Nashville, Tennessee, 31
octobre
15 h 30
Taylor Jackson se tenait au garde-à-vous, les mains dans le dos ; les manches de son uniforme bleu des grands jours lui grattaient les poignets. Elle aurait voulu être partout sauf ici, plantée sur le devant de la scène. Sa réhabilitation aurait pu se résumer à une simple reconnaissance informelle de son retour en grâce. Mais le chef de police n’avait rien voulu entendre. Alors qu’elle avait juste demandé à récupérer son grade, il avait insisté pour la décorer. Et très publiquement, qui plus est. Son délégué syndical était ravi et avait retiré, avec son accord, la plainte qu’elle avait déposée contre les services de police de Nashville après avoir été rétrogradée sans motif. Taylor n’était pas mécontente de sa victoire, bien sûr. Son grade de lieutenant lui tenait à cœur. Et elle se réjouissait que ses épreuves aient pris fin. Mais elle aurait préféré se passer de la pompe et du décorum.
Elle se sentait comme une bête de cirque, et l’après-midi lui avait paru interminable. Le feu aux joues, elle laissait glisser sur elle les compliments bourrés de superlatifs. Compliments sur sa carrière. Compliments sur son rôle dans l’arrestation du Chef d’orchestre, un serial killer qui avait assassiné deux femmes coup sur coup et en avait enlevé une troisième dans la foulée avant de prendre la fuite. Taylor avait coursé le fugitif jusqu’en Italie et avait fini par le prendre au collet à Florence. L’arrestation du Chef d’orchestre avait fait les grands titres de l’actualité internationale, car elle avait mis fin par la même occasion à la carrière d’un des plus célèbres tueurs en série italiens, Il Macellaio. Dans un monde où l’information était toujours à portée de clic, la mise en examen simultanée de deux criminels pervers avait évidemment fait sensation. Et le chef de police avait été forcé de revoir ses positions et de la réhabiliter.
Taylor n’avait pas seulement repris du galon ; elle retrouvait son « Escouade du Meurtre » et reconstituait son ancienne brigade : les inspecteurs Lincoln Ross et Marcus Wade avaient été rapatriés du secteur sud de Nashville. Après une longue conversation avec le chef de police, elle avait réussi à le convaincre d’affecter également Renn McKenzie à son équipe. Elle récupérait donc tous ses hommes.
Ou presque.
Car Pete Fitzgerald, son ancien second, avait disparu de la surface de la terre. La dernière fois qu’elle l’avait eu au téléphone, il se dorait à la Barbade en attendant une pièce de rechange pour le moteur de son bateau. Il l’avait appelée pour la prévenir qu’il croyait avoir reconnu leur vieil ennemi le Prétendant sur l’île. Et depuis, plus de nouvelles. Taylor était rongée par l’inquiétude. Tout semblait indiquer que Fitz était tombé entre les mains du Prétendant, un tueur si cruel, si monstrueux qu’il avait envahi ses rêves et qu’il hantait ses heures de veille. Ce tueur-là, elle n’avait jamais pu lui mettre la main dessus. Il ne cessait, pour ainsi dire, de lui glisser entre les doigts.
La semaine précédente, une nouvelle était tombée qui avait renforcé ses craintes : les garde-côtes de Caroline du Nord avaient capté un signal de détresse. Et la radiobalise de localisation de sinistre correspondait au numéro d’enregistrement du yacht de Fitz. Des recherches avaient été lancées sans le moindre résultat. La gendarmerie maritime avait dû renoncer. Quant à la police locale, elle ne pouvait intervenir, faute de délit établi sur lequel enquêter. Elle avait contacté le bureau local du FBI en Caroline dans l’espoir qu’ils accepteraient d’agir, mais pour l’instant, les recherches étaient au point mort.
Taylor lutta pour repousser Fitz de ses pensées. Pour chasser les images de son corps brisé, brutalisé. Pour oublier ce que le Prétendant lui faisait — ou lui avait fait — subir. La culpabilité se répandait comme un liquide glacé dans ses veines. Elle avait provoqué le Prétendant, l’avait mis au défi de venir la chercher. Et elle était persuadée qu’il avait préféré sadiquement s’en prendre à l’un de ses proches, à l’homme qui, à l’exception de Baldwin, comptait le plus au monde pour elle. Fitz, qui incarnait la figure paternelle de référence à ses yeux, était très probablement mort par sa faute. Et c’était dur, très dur à supporter.
Elle détailla la foule, un océan d’uniformes assis en rangs serrés devant ses yeux. John Baldwin, son compagnon, affichait un large sourire au premier rang. Ses cheveux noirs étaient trop longs, une fois de plus, et tombaient en vagues indisciplinées sur ses oreilles et son front. Taylor résista à la tentation de lui faire un petit signe. Les journalistes se saisiraient de l’occasion pour immortaliser la scène. Et elle ne voulait surtout pas attirer d’attention supplémentaire. Elle se contenta d’effleurer la bague que Baldwin lui avait offerte, faisant tourner les diamants sertis en bande autour de son doigt.
Son équipe était disposée autour de Baldwin : Lincoln Ross, dont les cheveux avaient déjà bien repoussé, et qui retrouvait ses dreadlocks ; Marcus Wade, les yeux bruns et l’air doucement rêveur. Il était amoureux depuis peu et Taylor ne l’avait jamais vu aussi heureux. Le nouvel élément de son équipe, Renn McKenzie, s’était calé à la gauche de Marcus. Taylor aperçut le compagnon de Renn, Hugh Bangor, assis quelques rangées plus au fond. Hugh et Renn restaient très discrets sur leur relation, et Baldwin et elle étaient seuls à savoir qu’ils formaient un couple.
Même son ancien chef, Mitchell Price, était présent, sourire bienveillant aux lèvres. Mitchell avait été victime, lui aussi, des mêmes événements qui avaient débouché sur sa rétrogradation. Mais il avait repris sa vie en main et s’était reconverti dans la protection rapprochée. Il dirigeait toute une équipe de gardes du corps spécialisés chargés de veiller sur les stars de la musique country. Mitchell lui avait clairement fait comprendre qu’il avait un emploi tout prêt pour elle dès qu’elle se déciderait à démissionner de la police — de « Metro Nashville », comme on appelait les services de police à Nashville.
Si seulement Fitz n’avait pas manqué à l’appel…
Notant que le chef de police se penchait pour fixer un ruban à son uniforme, Taylor déglutit pour chasser le nœud dans sa gorge. Le chef s’écarta avec un large sourire et commença à applaudir. L’assistance entière suivit son exemple, et elle eut plus que jamais envie de disparaître sous terre. Rien n’était plus étranger à ses aspirations que cette grande démonstration d’enthousiasme public pour sa personne.
Le chef fit un geste en direction du micro. Taylor prit une profonde inspiration et monta sur l’estrade.
— Merci à vous tous d’être présents, aujourd’hui. J’apprécie votre soutien plus que vous ne sauriez l’imaginer. Mais c’est à l’équipe dans son ensemble qu’il conviendrait de rendre hommage. Je ne serais arrivée à rien sans l’aide précieuse de l’inspecteur McKenzie, de l’agent spécial superviseur John Baldwin, de l’inspecteur James Highsmythe de la police métropolitaine de Londres, ainsi que de tous les policiers du département qui ont participé de près ou de loin à l’enquête. Nashville est redevable à ces hommes et à ces femmes. Mais assez de parlote, maintenant, et je propose que tout le monde se remette au turbin !
Une vague de rires déferla sur l’assistance et de nouveaux applaudissements crépitèrent. Lincoln siffla en portant deux doigts à la bouche. Oubliant les caméras, elle le gratifia d’une grimace. Baldwin lui adressa un clin d’œil ; son regard d’un vert limpide luisait de fierté. Raide comme un manche à balai et les oreilles en feu, elle remercia le chef de police et les autres huiles, adressa un signe de tête à son nouveau chef, le commandant Joan Huston, et descendit du podium. Tout le monde s’était levé et un grand brouhaha de conversations résonnait dans la salle. Le langage vigoureux de la police lui coulait comme une berceuse dans les oreilles. Elle avait retrouvé son rang et sa place. Et cela faisait quand même sacrément plaisir.
Baldwin la rejoignit et lui prit la main.
— Alors ? Que dit la Super Enquêtrice de l’Année ?
Elle prit une inspiration et relâcha l’air bruyamment.
— Ne commence pas, hein ? C’est déjà assez mortifiant comme ça…
Il rit et déposa un baiser sensuel au creux de sa paume. Une promesse pour plus tard. Lincoln la serra dans ses bras, aussitôt suivi de Marcus. McKenzie lui prit la main et la pressa avec effusion.
— Félicitations, lieutenant !
Retrouver le sourire aux dents écartées de Lincoln avait la douceur d’un retour au bercail. Luttant contre les larmes, elle lui assena une claque affectueuse dans le dos. Price vint se joindre à leur petit groupe en secouant gravement la tête. Sa moustache rousse en guidon de vélo avait été spécialement taillée et gominée pour l’occasion.
— Alors ? Ton premier geste en tant que lieutenant réhabilité ? demanda Marcus. Pillage et mise à sac des terres reconquises ?
— Et si je vous offrais une bière, plutôt ? C’est Halloween, après tout. Je propose qu’on s’échappe d’ici pour boire une Guinness au Mulligan’s.
— Top, mon lieutenant !
Elle baissa les yeux sur son uniforme raide et amidonné.
— Il faut juste que j’enlève ce machin, d’abord.
— Et nous donc ! Le premier aux vestiaires a gagné.
Dix minutes plus tard, Taylor avait retrouvé sa peau civile — jean, santiags, col roulé en cachemire noir, blazer en velours côtelé gris laissé ouvert — et la sensation revigorante d’être elle-même. Elle fixa son holster à sa ceinture, puis risqua un œil sur son insigne. Son membre fantôme. La perte de sa plaque avait failli lui coûter sa carrière. Elle effleura le métal doré d’une rapide caresse affectueuse, puis l’agrafa sur sa ceinture devant le holster. Elle était de nouveau entière. Elle-même au grand complet. Claquant la porte de son casier, elle rejoignit les hommes dans le hall. Lorsque le regard de Baldwin glissa sur sa plaque, elle fit mine de ne pas remarquer son sourire satisfait.
Alors que leur petit groupe s’éloignait à pied du Centre de justice criminelle, Taylor connut un moment d’euphorie. Derrière elle, sa joyeuse bande riait, se bousculait, échangeait des boutades. Et Baldwin, à son côté, avait ajusté son pas au sien. Il n’en fallait pas plus pour lui rappeler que la vie avait ses bons côtés. Il suffirait maintenant qu’elle retrouve Fitz et qu’elle mette le Prétendant à l’ombre, et son bonheur serait complet.
Ils venaient de passer devant un Hooter’s lorsque son portable sonna. Le standard de la division, vit-elle à l’écran. Levant la main, elle s’immobilisa sur le trottoir.
— Oui, c’est Jackson. Je vous écoute.
— Lieutenant, vous êtes demandée sur le site d’un 10-64M, homicide possible. 3800, Estes Road. Je répète : code 10-64M.
La lettre finale du code fit glisser un frisson le long de la colonne vertébrale de Taylor. Le M signifiait que la victime était mineure. Et elle détestait enquêter sur un crime qui frappait un adolescent.
— Message reçu. J’arrive.
Elle fit claquer son téléphone en le refermant.
— Bon, les gars, désolée. Scène de crime en vue pour ma pomme.
Pêchant son portefeuille dans sa poche intérieure, elle en sortit deux billets qu’elle tendit à Lincoln.
— Tenez. Vous boirez à ma santé.
Il secoua la tête.
— Ah non, pas question. On y va avec toi.
— Il ne manquerait plus que ça ! Vous n’êtes même pas de service, aujourd’hui.
Mais Marcus et Renn firent bloc avec Lincoln. Dressés côte à côte, ils formaient un mur solide de détermination virile. Taylor comprit qu’il était inutile d’insister. Ils se réjouissaient autant qu’elle que leur équipe soit reconstituée.
— Je prends le volant, annonça McKenzie.
Elle lui sourit et se tourna vers Baldwin.
— Et toi ? Tu ne te joindrais pas à nous, aussi ?
Les yeux verts de son compagnon pétillèrent.
— Quoi ? La police de Nashville solliciterait-elle l’aide d’un profileur du FBI ?
— Plutôt deux fois qu’une, même. Allez, on y va. Il nous faudra deux véhicules.
Ils remontèrent l’avenue West End, McKenzie devant avec Marcus et Lincoln à bord, et elle derrière avec Baldwin. La grande avenue était bouchée, comme d’habitude. Rouler jusqu’à Green Hills à cette heure de la journée était rarement une partie de plaisir. McKenzie opta pour un itinéraire bis en bifurquant sur l’avenue Bowling, traversant de beaux quartiers boisés, avec de vastes pelouses et de belles demeures de style construites en retrait de la route.
La plupart des habitations étaient décorées pour Halloween, parfois même de façon très élaborée, avec des scènes d’horreur installées par des professionnels dans les jardins en façade. Des lumières noires et orange clignotantes, des tombes avec des momies en format réel — certaines fabriquées à l’évidence par des mains enfantines —, des fausses toiles d’araignée et des fantômes débonnaires. A l’angle des avenues Bowling et Woodmont, se dressait un immense cavalier sans tête, gonflable. La nuit commençait à tomber et il avait plu dans l’après-midi. De fines bandes de brouillard montaient des jardins détrempés. Quelques citrouilles découpées avaient déjà été allumées, créant des îlots de lumière vaguement sinistres.
Très vite après avoir pris Estes Road à gauche, ils repérèrent leur destination. Les primo-intervenants, y compris l’équipe médicale d’urgence, avaient déjà quitté les lieux. Des voitures de patrouille émaillaient la rue, et le périmètre de la scène de crime avait été délimité à l’aide d’un ruban jaune. Des gyrophares bleu et blanc zébraient le ciel vespéral et clignotaient sur les façades en brique. Plus bas dans la rue, à distance de toute cette agitation, des petits groupes déguisés commençaient à sortir pour glisser de porte en porte, escortés ici et là par des adultes en habit de sorciers. La scène avait quelque chose de surnaturel, et ce n’était pas seulement dû à Halloween.
Paula Simari les attendait près de sa voiture. Son équipier à quatre pattes, Max, se tenait sur le siège arrière et observait les allées et venues, babines retroussées sur un sourire canin. Apparemment, ses services n’avaient pas été requis ce soir.
Ils s’approchèrent à cinq, de front. Paula leva les mains.
— Ouah ! Inutile de lancer les troupes d’assaut. Il y a juste un corps, là-haut.
Elle désigna par-dessus son épaule le premier étage d’une vaste maison en brique de style géorgien.
— Alors, lieutenant, vos impressions ? C’est bon d’être de nouveau aux commandes ?
— Pas mal, oui.
Taylor aimait beaucoup Paula Simari. Elle était de l’étoffe dont on fait les meilleurs flics. Toujours avec une repartie humoristique aux lèvres, mais capable de reprendre instantanément son sérieux lorsqu’il le fallait.
— Tu nous briefes sur ce qui s’est passé, Paula ? Puis nous ferons le tour des lieux.
Taylor signa son nom sur la feuille de présence de la scène de crime et tendit son stylo à Baldwin. « Respecter le protocole à la lettre » : tel était désormais son credo. Paula plaça les mains sur ses hanches.
— La victime est un jeune homme de type caucasien, âgé de dix-sept ans. Jerrold King. Sa sœur, Letha, était sortie faire des courses avec des amies. Son frère et elle fréquentent le lycée de Hillsboro, mais tous les élèves bénéficient d’une demi-journée de congé, cet après-midi, car leurs enseignants étaient en formation. Letha raconte qu’elle est entrée dans la chambre de son frère pour lui emprunter un CD et qu’elle l’a trouvé nu sur son lit. Elle a appelé les secours, qui sont venus très vite. Mais Jerrold était déjà décédé à leur arrivée.
— Suicide ? demanda Taylor.
— Cela n’y ressemble pas vraiment, non. Sauf s’il avait très envie de se faire souffrir physiquement.
— Très envie de se faire souffrir ?
Paula se mordit la lèvre.
— Je pense que vous devriez aller vous faire une idée par vous-même. Tu comprendras pourquoi j’ai fait appel à toi, Taylor.
Taylor scruta ses traits un instant et finit par hausser les épaules.
— D’accord, on y va. Baldwin, tu viens avec moi. Marcus, Lincoln, vous pouvez aller poser quelques questions par là-bas ?
Elle désigna du menton l’allée de la maison voisine, où les gens avaient commencé à s’attrouper. Certains étaient déguisés ; d’autres, en tenue de ville, sortaient manifestement de leur travail. Pour un costume d’Halloween, on comptait environ trois tenues de bureau.
— Tu te charges de l’enquête de voisinage, McKenzie ? Vérifie aussi que le légiste arrive, O.K. ? Nous aurons besoin d’un spécialiste médico-légal ainsi que de techniciens de scène de crime.
— C’est parti.
A la suite de Paula, elle gravit un escalier ornemental, passa entre deux grandes colonnes doriques blanches et traversa une galerie extérieure en brique. Un trio de fausses sorcières s’élevait entre deux rocking-chairs couverts de toiles d’araignée. De chaque côté de la porte, on avait placé de grands pots en fonte noire plantés de chrysanthèmes orange. Les fleurs étaient fraîches et visiblement récentes.
Taylor s’accorda une seconde pour relever ses cheveux et les attacher. Puis elle glissa les mains dans une paire de gants en caoutchouc nitrile violets. Baldwin procéda de même. Leurs mains étaient devenues purs outils de travail, et non plus vivants instruments de leur dialogue amoureux. Ils devaient éviter de compliquer la tâche des techniciens en posant des empreintes. Et éviter de fausser le jeu en laissant leurs relations privées interférer dans l’enquête. Au début, elle avait eu du mal à se comporter comme si Baldwin et elle n’étaient pas soudés par des liens émotionnels puissants. Mais elle avait plus de facilité maintenant. Elle assimilait petit à petit les facultés de détachement de Baldwin.
Paula Simari était déjà gantée et leur ouvrit la porte.
Une adolescente avec une peau à problèmes et des cheveux noir corbeau coupés au carré était tassée au pied de l’escalier, livide et secouée de tremblements. Elle avait des cernes noirs sous les yeux ; des traces de rouge à lèvres noir marquaient les coins de sa bouche. Ses lèvres serrées formaient une ligne mince. Comme si elle avait le sentiment que l’univers s’effondrerait si elle avait le malheur d’ouvrir la bouche.
— Lieutenant Jackson, voici Letha King. C’est elle qui a trouvé le corps.
Taylor se pencha pour se placer au niveau de l’adolescente.
— Letha, je suis désolée… Tes parents vont rentrer bientôt, j’imagine ?
L’adolescente refusa de rencontrer son regard et se contenta de secouer la tête. Paula répondit pour elle :
— Leurs parents sont partis en voyage. Nous les recherchons activement.
Letha serrait ses bras croisés autour de sa taille, comme pour essayer de maintenir un semblant de cohésion dans un monde qui partait en lambeaux. Ses ongles étaient peints en noir et le vernis s’écaillait par endroits. Taylor était tentée d’établir un contact, d’essayer de lui apporter un minimum de chaleur et de réconfort. Mais elle se refréna. Elle devait d’abord aller voir le corps. Alors seulement, elle pourrait s’inquiéter des vivants.
Elle sortit sur la galerie et héla McKenzie. Occupé à parler au téléphone, il haussa les sourcils en signe d’interrogation. Elle lui fit signe par gestes d’approcher. Il hocha la tête, prit congé de son interlocuteur en quelques mots et gravit l’escalier en courant. Taylor lui parla à voix basse.
— La sœur de la victime, Letha, se retrouve toute seule à la maison. La gamine est très secouée. Cela t’ennuierait de venir passer un moment avec elle ?
— Pas du tout. J’ai fini de passer mes appels. Tous les intervenants sont en route.
— Super, merci. Viens avec moi, alors.
Entraînant Renn à l’intérieur de la maison, elle le conduisit jusqu’à Letha.
— Letha, voici l’inspecteur McKenzie. Il va te tenir compagnie un moment, le temps que nous allions voir ton frère. Nous montons à l’étage, maintenant. Si tu as besoin de quoi que ce soit, tu demandes à l’inspecteur McKenzie, d’accord ?
La fille fit oui de la tête, silencieuse comme la tombe. Un nouveau frisson parcourut l’échine de Taylor. Quelque chose dans l’attitude de Letha lui procurait un sentiment bizarre, comme la prémonition que le pire était encore à venir. Mais elle aurait été incapable de définir l’origine de ce pressentiment.
— Et si on allait s’installer dans la cuisine, Letha ?
McKenzie lui tendit une main. La fille la prit et se leva. Elle semblait à peine tenir sur ses jambes et son regard était vide. Sans un mot, elle se laissa entraîner. En état de choc, de toute évidence. Perdue. Pitoyable. Avec, néanmoins, un petit quelque chose d’inquiétant.
Le double escalier en acajou partait de chaque côté du hall en deux volées semi circulaires qui se rejoignaient à l’étage pour former une passerelle. Ils empruntèrent le côté gauche et Taylor compta machinalement en montant. Trente-trois marches. La vue sur l’élégant vestibule en contrebas était voilée par les fausses toiles d’araignée accrochées de part et d’autre d’un énorme lustre de Venise. Taylor regarda autour d’elle : un parquet en chêne à larges lattes, de petits tapis exotiques et des tables disposées dans un savant désordre, avec des pièces d’art ethnique et des bibelots de bois. Des masques tribaux s’alignaient aux murs. Les parents étaient soit collectionneurs, soit amateurs de grands voyages. Quatre portes donnaient sur ce palier, dont une était ouverte.
Taylor tourna la tête par-dessus l’épaule pour jeter un coup d’œil à Baldwin. Calme, presque impassible, il paraissait préparé à toutes les éventualités. Son regard interrogea le sien. Lorsque Simari s’éclaircit la voix, elle réalisa qu’elle s’était immobilisée net.
Allait-elle bien ? Taylor avait une sensation des plus étranges, presque comme si une main puissante pressée contre sa poitrine l’empêchait d’aller plus loin. Elle ne détectait aucune des odeurs habituelles qui flottaient autour des scènes d’homicide avec violence. Ni sang, ni sueur, ni puanteur d’entrailles. De la chambre ouverte émanait une senteur… florale. L’ambiance olfactive était si déroutante qu’il lui fallut un instant pour la reconnaître. Du jasmin. La scène du meurtre sentait le jasmin. Une fois que ses narines se furent accoutumées à cette sensation, elle discerna une très légère nuance cuivrée, piquante et âpre sous la douceur sucrée du parfum.
La sensation bizarre passa. Taylor sourit à Paula.
— Désolée. Ça va. Je… reniflais juste.
— Oui, je sais. C’est étrange. Pas le genre de parfum que l’on associe normalement à un ado de sexe masculin. Mais va savoir. Dans le monde où nous vivons, tout est possible. Il est là-dedans, précisa-t-elle en désignant la chambre ouverte.
— C’est probablement une huile essentielle qu’utilise sa sœur, commenta Baldwin. Même si je n’ai pas remarqué cette odeur en bas.
De temps en temps, lorsqu’elle faisait ses premiers pas sur une scène de crime, Taylor avait le sentiment d’avancer sous l’œil d’une caméra invisible, comme si un vidéographe caché captait la moindre de ses expressions. Livrée en pâture à l’écran, elle progressait dans un couloir obscur alors que le public savait que quelque chose d’atroce l’attendait, juste à portée de main. « Sois prudente, regarde derrière toi, n’entre pas seule dans ce lieu sombre, mieux vaut quitter la fausse sécurité de la maison et courir dans la forêt, alors que le tueur est sur tes talons, couteau en main. »
Ses bras se couvrirent de chair de poule. Comme elle détestait les films d’épouvante ! Taylor repoussa le scénario de cauchemar de ses pensées. Halloween lui faisait toujours cet effet. Une scène de crime, en la circonstance, était faite pour stimuler son imagination trop réactive.
S’armant de courage et de raison, elle pénétra dans la chambre de Jerrold King. Bien décidée à rester objective. Elle voulait découvrir la scène froidement, avec méthode, sans porter de jugement. Son boulot en tant que directeur d’enquête était de veiller à ce que ses inspecteurs ne tirent pas de conclusions hâtives, ne démarrent pas ventre à terre sur une piste aux dépens d’une autre. Elle mettait l’accent sur la réflexion, la méticulosité, la recherche d’éléments de preuve.
Mais devant le cadavre de Jerrold King, elle fut tentée d’oublier toutes les consignes apprises.
Médusée, elle se rapprocha d’un pas. Il était nu, allongé sur le dos, les bras en croix. Sa bouche entrouverte était relâchée, avec de la salive collée aux commissures des lèvres bleuies. Les yeux entrouverts ne contemplaient plus que le vide. A première vue, il n’y avait pas de marques de coups ni de strangulation. Des ecchymoses, bien sûr, pourraient apparaître plus tard. Les contusions n’étaient pas toujours visibles dans un premier temps. Mais si la peau, pour l’instant, était vierge de tout hématome, des sillons sanglants étaient, en revanche, creusés dans la chair tendre. Le rouge vif sur le blanc agressait péniblement le regard. La peau claire avait été entaillée à l’aide d’une lame acérée. Mais la victime n’avait pas été poignardée pour autant. Les marques avaient été incisées au couteau pour former un motif bien précis.
Taylor se pencha prudemment sur la victime pour mieux voir, pendant que Baldwin passait de l’autre côté du lit. Elle leva les yeux et croisa son regard préoccupé.
— Non…, chuchota-t-elle. Ça ne peut quand même pas être…
— Non seulement ça peut, mais c’est.
— Ça fait un peu légende urbaine, murmura Paula.
Taylor recula de nouveau pour avoir une vue plus globale. Oui, à distance, le dessin ressortait clairement.
Une étoile à cinq branches entourée d’un cercle grossièrement ciselé.
Un pentacle, gravé dans la poitrine du jeune mort.