Taylor abandonna la « sorcière » aux mains de McKenzie. Si Ariane avait gardé des informations pour elle, il saurait lui tirer les vers du nez.
Au fond d’elle-même, Taylor devait admettre que cette fille la déstabilisait plus que de raison. Qu’elle lise ou non dans les pensées, Ariane était un peu trop perspicace à son goût. Elle avait vu son regard se poser sur le bouquet de roses blanches envoyé par Memphis. Ariane se serait-elle permis de lire la carte pendant sa courte absence ? Sûrement. Tous ces gens qui prétendaient frayer avec le surnaturel étaient des fumistes ou des escrocs. Cette fille n’était pas plus sorcière qu’elle, mais elle en savait trop pour être honnête. Comme il n’était pas rare que des criminels se mêlent spontanément à l’enquête, la dénommée Ariane demandait à être surveillée de très près.
Et que fallait-il penser de ce sinistre individu, Barent ? Un soi-disant vampire qu’elle aurait tué à plusieurs reprises dans ses vies antérieures. Marcus avait sollicité un mandat de perquisition auprès d’un juge qui faisait attendre la réponse. En attendant, elle se retrouvait avec une bande d’illuminés autour d’elle. Et un tueur brillant tapi dans l’ombre qui les faisait tourner en bourrique, les obligeant à chercher dans les replis de la communauté des adeptes du paranormal.
Taylor sentit sa chair se hérisser lorsqu’elle se gara de nouveau devant chez les King. Interroger Letha devenait cependant une nécessité. L’allée était pleine de voitures. Amis et voisins venaient exprimer leur soutien et satisfaire leur curiosité morbide. Taylor n’avait jamais été très à l’aise avec la tradition de la veillée funéraire, en vigueur dans le Sud. Trop de gens semblaient vivre dans la fascination du morbide et du mortuaire. On les retrouvait chaque fois aux premières loges, pour réconforter des inconnus et proposer leur aide, alors que les proches des victimes ne demandaient qu’à se replier sur eux-mêmes pour tenter de surmonter le choc en famille.
A la surprise de Taylor, ce fut Letha elle-même qui lui ouvrit. Ses cheveux étaient propres, son visage vierge de tout maquillage, et le vernis noir avait disparu de ses ongles.
— Bonjour, Letha. Je suis le lieutenant Jackson. Nous nous sommes vues hier. Je suis profondément désolée pour ton frère. Je peux te parler un instant ?
Letha jeta un coup d’œil dans le vestibule derrière elle.
— Si ça ne vous ennuie pas, je préférerais qu’on reste ici. Ça grouille de monde à la maison.
— Bien sûr. Pas de problème.
Taylor alla s’accouder à la balustrade de la galerie pendant que Letha sortait en refermant la porte sans bruit derrière elle, comme pour éviter d’attirer l’attention.
— J’étais à Hillsboro ce matin et ton nom est tombé dans la conversation. Il paraît que tu traînes avec les goths ?
Letha se pencha pour ramasser une branche cassée tombée sur le perron.
— Je ne traîne pas vraiment avec eux, non. C’était juste… expérimental.
— Qui sont tes amis, alors ?
— Je fais partie des indécis. Je n’appartiens à aucun clan.
— Theo Howell nous a dit que tu les avais appelés à l’aide, sa sœur et lui, lorsque tu as trouvé Jerry. Vous devez être amis puisque tu t’es adressée à eux ?
— Jerry et mon frère sont amis. Etaient amis. Je ne savais pas trop vers qui me tourner.
— La police, par exemple ?
Elle secoua la tête.
— Je ne voulais pas attirer d’ennuis à Jerry.
Taylor réprima un soupir découragé. La logique adolescente…
— Tu aurais dû composer immédiatement le numéro d’urgence, le 911. Tu le sais, n’est-ce pas ?
— Oui, m’dame. Je regrette.
— Ne t’excuse pas. Tu ne fais pas partie des « populaires », au lycée, alors ?
— Je vous l’ai déjà dit. Je ne suis ni avec les uns ni avec les autres.
Letha lança la branche morte dans la pelouse. Une colère muette marquait la ligne crispée de ses épaules.
— Et le trafic de drogue au lycée ? Tu peux m’en parler ?
Le regard de l’adolescente se fit fuyant.
— Je ne suis pas au courant, marmonna-t-elle.
— Le V-Val, ça ne te dit rien ?
Letha s’avoua vaincue.
— Comment vous savez ça ?
Du bout du pied, Taylor repoussa une feuille morte.
— Theo me l’a dit. Jerry en prenait ?
Elle fit oui de la tête.
— Et toi ?
— Un peu d’ecsta, de temps en temps, c’est tout. Juste le week-end. Comme Jerry. Il m’en filait lorsqu’il était bien luné. S’il vous plaît, ne le dites pas à mes parents. Ils m’étrangleraient.
— Je me tairai si tu me dis à qui Jerry achetait sa drogue.
Défaite, l’adolescente baissa la tête.
— Il s’appelle Thorn. Il est en seconde.
— Et son vrai nom, c’est quoi ?
— Je ne sais pas. Un nom étranger. Je peux rentrer, maintenant ? Ma mère va s’apercevoir de mon absence.
— Juri Edvin ?
Letha eut une réaction de surprise — le nom ne lui était pas inconnu.
— Peut-être, oui. Je ne me souviens pas.
— Et à quoi ressemble-t-il ?
— Petit, comme moi. Assez costaud. Il fait partie de la bande des goths.
Taylor observa l’adolescente qui se mordillait l’ongle du pouce. Letha était manifestement bouleversée. Mentait-elle ? Ou dissimulait-elle une partie de la vérité ? Taylor n’en avait pas vraiment l’impression, mais cela ne coûtait rien de demander.
— Letha, ton frère et Brandon Scott se sont battus, la semaine dernière. Tu sais pourquoi ?
— Non, répondit-elle, trop vite et d’une voix trop aiguë.
La réponse était « oui », donc.
— Y a-t-il autre chose que tu pourrais me dire pour nous aider à retrouver la personne qui a assassiné ton frère ?
Muette, elle secoua la tête. Taylor lui tendit sa carte.
— Bon. Tiens-moi au courant s’il te revient quelque chose.
Elle se détournait pour partir lorsque Letha la rappela.
— Madame ?
— Oui ?
— C’est vrai, pour Brandon ? Qu’il a été… mutilé ?
— Où as-tu entendu dire cela ?
— J’ai vu la vidéo. C’était la réalité ou juste du cinéma ?
Taylor hésita à répondre. Brandon avait été un très bel adolescent. Et l’émotion de Letha était tangible.
— C’est possible, oui. Tu connaissais Brandon ?
Les yeux de la jeune fille se remplirent de larmes. Toutes ses défenses stoïques s’effondraient.
— On sortait ensemble, il n’y a pas très longtemps. Il a rompu parce que… parce qu’il avait quelqu’un d’autre. Jerry lui en voulait pour ce qu’il m’a fait. Je pense que c’est pour ça qu’ils se battaient. Ils se disputaient souvent depuis quelque temps.
Taylor lui posa une main réconfortante sur l’épaule. A quatorze ans seulement, avoir essuyé déjà tant de séismes, tant de ravages…
— Je suis désolée, Letha.
L’adolescente salua ses mots d’un rapide hochement de tête et se détourna pour rentrer chez elle.
Taylor raya mentalement Letha de sa liste de suspects. L’adolescente ne savait rien de plus. Pour l’essentiel, en tout cas, elle avait dit la vérité.
Il était temps de faire appel aux gros calibres.