vers McKenzie.
— Vous ne pouvez pas la laisser me parler sur ce ton.
McKenzie la considéra avec gravité.
— Je suis très déçu par ton attitude, Fane. Nous avons déjà abordé le sujet tout à l’heure. Plus tu nous aideras, moins tu seras punie. C’est comme cela que ça marche. Nous savons que tu es impliquée dans ces meurtres. Tu détiens la clé de ce mystère. Nous sommes prêts à t’aider, mais tu dois nous aider aussi.
— Lâchez-moi avec vos marchandages à la con, O.K. ? Je ne vous aiderai pas. Vous m’avez dit que vous vouliez me comprendre, mais vous n’en avez rien à taper !
Elle fondit en larmes, et McKenzie leva les yeux au plafond. Taylor tendit un mouchoir à la jeune fille.
— Allez, mouche-toi. Ce n’est pas en pleurant que tu obtiendras la moindre indulgence. Je te demande simplement de répondre à nos questions.
Fane fourra le nez dans son mouchoir.
— Ce n’est pas moi. Je ne sais même pas de quoi vous me parlez. Et puis j’en ai marre de vos questions. Je veux un avocat.
— C’est ton droit de demander un avocat, Fane. Même si je suis surprise que tu le fasses alors que tu te prétends innocente. Mais nous allons t’en trouver un. Une seule chose, cependant : nous devons, pour ça, avertir tes parents. C’est absolument nécessaire. Où est ta mère ?
— En enfer, probablement.
Là dessus, Fane serra les lèvres et posa la tête sur la table. Conscients qu’ils n’en tireraient pas un mot de plus, ils laissèrent la jeune fille à son silence et passèrent dans le couloir éclairé aux néons. Taylor avait l’impression d’avoir passé la moitié du temps de l’enquête enfermée dans les salles d’interrogatoire du CJC, à essayer de démêler des kilomètres de mensonges, d’inepties et d’histoires abracadabrantes. Elle était démangée par l’envie de sortir, de retourner sur les scènes de crime. C’était de là que viendraient les réponses, pas de cette bande de gamins à la dérive, qui croyaient pouvoir tricher avec la vie en se fabriquant des dents de vampire et en lançant des sorts à tout-va.
McKenzie se frotta le crâne.
— Il faut qu’on mette la main sur le frère. Je suis sûr qu’il est mêlé de près à tout ça.
Taylor s’adossa contre le mur, un pied en appui contre les moellons peints.
— C’est pour la mère que je m’inquiète, en l’occurrence. J’ai un mauvais feeling.
— Quel genre de mauvais feeling ?
— Je pense que nous avons affaire à une relation malsaine entre un frère et une sœur séparés à l’occasion du divorce parental. Pour eux, rester ensemble est tout ce qui compte. Une fois éloignés l’un de l’autre, ils sont prêts à faire n’importe quoi pour se retrouver. Je crois que nous devons retourner chez les Atilio, fouiller la maison de la cave au grenier et alerter le mari. L’absence de la mère est un peu trop flagrante. Ça ne me dit rien qui vaille.
McKenzie hocha la tête.
— La séparation imposée peut être un élément catalyseur, en effet. Fane présente un profil assez nettement psychopathique. Si elle pratique la wicca, elle peut avoir l’illusion d’être aux commandes, de décider elle-même de sa vie. L’idée même du bonheur doit être scandaleuse à ses yeux. Et il se peut qu’elle réagisse violemment contre tout ce qui lui rappelle sa vie de famille passée. Toutes les victimes viennent de foyers qui donnent une apparence unie. C’était peut-être ça, le critère de sélection pour les meurtres.
— Donc elle s’arrange avec son ami Thorn pour qu’il fourgue la drogue mortelle à une partie de sa clientèle habituelle. Puis elle se glisse dans la maison des victimes et incise les pentacles ? La théorie tient debout. A un détail près, cependant : comment Fane aurait-elle pu savoir d’avance qui prendrait les comprimés ou non ? Theo Howell a dit qu’il avait prévenu tout le monde. Y aurait-il eu d’autres victimes, sinon ? Et comment Fane en aurait-elle été informée ?
— Nous avons donc huit victimes, et au moins trois adolescents impliqués dans les meurtres. Je ne sais pas… Fane était peut-être présente quand ils avalaient la drogue ?
— Et Brandon Scott ? Il n’a pas pris le comprimé, et c’est pour ça qu’il aurait été frappé à mort ? Je crois que nous ne prenons pas le raisonnement par le bon bout. Ces crimes sont tous liés, mais les meurtriers n’ont pas laissé au hasard le soin de décider si les jeunes prendraient ou non le comprimé qu’on leur avait remis. Je pense que ceux qui sont morts ont été forcés à ingérer le poison.
— Ce qui voudrait dire que Fane était présente à chacune des scènes de crime. Ou…
Taylor se frappa le front.
— Ils se sont partagé le travail entre Fane, Juri Edvin et Susan Norwood. Tous trois ont pu s’introduire partout sous prétexte de livrer la drogue. Souviens-toi que nous n’avons trouvé nulle part de traces d’effraction. Une fois dans la place, ils menacent leur victime avec une arme quelconque et les forcent à prendre le cachet trafiqué. L’effet d’overdose est quasi immédiat. Une fois la victime inconsciente, ils arrangent les corps, tracent les pentacles, filment la scène et s’en vont.
— Je pense qu’à trois ados, ils n’auraient peut-être pas pu venir à bout des huit victimes dans le temps imparti. Mais à quatre, c’était jouable.
— Et le meurtre de Brittany était le dernier. D’après Juri, Brittany sortait avec l’ex-petit ami de Susan, ce que celle-ci n’aurait pas supporté.
Elle se tut. McKenzie lui adressa un sourire jusqu’aux oreilles — ils avaient atteint la même conclusion au même moment.
— Et le frère de Fane ? Nous n’avons toujours pas identifié le garçon, dans le dessin d’Ariane. Tu crois qu’il pourrait s’agir de Schuyler Merritt ?
— A tous les coups, oui. Et si nous allions montrer son portrait à ses ex-camarades de lycée ? Commençons par Susan Norwood, pour voir comment elle réagit. Elle est l’élément le plus vulnérable de notre joyeux quatuor.