3

Mettre un terme à la confusion générale fut l’affaire d’une simple demi-heure. Un exploit, vu l’ampleur du chaos. Taylor avait établi un poste de commandement provisoire dans la rue, juste devant la maison des King. Chacun des éléments de sa brigade avait pris un petit groupe d’hommes sous son contrôle pour exécuter des tâches spécifiques. Des policiers affectés aux barrages questionnaient toutes les personnes cherchant à entrer ou à sortir du périmètre délimité. Dans un premier temps, on leur demandait leur adresse et s’ils avaient des enfants adolescents. Ceux qui répondaient par l’affirmative passaient par un second contrôle. « Savez-vous où se trouvent vos ados en ce moment ? » Si un jeune restait injoignable au téléphone, une équipe était envoyée aussitôt sur place. Un quatrième groupe d’officiers de patrouille intervenait en fonction des appels du 911, et chacun venait communiquer ensuite le résultat de son intervention au poste de commandement.

Le compte des corps s’était stabilisé à sept, répartis sur cinq adresses différentes. Taylor priait ardemment pour que le nombre de victimes s’arrête là. Quatre jeunes filles et trois jeunes garçons, tous entre quatorze et dix-huit ans, étaient décédés dans l’après-midi. Très vite, il avait été constaté que les sept victimes étaient inscrites au lycée public de Hillsboro. Aucun élève d’une des nombreuses écoles privées du quartier n’avait été porté disparu ou trouvé gisant sur le dos dans son lit. Pas de victimes non plus parmi les ados que les parents scolarisaient à domicile, comme cela se passait fréquemment dans ces milieux.

Deux des scènes de crime comportaient des victimes multiples. Pour la première, il s’agissait d’un couple surpris au cours d’un rapport sexuel, avec le préservatif encore accroché au bout du pénis du garçon. Dans une maison proche, on avait trouvé deux filles faisant leurs devoirs ensemble, avec les manuels de physique encore ouverts et des magazines pour adolescentes étalés autour des deux corps sans vie. La mort était venue frapper à l’occasion d’un après-midi tranquille entre filles, partagé entre devoirs et papotage.

Taylor commençait à y voir un petit peu plus clair. Le voisinage n’avait pas apprécié le système qu’elle avait instauré pour dénombrer les victimes, mais elle n’avait pas trouvé de moyen plus efficace pour mesurer rapidement l’ampleur réelle de la tuerie. En tant que responsable, elle devait montrer un visage calme, une force, une présence. Rester à tout moment posée et raisonnable. Elle avait été formée pour faire face à des situations de crise, et elle mettait en application les méthodes apprises. Résultat : le calme était revenu et ils avaient la situation en main.

Une petite voix dans sa tête ne cessait de hurler d’affolants « Et si… ? » Et si tu passais à côté du tueur ? Et si, pendant ce temps, il continuait à aligner de nouvelles victimes ? Mais elle ne pouvait se permettre de douter de la validité de ses décisions. Pas maintenant. Il s’agissait d’abord d’établir le compte exact des victimes. Une fois que l’événement serait correctement circonscrit, ils commenceraient à assembler les morceaux du puzzle.

La première victime, Jerrold King, était décédée depuis au moins deux heures. Taylor partait de l’hypothèse que les meurtres avaient eu lieu entre 12 h 30 et 15 heures. Les cours avaient pris fin à midi, et le premier corps avait été découvert à 15 heures. En supposant que tous ces jeunes avaient été présents au lycée ce matin-là, Taylor pouvait définir une fourchette horaire assez précise.

Elle soupira en songeant aux étapes minutieuses qu’il restait à franchir avant d’obtenir les premières conclusions, les premiers résultats d’autopsie. Si seulement elle avait pu faire défiler le temps en mode accéléré et sauter les prochaines vingt-quatre heures, elle saurait quelle substance avait tué les sept victimes. Une drogue quelconque, a priori, s’il fallait en croire la cyanose et les pupilles en tête d’épingle — quelque chose qu’ils avaient ingéré ou qu’ils s’étaient injecté. La pensée alarmante d’un suicide collectif lui traversa l’esprit. Mais cela n’expliquerait pas les pentacles. Sept adolescents pouvaient-ils planifier un suicide collectif et se taillader la chair pour y inscrire un signe occulte juste avant de mourir ?

Non. Ces crimes avaient été commis par une main extérieure. Une main qui avait frappé vite, impitoyablement, et avec une redoutable efficacité.

Taylor vit McKenzie conduire Letha King jusqu’à une voiture de patrouille et l’installer sur la banquette arrière. Le véhicule démarra, emportant l’adolescente au regard fixe.

— Tu as réussi à en tirer quelques mots ? demanda-t-elle à McKenzie lorsqu’il vint la rejoindre.

— Pas grand-chose, non. J’ai pensé qu’il valait mieux que je reste avec elle jusqu’à ce quelqu’un de sa famille prenne la relève. Sa tante vient d’appeler pour annoncer qu’elle pouvait la récupérer.

— Très bien. Nous aurons d’autres questions à poser à Letha plus tard, lorsque les choses se seront un peu calmées.

Ils entrèrent chez les King. Malgré la foule, la cuisine était étrangement silencieuse. Baldwin lui tendit une pile de photos.

— Tu es prête ? Simari m’a donné des polaroïds qu’elle avait en trop pour que nous puissions revoir les scènes. Même si je devrais être capable de les ressortir de mémoire pendant un bon bout de temps.

— Tu m’étonnes. Toutes les victimes ont été identifiées ?

Lincoln hocha la tête.

— Nous avons tous les noms, oui. Une identification formelle aura lieu demain pour certains d’entre eux, lorsque nous aurons joint les parents. Deux des familles s’étaient absentées à l’occasion des congés d’Halloween.

— Nous ne pouvons pas divulguer les noms avant que la famille proche ait été avisée du décès. Je pense que le mieux serait d’attendre et de fournir ensuite la liste complète aux médias.

— On peut essayer. Mais il y aura nécessairement des fuites. Tu connais la bête.

— Faites de votre mieux, d’accord ? On va examiner les scènes une par une, maintenant. Donnez-moi les noms qui vont avec les visages. Nous avons eu d’abord Jerrold King, puis Ashley Norton. Quel corps a-t-on trouvé ensuite ? Nommez-les-moi dans l’ordre.

Elle posa les photos sur le plan de travail en granit, et Lincoln les aligna en désignant les adolescents un à un.

— Jerrold et Ashley pour commencer, donc. Puis viennent les deux séries doubles : Xander Norwood et Amanda Vanderwood, dans un premier temps, puis Chelsea Mott et Rachel Welch. Et, pour finir, la dernière victime masculine trouvée seule chez elle : Brandon Scott.

De la pointe de l’index, il tapota sur la dernière photo. On y voyait le visage marqué par un rictus d’un jeune homme qui n’avait pas vu assez de soleils se lever. Des traits magnifiques ravagés par la mort. Taylor fut tentée d’essayer de se représenter à quoi Brandon avait ressemblé de son vivant, mais elle s’interdit ces conjectures dépourvues de sens. Elle resterait hantée à jamais par tous ces visages trop jeunes que la mort avait transformés en masques.

— Vous a-t-on parlé d’un lien qui existerait entre les victimes ? Avaient-elles des ennemis connus ?

— Non, rien. Personne n’a d’explication. Les gens sont abasourdis. N’y comprennent rien.

— Où a été trouvé le jeune couple ?

— Au domicile des Vanderwood.

— Allons jeter un œil.

Leur trajet fut bref. Les Vanderwood vivaient à moins de cinq cents mètres de chez les King, sur la même rue. Seule différence : la maison blanche de bois, avec sa porte d’entrée peinte en rouge, était moins imposante que les demeures des King et des Norton. Les extérieurs étaient inondés de lumière et les techniciens de scène de crime entraient et sortaient au pas de course. Un petit groupe de voisins se tenait sur la pelouse adjacente et regardait en silence. Une tristesse accablée marquait tous les visages.

L’escalier parut interminable à monter. Une fois de plus, l’odeur désormais familière du jasmin flottait aux abords de la scène. La chambre d’Amanda était la première en arrivant en haut de l’escalier. Un enquêteur médico-légal mitraillait la scène et le claquement de l’obturateur frappa désagréablement les oreilles de Taylor. Ces « clac-clac » à répétition faisaient partie du fond sonore familier qu’elle associait aux scènes de crime. Mais ce soir, le son prenait une tonalité nouvelle — plus dure, plus intrusive.

Xander Norwood était allongé par terre, sur le dos, nu. Amanda Vanderwood, dévêtue également, gisait partiellement sur le lit, tournée vers le haut, les bras touchant le sol. Taylor nota que l’index d’Amanda effleurait la paume de Xander. Comme si la jeune fille avait fait appel à ses dernières forces pour basculer à demi hors du lit et que Xander avait tendu les bras vers elle, rassemblant ce qui lui restait d’énergie pour unir leurs chairs en un ultime contact.

L’éternité de l’amour.

Pour la première fois, après des années de scènes de crime, Taylor se sentit à deux doigts de vomir.

S’il y avait une sensation à laquelle elle aspirerait avant de rendre son dernier souffle, ce serait la caresse de Baldwin. Et ne souhaiterait-elle pas emporter, comme unique viatique, une ultime vision de ses traits ? Ses lèvres sur les siennes, une dernière fois, ses mots coulant à son oreille. Mourir avec l’être aimé près de soi. Une grâce.

Taylor s’obligea à écarter ces considérations romantiques et retrouva un regard froidement clinique. La rigidité cadavérique commençait à s’installer. Les lèvres des jeunes amants étaient bleuies et les pentacles inscrits dans leur chair. Xander avait un préservatif partiellement enfilé dont l’emballage se trouvait par terre, à côté de la table de chevet. Etaient-ils sur le point de s’unir, ou leurs ébats s’achevaient-ils lorsque le tueur avait frappé ? La question n’était sans doute pas cruciale au regard de l’enquête. On ne discernait sur les corps aucune blessure de défense, pas plus que des signes de lutte n’étaient visibles dans la chambre. Comme s’ils s’étaient endormis doucement dans une position définitivement inconfortable, avec une grande étoile brillante ciselée dans leurs chairs.

Baldwin fit le tour des deux corps puis se tourna vers le bureau en désordre d’Amanda.

— Vous avez tout photographié ? demanda-t-il.

L’assistant médico-légal acquiesça. Baldwin fouilla le sac de gym de la jeune fille, puis s’intéressa à son sac à main. Il sortit un petit sac en plastique de la poche intérieure de la besace en cuir. Quatre minuscules cachets bleus se chevauchaient à l’intérieur.

— Taylor…, dit-il.

— Oui ?

— Regarde ça.

Les pilules étaient minuscules, avec un cœur frappé sur le côté.

— C’est de l’ecstasy, non ?

— Ça en a tout l’air.

Il tendit le sachet à l’enquêteur qui s’occupait du corps.

— Ne les perdez pas, surtout, recommanda-t-il.

— Alors, là ! Aucun risque.

Le jeune enquêteur était nouveau. C’était la première fois que Taylor avait affaire à lui sur une scène de crime. Elle avait l’impression de l’avoir déjà vu quelque part mais ne parvenait pas à le remettre. Ce qui n’avait rien d’étonnant, d’ailleurs. Depuis l’arrivée massive de nouvelles recrues à Metro Nashville, elle croisait de nombreux visages sur lesquels elle était incapable de mettre un nom. Son badge était fixé à une lanière jaune et noire qu’il portait autour du cou. Elle vit sa photo ainsi que son nom : B. Iles. Il prit le sac à preuves des mains de Baldwin avec un respect qui frisait la révérence, le photographia et le scella.

— On les a trouvés positionnés ainsi ? demanda-t-elle à Iles.

— Oui, m’dame. Rien n’a été dérangé. Nous attendons le médecin légiste.

— Parce que vous ne pouvez pas déclarer les corps vous-même ?

Normalement, les assistants étaient habilités à gérer une scène de crime, même en l’absence d’un médecin légiste.

— Je peux, oui. Mais l’ordre a été donné que chacune des scènes de crime soit vue par un légiste officiel avant la levée des corps.

— Et il vient de qui, cet ordre ?

— Du commandant Huston.

Son nouveau supérieur prônait le respect scrupuleux des règles, elle aussi. Taylor n’avait rien contre, mais elle savait que son amie Sam s’arracherait les cheveux. L’institut médico-légal se trouverait vidé de tout son personnel, s’ils réquisitionnaient les six légistes qui y exerçaient.

— Bon. On fait comme le commandant a dit. Avez-vous vu quelque chose ici qui pourrait m’intéresser ?

— Non, m’dame. J’ai photographié et filmé tous les éléments de la scène. Les techniciens ont cherché partout une arme — le couteau, plus précisément —, mais je crois qu’ils ne l’ont pas trouvé. Nous avons recueilli des fibres en quantité. Et des empreintes digitales comme s’il en pleuvait. Si l’auteur de ces crimes a laissé quelque chose derrière lui, nous le trouverons.

— Qu’est-ce qui vous fait parler de « lui » au masculin ? demanda Taylor.

Iles rougit.

— Je… je ne devrais pas tirer de conclusions trop rapides, mais nous avons recueilli deux cheveux noirs qui, à l’évidence, ne proviennent pas des victimes. L’un de ces cheveux a été prélevé sur la poitrine du jeune défunt. Comme il est court, j’en ai conclu qu’il s’agissait d’un cheveu masculin.

— C’est déjà un élément. Un cheveu avec sa racine ?

S’ils avaient la chance d’avoir un follicule pileux, l’ADN pourrait peut-être en être extrait.

— Non. Le cheveu était cassé.

— Dommage. Continuez à chercher, en tout cas. Si vous trouvez la lame qui a été utilisée pour inciser la chair, faites-le-moi savoir tout de suite. Veillez à ce que toutes les affaires de ces jeunes soient examinées de fond en comble. Les sacs de gym, les sacs à dos et le reste. Trouvez aussi leurs agendas, cahiers de texte et téléphones portables. Et transmettez la consigne aux techniciens et autres investigateurs, O.K. ? Et demandez-leur d’être particulièrement attentifs à la drogue.

— Je vais faire passer le message tout de suite.

— Merci. Quel est votre prénom, au fait ?

— Barclay. Barclay Iles.

— Très bien, Barclay. Je m’appelle Taylor Jackson. Et voici l’agent spécial superviseur Baldwin.

— Je sais.

Son air d’admiration éperdu lui donna envie de sourire. Mais bon… Mieux valait la crainte révérencieuse que l’ironie et la dérision.

— Allez, ouste. Sortez téléphoner.

L’assistant médico-légal se précipita hors de la chambre, et Taylor l’entendit prendre une profonde inspiration dans le couloir. Ces meurtres d’adolescents étaient forcément éprouvants pour les jeunes recrues. La moitié d’entre eux étaient fraîchement émoulus de leurs écoles respectives.

De nouveau, Taylor fixa son attention sur la scène : les mains des amants qui se touchaient encore, les pentacles creusés dans la chair, l’agonie silencieuse qu’avaient connue Xander et Amanda. Elle s’imagina un instant remontant le cours du temps pour détourner la main du tueur. Mais elle savait d’expérience à quel point ce genre de torture mentale était stérile.

— Que crois-tu qui se soit passé ici, Baldwin ? Tu vois quelque chose que je ne vois pas ?

Il parcourait la chambre avec une attention presque méditative. Elle connaissait ce regard — il était présent dans la pièce, mais complètement absorbé, suivant mentalement le cheminement de ses hypothèses.

— Je me pose juste des questions sur le timing.

— Halloween, tu veux dire ?

— Non. L’heure des décès. Toutes les victimes sont mortes à peu près au même moment. Si le meurtrier était présent dans toutes ces maisons…

— Il faudra attendre l’intervention de Sam pour connaître la cause et l’heure exacte des décès, mais je crois que tu as raison. Cela fait trop de morts disséminés pour un seul et même tueur — si c’est ce à quoi tu veux en venir.

Il lui jeta un regard approbateur.

— C’est exactement ça, oui.

— Combien de meurtriers, à ton avis ?

— Je ne sais pas.

Il se détourna pour passer un doigt ganté sur le dos relié d’un roman. Taylor reconnut Les Hauts de Hurlevent, une de ses lectures préférées. Et reçut l’équivalent d’un nouvel uppercut dans l’estomac. Amanda Vanderwood ne lirait jamais plus aucun livre.

Elle entendit une bousculade en bas, et des éclats de voix.

— Quoi encore ?

Taylor résista à la tentation de dénouer ses cheveux pour y passer les doigts. C’était un tic quasi irrépressible, son truc à elle pour s’aider à réfléchir. Et le réflexe était si fortement ancré qu’elle dut fourrer ses mains gantées de caoutchouc dans les poches de son jean. Baldwin pencha la tête en direction de la porte. En bas, le ton continuait de monter.

— Il faudrait peut-être aller voir ce qui se passe ?

Taylor soupira.

— On y va, oui… Prie pour qu’on n’ait pas découvert de nouvelles victimes.

En bas dans le séjour, Lincoln tentait de s’expliquer avec un couple entre deux âges. Leur présence surprit Taylor. On lui avait dit que les Vanderwood étaient partis en voyage.

Une fois que Lincoln eu fait les présentations, elle comprit de quoi il retournait et se tint aussitôt sur ses gardes.

— Lieutenant, voici Laura et Aaron Norwood, les parents de Xander.

Taylor retira ses gants et leur serra la main. Les Norwood avaient dû avoir leurs enfants sur le tard. Le mari, qui revenait manifestement du bureau, portait encore costume et cravate. Le jogging en velours marron de Mme Norwood était tendu sur une poitrine généreuse. Ses yeux, rougis et enflés par les larmes, étaient secs pour le moment.

— Toutes mes condoléances, murmura Taylor, par automatisme, consciente que la formule ne pouvait guère leur apporter de réconfort.

M. Norwood hocha la tête avec brusquerie.

— Nous sommes venus dès que nous avons eu la nouvelle. Nous voulons voir notre fils, être auprès de lui. Qui lui a fait ça ?

— Nous faisons tout ce qui est en notre pouvoir pour le découvrir, monsieur. Pouvez-vous nous excuser un instant ?

Lincoln, Baldwin et elle passèrent dans le vestibule. Elle s’adressa à Lincoln à voix basse.

— Il nous faut le père Victor ainsi que quelques aumôniers supplémentaires. Tu peux le faire venir ici ?

La présence de l’aumônier affecté au département était requise chaque fois que la police devait aviser une famille d’un décès. Elle était tellement habituée à bénéficier du soutien d’un membre du clergé qu’elle se sentait seule et démunie, face au couple Norwood.

Lincoln chuchota.

— Le père Victor a déjà été appelé ailleurs. Nous avons demandé qu’on nous envoie quelqu’un d’autre, mais nous n’aurons personne avant demain. Pour le moment, nous sommes livrés à nous-mêmes. Entre nous : Norwood se montre très insistant. J’ai dû l’immobiliser de force quand il est arrivé ici. Pour l’instant, il est calme, mais pour combien de temps ?

Taylor finit par craquer. Elle détacha son élastique et se frotta le crâne du bout des doigts avant de refaire sa queue-de-cheval. Que faire ? Retourner voir les Norwood et leur dire : « Je regrette mais je ne peux pas vous parler : mon prêtre préféré n’est pas là pour faire écran et me protéger de votre détresse. »

Le portable de Baldwin sonna à ce moment. Il regarda l’écran.

— Désolé, mais je suis obligé de prendre cet appel.

Levant la main en signe d’excuse, il disparut à l’extérieur. Taylor le suivit des yeux et soupira.

— On ne peut pas vraiment lui en vouloir de se défiler. Moi aussi, je déteste cet aspect du métier. Bon, allez. On s’y colle.

Elle retourna dans le living avec Lincoln et affronta le regard du couple, sans chercher à se soustraire à leur souffrance. Ils s’étaient recroquevillés dans un état de désarroi immobile et attendaient, sans rien dire, alors que la réalité tentait de se faire jour dans leurs cœurs incrédules. Elle ne disposait que de très peu de temps. Soit ils s’enfonceraient dans un chagrin si profond que rien ne pourrait plus les en distraire, soit ils trouveraient refuge dans la révolte et reporteraient leur rage horrifiée sur la police et autres intervenants. Le mieux serait de les focaliser sur l’instant présent, dans la mesure du possible.

— Monsieur et madame Norwood, pourriez-vous m’en dire un peu plus sur Xander et Amanda ?

M. Norwood secoua la tête et réitéra sa demande.

— Nous voulons voir Xander. Je revendique le droit d’avoir accès à mon propre fils ! Nous voulons lui dire au revoir !

Juste au cas où ils décideraient de ne pas tenir compte de son refus, Taylor croisa les bras sur la poitrine et s’adossa contre le chambranle, barrant l’accès à l’escalier.

— Je suis désolée mais je ne peux pas vous laisser monter maintenant. Vous savez que la police doit toujours geler une scène de crime afin de préserver les moyens de preuve. Et je vais être franche avec vous : ce n’est pas la dernière vision de votre fils que vous souhaiterez conserver à la mémoire. Je vous demande de me faire confiance. Et je vous donne ma parole que je prendrai le meilleur soin de Xander.

Le regard de M. Norwood sonda le sien pendant un long moment. Et elle le soutint sans broncher. Je traiterai votre enfant avec respect. Et je veillerai à ce que son assassin soit puni. Enfin, Norwood baissa les yeux et acquiesça d’un signe de tête, le regard rivé au sol. Elle se saisit de l’opportunité pour faire une nouvelle tentative :

— Vous nous seriez d’une grande aide si vous pouviez répondre à quelques questions. Accepteriez-vous de nous parler de Xander un petit moment ? De nous dire ce qu’il en était de sa relation avec Amanda ?

Laura Norwood laissa échapper une longue expiration tremblante. Un pâle sourire joua sur ses traits à l’évocation du jeune couple.

— Qu’aimeriez-vous savoir à leur sujet ? Ils étaient inséparables. Cela faisait deux ans qu’ils étaient ensemble et leur histoire aurait sans doute duré toujours. Des couples comme celui-là, on en croise toujours au moins un, lorsqu’on est jeune. Ils se rencontrent à seize ans et, tout de suite, ils savent qu’ils se sont trouvés pour toujours. Xander et Amanda s’adoraient. Ils avaient annoncé qu’ils troqueraient leurs deux noms de famille pour Woods, puisque Norwood et Vanderwood se terminent sur une même syllabe. C’est comme ça que leurs amis les appelaient, d’ailleurs : les Woods. Avant de rencontrer Xander, Amanda portait déjà le surnom de Woodie. Pour la taquiner, ses amis l’appelaient Woodie Woodpecker. Cela les amusait beaucoup, tous les deux. Elle faisait partie de l’équipe de pom-pom girls et on venait juste d’apprendre qu’elle passerait capitaine, l’année prochaine… Oh, mon Dieu… Je ne peux pas croire que… Oh, non…

Ses mains commencèrent à trembler et son mari les prit dans les siennes, les serrant fort entre ses paumes.

— Voyons, Laura, ce ne sont pas ces histoires-là que la police souhaite entendre… Ce qui les intéresse, c’est d’apprendre s’ils avaient des ennemis, quelles actions éventuellement répréhensibles ils avaient commises, s’ils buvaient ou consommaient de la drogue. Il n’y a que le négatif, le mauvais qui compte. J’ai vu à la télé comment ils s’y prennent. Rien que le côté noir…

Sa voix se brisa dans un sanglot. Taylor lui posa la main sur le bras.

— Vous vous trompez, monsieur Norwood. Tout ce que vous pourrez nous apprendre sur votre fils sera précieux pour nous — le bon comme le mauvais. Plus nous parviendrons à rassembler d’informations sur Xander et Amanda aujourd’hui, plus vite nous mettrons la main sur le coupable. Mais si Xander avait effectivement des problèmes, s’il y avait des gens avec qui il était en conflit, il serait bon de nous le préciser, effectivement.

En prononçant ses mots, Taylor prit conscience qu’elle aurait à renouveler cette même conversation avec six autres familles. Cette pensée lui coupa les jambes. Qui avait pu commettre cette atrocité ? Faucher ces sept jeunes vies sans une hésitation ?

Elle regarda autour d’elle, s’efforçant de rester concentrée.

— Et si nous nous asseyions, tranquillement ? Nous serions plus à l’aise. Et vous me raconterez tout ce qui vous traversera l’esprit au sujet de votre fils. J’ai l’impression, à vous entendre, qu’il avait de nombreux amis ?

Ils s’installèrent de chaque côté d’une table basse en noyer, sur deux jolis canapés jumeaux en serge rouge. Le décor idéal pour une conversation de salon. Les Vanderwood aimaient recevoir, à l’évidence — la maison était aménagée avec des coins et recoins propices à la formation de petits groupes informels.

Mme Norwood s’essuya les yeux avec un mouchoir en papier qui partait en lambeaux.

— Bien sûr que Xander avait beaucoup d’amis… Sa compagnie était très recherchée. Imaginez : capitaine de l’équipe de lutte, athlète reconnu et membre d’un club d’élite qui n’admet que les meilleurs élèves. Il était brillant, notre fils. Il s’était inscrit à l’université Vanderbilt, pour la prochaine rentrée, afin de rester sur Nashville en attendant qu’Amanda passe le bac à son tour. Amanda est… — oh, mon Dieu, était — une fille tellement adorable ! Nous étions fiers de l’accueillir comme un membre à part entière de notre famille. Même la sœur de Xander semblait l’apprécier, alors qu’elle n’aime pas beaucoup les amis de son frère, en règle générale.

A mesure qu’elle parlait, les traits de Laura Norwood s’animaient, comme si la magie des souvenirs la tirait hors de son marasme. Puis, d’un coup, son regard se voila et les larmes jaillirent de plus belle. M. Norwood tenta de prendre la relève mais sa voix tremblait aussi.

— Xander était un bon garçon. Un peu casse-cou, bien sûr, comme tous les jeunes de son âge. Il a accumulé les contraventions pour excès de vitesse et le retrait de permis lui pendait au nez. Il a dû se coltiner un de ces stages de rattrapage de points qu’ils organisent de nos jours. Il adorait conduire.

— Il avait sa propre voiture ?

— Oui, une Volvo. Quand nous avons vu comment il se comportait au volant, nous avons choisi le véhicule le plus sûr existant sur le marché. Amanda, elle, roulait en jeep. J’avais toujours peur que Xander ne renverse le véhicule lorsqu’il prenait le volant.

Les Norwood se regardèrent et échangèrent un petit rire. Taylor était stupéfaite de les voir aussi calmes. Il était rare que des parents se ressaisissent aussi rapidement. Leur carapace s’était temporairement reconstruite et leur côté pondéré, rationnel, montrait le bout du nez. Taylor était toujours déconcertée par la diversité des réactions face au drame de la mort d’un enfant — certains parents tombaient dans l’hystérie et étaient incapables d’aligner trois syllabes, d’autres, au contraire, prenaient leur temps et fournissaient des récits détaillés. Elle ne savait jamais à l’avance à quelle catégorie elle aurait affaire, et se réjouissait que les Norwood appartiennent à la seconde. Si elle voulait faire une étude victimologique, elle devait rassembler le plus d’informations possible.

— C’est la Volvo de votre fils, là, dans l’allée ?

— Oui, c’est sa voiture.

Elle fit discrètement signe à Lincoln. Sans qu’elle ait eu besoin de prononcer un mot, il comprit qu’il devait demander aux techniciens de scène de crime d’examiner le véhicule. Travailler de nouveau avec son équipe lui simplifiait considérablement la tâche.

Taylor tenta de formuler sa question suivante avec le maximum de tact.

— Etait-il habituel, pour Xander et Amanda, d’avoir… des plages d’intimité ensemble ?

Mme Norwood se moucha avant de répondre.

— Vous voulez savoir si nous étions au courant qu’ils avaient des rapports sexuels, lieutenant ?

— C’est à peu près ça, oui.

Elle soupira lourdement.

— Vous savez ce que c’est d’être adolescent et amoureux. Nous avons tenté de les freiner, mais je crois que rien ni personne n’aurait pu les arrêter. Nous avons parlé longuement avec Xander et il nous a juré qu’ils étaient prudents. Je crois qu’Amanda prenait la pilule, mais il vous faudra vous en assurer auprès de sa mère. Nous avons appelé ses parents, mais ils sont à l’étranger et il leur faudra bien vingt-quatre heures pour revenir. C’est terrible pour eux. Nous au moins, nous sommes sur place et nous pouvons soutenir la sœur de Xander dans cette épreuve.

— Où est votre fille, en ce moment ?

— Susan ? A la maison, avec la femme de ménage… Aaron, nous devrions penser à rentrer pour ne pas la laisser seule trop longtemps, tu ne crois pas ?

Le couple commença à remuer, toussoter, à amorcer tous ces mouvements qui annonçaient qu’une entrevue prenait fin. Taylor tenta de poser une dernière question :

— Avant de partir, pourriez-vous me dire encore quelques mots au sujet d’Amanda ?

— Oh, Mandy était… un rayon de soleil. Belle. Douée. Elle faisait partie des dix meilleurs élèves de sa classe, elle aussi. Elle participait à des concours d’éloquence, était déléguée de classe et tout à l’avenant. Ses parents sont issus d’une vieille famille de Nashville, mais ils voulaient que leur fille soit élevée de la façon la moins élitiste possible. Ils auraient pu l’inscrire dans les meilleures écoles privées, mais elle a fréquenté le lycée du coin, tout simplement. Et ils la poussaient à choisir une carrière dans le service public. C’est un peu notre état d’esprit, ici, pour certains d’entre nous dans ce quartier. Xander et elle formaient vraiment un couple parfait.

Un couple parfait qui n’en avait pas moins été la cible d’un abominable meurtrier. Les choses étaient-elles aussi lumineuses que les Norwood voulaient le croire ? Taylor en doutait. Les ados parfaits n’existaient pas. Et si son propre passé pouvait lui servir de guide, c’étaient souvent ceux qui paraissaient le moins poser de problème en surface qui dissimulaient les plus grands secrets.

— Savez-vous s’ils buvaient ou consommaient de la drogue ?

— Et voilà ! Qu’est-ce que je vous avais dit ? marmonna M. Norwood.

— Je regrette, monsieur. Mais je ne peux pas faire l’économie de cette question.

— Rien qui sorte de l’ordinaire. Xander était un garçon de dix-huit ans. Mais avec la lutte, il ne pouvait pas se permettre d’excès.

Mme Norwood secoua la tête.

— Nous l’avons surpris une fois ou deux à boire de la bière. Mais jamais rien de plus méchant. Et il a été privé de sortie chaque fois. Nous n’avons jamais laissé passer ces petites incartades sans sévir. Ce qui ne veut pas dire qu’on ne l’autorise pas de temps en temps à boire un verre ou deux. Mais toujours à la maison. C’est parfois plus simple de les laisser s’amuser un peu dans un endroit où on peut garder un œil sur eux.

C’était la politique courante dans les « bonnes familles ». Autoriser l’alcool aux enfants dans le contexte familial où l’on pouvait assurer une forme de surveillance. Chez elle, le vin avait toujours été servi sans problème à table. Mais si elle se faisait pincer à boire à l’extérieur avec des amis, les sanctions tombaient. Rien de bien inhabituel là-dedans, à part que les règles données aux jeunes ne brillaient pas par leur cohérence.

Taylor hocha la tête. Ce n’était pas le moment d’enfourcher ce cheval de bataille.

— O.K. Donc, les cours se sont terminés à midi. Avez-vous été en contact avec Xander, cet après-midi ?

Les traits de Mme Norwood s’affaissèrent.

— Non, hélas. La dernière fois que je l’ai vu, c’est quand il a passé la porte ce matin. Tout joyeux parce que c’était le jour d’Halloween. Et qu’ils allaient tous à une fête ce soir.

Ce détail retint l’attention de Taylor.

— Et elle devait se tenir où, cette fête ?

— Chez son meilleur ami, Theo Howell. Evelyn et Harold, les parents de Theo, font partie de notre cercle d’amis. Ils sont d’ailleurs en vacances avec les parents d’Amanda à l’étranger. Mais nous les connaissons bien aussi. Et nous savions que nous pouvions laisser Xander aller là-bas, même sans surveillance parentale.

Taylor griffonna quelques notes. Avec un peu de chance, la fête était encore en cours. Même s’ils avaient renoncé à s’amuser, compte tenu des événements, certains adolescents s’y trouvaient peut-être encore rassemblés. Et ces jeunes pourraient sans doute leur fournir un portrait plus réaliste des victimes. Une autre idée, plus alarmante, vint lui trotter dans la tête : les amis de Xander et d’Amanda représentaient peut-être aussi une cible potentielle pour le tueur. C’était un risque qu’elle ne pouvait se permettre de courir. Mais elle ne voulait pas non plus affoler les Norwood.

— Pouvez-vous me donner l’adresse ? J’aimerais parler avec Theo.

— Bien sûr. Je peux vous passer ses numéros de fixe et de portable, si vous voulez. Je les ai là, dans mon sac.

Mme Norwood se leva et disparut. Elle revint quelques instants plus tard avec un bout de papier écrit à la main et une provision de mouchoirs. Lorsqu’elle se rassit pesamment sur le canapé, son visage était grisâtre. Taylor estima qu’il serait plus humain d’arrêter là et de les laisser tranquilles pour ce soir. Les Norwood avaient besoin de temps et d’intimité pour pleurer. Et elle avait hâte d’envoyer un de ses hommes pour voir ce qui se passait à cette fête. Il s’agissait d’obtenir des informations en questionnant les vivants. Et de les protéger, le cas échéant.

Elle se leva et prit congé du couple.

— Je dois vous laisser, maintenant, pour enquêter sur les autres scènes de crime. S’il vous vient quoi que ce soit à l’esprit, n’hésitez pas à m’appeler pour m’en informer.

Les Norwood paraissaient soudain plus petits, moins imposants que lorsqu’elle était entrée dans la pièce. Cela se passait toujours ainsi pour les proches — le choc de la réalité leur tombait dessus, les privait de leur force, de leur allure, de leur assurance, de leur être même.

M. Norwood regarda sa femme, pâle comme un fantôme.

— Vous êtes certaine que nous ne pouvons pas le voir ?

Taylor lui posa une main rassurante sur l’épaule.

— Je suis sûre, oui. Croyez-moi, c’est préférable ainsi. Je pense que vous devriez retourner chez vous pour soutenir Susan.

Défaits, ils se mirent péniblement sur pieds, les bras passés l’un autour de l’autre. Comme pour s’empêcher mutuellement de s’effondrer.

— Nous serons à la maison, si vous avez d’autres questions à poser.

Taylor soupira de soulagement. Parfois, les familles refusaient d’entendre raison, et il était impossible de les éloigner de la scène de crime. Elles s’acharnaient au point de parvenir à entrevoir leur défunt et lui lancer un bref regard d’adieu. Mais c’était rarement une consolation pour eux. A l’institut médico-légal, au moins, les identifications visuelles étaient pratiquées à l’aide d’un système vidéo interne, tenant à distance les parents et les proches. Cette absence de face-à-face pouvait parfois être une aide.

Lincoln escorta les Norwood jusqu’à la porte. Dès l’instant où ils eurent franchi le seuil, elle appela McKenzie et lui ordonna de se rendre chez les Howell avec quatre officiers de patrouille pour monter la garde. Afin de protéger l’enquête ainsi que des vies innocentes.

Elle priait simplement pour qu’ils n’arrivent pas trop tard.