Nashville
Minuit
Taylor était au lit, la télévision allumée, et suivait une rediffusion du journal télévisé du soir. Elle luttait encore contre le sommeil mais se savait sur le point de succomber. Il y avait maintenant trente-six heures qu’elle était sur le pied de guerre. Et même au vu de ses normes d’insomniaque, il était temps de s’accorder du repos.
Nashville ne s’habituerait jamais à voir des décès d’adolescents figurer à l’actualité. C’était souvent à l’occasion des vacances ou en période d’examens que les informations du soir apportaient leur lot d’histoires sombres : de courageuses jeunes filles luttaient contre une méningite foudroyante, une bande de jeunes avinés pliaient leur voiture contre un arbre ; une pom-pom girl au volant écrivait un texto à son héros footballeur et heurtait un tracteur de plein fouet.
Mais Nashville n’avait encore jamais été confrontée à une tragédie d’une telle ampleur. Et les prolongements du drame n’arrangeaient pas les choses. Juste au moment où les blessures béantes dans le cœur collectif commençaient à se refermer, l’émouvant visage de Brittany Carson, souriant aux masses à travers l’écran de la télévision, avait rouvert de nouveau toutes les plaies.
Sa mort avait d’abord fait l’objet d’un flash spécial d’actualité présenté par un journaliste débutant, les larmes aux yeux, trop jeune encore pour avoir eu le temps de s’endurcir face aux violences du quotidien. Au journal télévisé de 22 heures, la donation d’organes de Brittany avait fait la une — un rapace à l’hôpital ayant révélé qu’elle avait signé une carte de donneur durant une campagne faite dans son établissement scolaire. Les médias s’étaient emparés du scoop et avaient obtenu confirmation de la mère. Elissa avait été interviewée, toujours dans sa robe rouge maculée du sang de sa fille.
Taylor n’avait pas été la seule : tout Nashville avait retenu son souffle dans l’espoir qu’un de ses enfants au moins sortirait vivant de l’horreur. Des fils, des filles, des frères, des sœurs, des couples et des solitaires, tous frappés par une mort absurdement prématurée. La victimologie, au premier abord, était sans rime et sans raison. Pour l’instant, en tout cas, aucun fil conducteur ne s’en dégageait. Ils n’avaient rien de concret et savaient seulement qu’un adolescent avait donné à une adolescente un comprimé contenant un poison destiné à la tuer, avant de se masturber en la regardant agoniser.
Taylor soupira, roula sur le dos et scruta le plafond.
Les photos des victimes retransmises à l’écran avaient été joyeuses, marquées par la vie et l’espoir. Il était presque impossible d’imaginer ces êtres encore en devenir, bourrés de promesses d’avenir, fauchés à jamais, immobiles sur des tables d’autopsie en Inox, avec de cruelles incisions dénaturant leur chair virginale.
L’institut médico-légal était débordé. Des parents en vacances qui étaient revenus à Nashville en catastrophe, déchirés par la nouvelle de la mort de leur enfant, exigeaient de les voir de toute urgence. Ils avaient dû camper dans le vestibule de l’institut, attendre leur tour avant d’être introduits dans une pièce où une vidéo en circuit fermé permettait d’identifier leur mort.
Les premiers résultats des analyses toxicologiques complètes commençaient à entrer. Les huit victimes avaient des niveaux élevés de ritaline, de codéine, de PMA, MDMA et de Valium dans leur organisme. Le tout masqué dans un comprimé d’ecstasy d’aspect bénin fourgué par Juri Edvin.
Taylor n’en pouvait plus de penser en rond. Elle éteignit la télévision en regrettant l’absence de Baldwin. Imaginant ses bras l’envelopper, elle laissa le grand vide noir du sommeil se refermer sur elle.