Nashville
19 h 50
Baldwin dut faire tout le tour de la maison des Vanderwood avant de trouver un coin tranquille à l’arrière.
— Désolé, Garrett. Mais la situation, ici, est un peu agitée. Quoi de neuf ?
— Rien de très réjouissant, hélas. Les informaticiens chargés de décrypter l’ordinateur de Charlotte Douglas ont bouclé leur rapport.
Baldwin se raidit. Charlotte Douglas avait fait partie de son équipe de profileurs, dans le temps. Leur collaboration avait repris brièvement, il y avait tout juste quelques mois, alors que Taylor enquêtait sur l’affaire Blanche-Neige. Charlotte avait mis le FBI dans l’embarras en mourant prématurément de la main d’un serial killer qu’elle avait enrôlé dans sa vie — le même tueur en série qui continuait de traquer Taylor. Le Prétendant était la créature de Charlotte. Il avait commencé sa carrière d’assassin en tant qu’apprenti chez Blanche-Neige, avant de devenir un fléau en son nom propre qui les hantait tous sans répit.
Charlotte avait conduit la mort violente jusqu’à leur porte. Et le Bureau, apparemment, exhumait le passé mystérieux de cette femme. Au début, il avait eu bon espoir qu’une exploration de son disque dur leur apporterait des indications sur l’identité du Prétendant. Mais après le décès de Charlotte, ses fichiers s’étaient autodétruits dès l’instant où les experts avaient tenté de casser son cryptage.
Aujourd’hui, leurs meilleurs spécialistes informatiques s’escrimaient à essayer de ressusciter ses documents perdus. Même morte, Charlotte restait une bombe à retardement. Et pas moins dangereuse que de son vivant.
— Et alors ?
— Il semble que certains de ses fichiers se rapportaient à toi. A votre liaison. Elle l’a décrite de façon assez… circonstanciée. Et elle aurait porté d’autres allégations encore contre toi.
— Et merde !
— Nous savions déjà depuis le début que certains de ces dossiers nous reviendraient à la figure tôt ou tard. Ne te fais pas de trop de soucis, O.K. ?
— Garrett, tu sais que Charlotte…
— Je sais, Baldwin. Crois-moi, je sais. Je suis désolé, mais ce qui se passe là ne relève plus de mon autorité. J’ai reçu l’ordre de te convoquer à Quantico sur-le-champ pour un entretien avec les membres du conseil de discipline du FBI. Ils aimeraient discuter un peu de choses et d’autres. Je me suis ramassé quelque chose de bien, lorsqu’ils ont appris que tu étais à Nashville. Alors ramène tes fesses ici en vitesse. J’ai envoyé l’avion. Tu devrais pouvoir décoller tout de suite.
— C’est grave, ce qui me tombe sur le coin de la figure, Garrett ?
Son boss hésita un instant.
— Ça pourrait ne pas être anodin, oui. Ils ne m’ont pas communiqué toutes les informations dont ils disposent. Dans le doute, j’ai mis Reginald Beauchamp à contribution pour défendre tes droits.
— Ouah… Il me faut carrément un avocat ? Je croyais qu’il s’agissait juste de tailler le bout de gras avec ces messieurs.
— Baldwin, je n’ai pas envie de prendre de risque, O.K. ? Crois-moi, j’ai pris ta défense. Je leur ai dit que toute accusation proférée contre toi par cette femme était forcément sujette à caution. Mais ils ne veulent rien savoir.
— J’imagine qu’ils se servent de moi pour donner l’exemple.
— C’est possible. Toujours est-il qu’ils ont récupéré les fichiers de Charlotte, finalement. Et ce n’est pas tant sur ta liaison avec elle qu’ils se focalisent que sur l’affaire Harold Arlen. Le passé nous rattrape, John.
Baldwin jura à voix haute.
— Mais qu’est-ce que ça veut dire, merde ? Il y a des années que le dossier est clos ! Les conclusions de l’enquête interne étaient claires : je n’avais commis aucune faute professionnelle. Pourquoi remettent-ils cette histoire sur le tapis ?
— Tu sais pourquoi.
Baldwin inspira profondément par le nez et sentit une odeur de feuilles mortes imprégnée de sang frais qui ne datait pas d’aujourd’hui. Il y avait des années qu’il cherchait à oublier, à passer à autre chose. Des années qu’il voulait effacer ces relents de cave humide, ces moisissures, cette vision de vies fauchées. Effacer la prédiction autoréalisatrice qu’avait été Charlotte Douglas. Il ne faudrait pas que Taylor l’apprenne. Jamais. A aucun prix.
Garrett reprit la parole.
— Je préfère te prévenir. Les fichiers de Charlotte contiennent des éléments qui n’apparaissent pas dans tes rapports de l’époque. Et ils veulent… des éclaircissements.
— Des éclaircissements qui exigent des avocats et des auditions en conseil de discipline. Est-il question de ce que je pense ?
— Oui. A l’évidence, le téléphone…
Baldwin se ferma. Il entra plus profondément en lui-même et laissa le monde extérieur à sa porte. Le professionnalisme rigide qui lui permettait de rester détaché au milieu des plus abominables scènes de crime prenait le dessus. Sa capacité à se dissocier était un don. Et il l’utilisait sans hésiter en des instants comme celui-ci. Penser à ce qui l’attendait à Quantico risquait de le déstabiliser avant même que ses juges ne lui posent la première question. S’il voulait affronter pour la seconde fois un interrogatoire sur cette affaire, il aurait besoin de toutes ses facultés d’équilibre. La première fois, il avait failli y laisser sa vie. Mais il avait beaucoup plus à perdre, maintenant.
— Compte sur moi pour demain. Et merci d’avoir essayé, Garrett. Tu as eu ce poids sur les épaules pendant longtemps. Il ne nous reste plus qu’à prendre le risque, et on verra bien ce que ça donne.
Baldwin raccrocha son portable à sa ceinture et s’adossa contre la façade arrière de la maison. Devant lui s’étendaient les ténèbres, l’obscurité inquiète des bois où grouillait une vie invisible. Il crut entendre le tonnerre gronder à distance. La nouvelle qui venait de tomber ne l’incitait pas à l’optimisme. 2004 avait été une annus horribilis pour lui. La revivre, comme il serait forcé de le faire, constituerait une nouvelle mise à l’épreuve. Il avait dû se battre pour justifier ses actes de l’époque. Et il recommencerait, puisqu’il le fallait. Les rapports de Charlotte contenaient sûrement une part d’exagération de la vérité.
L’exagération avait toujours été le fort de Charlotte.
Avec un peu de chance, cette sale histoire n’irait pas plus loin.