Quantico, 17 juin 2004
La mort fascinait Charlotte. Elle était dans son élément lorsqu’elle se penchait sur cet abîme. Et son métier constituait un réservoir optimal qui lui offrait un vivier inépuisable de meurtres à analyser, d’hypothèses à former, d’assassins à retrouver. Elle savait empiriquement que les assassins étaient des monstres, mais elle était fascinée par leurs actions, leur monomanie, la détermination avec laquelle ils allaient jusqu’au bout de leur désir en exterminant leurs proies. Les prédateurs étaient sa spécialité. Découvrir intuitivement ce qui se passait en eux, leurs sales petits secrets, les scénarios tordus qui les excitaient — là était son vrai talent.
Elle n’avait pas parlé à Baldwin du sous-sol. Du moins pas encore. Le sous-sol d’Arlen. Les techniciens de scène de crime avaient fouillé et étaient remontés les mains vides. Rien ne semblait indiquer qu’il était en usage, hormis peut-être l’absence de poussière et de toiles d’araignées. Mais la maison d’Arlen était tellement impeccable que cette propreté n’avait rien pour étonner.
Et, pourtant, elle avait senti quelque chose dans l’obscurité humide du sous-sol. Quelque chose de terrible. La marque même du mal. Elle n’en avait pas parlé à Baldwin, parce que c’était invisible à l’œil nu. Et si elle tentait de lui expliquer ce qu’elle avait perçu, cela la conduirait à des révélations sur son propre passé qu’elle n’était pas prête à faire. Pas encore, en tout cas.
Elle avait le dossier du Métronome sur les genoux et un verre de scotch à côté d’elle, à peine dilué. Le canapé de Baldwin était extrêmement confortable. Elle s’y sentait d’autant mieux que Baldwin lui-même était assis à côté d’elle, les yeux dans le vague.
A quoi pensait-il donc ? A l’enquête, bien sûr, mais son visage exprimait autre chose… Une certaine tendresse, peut-être ? Se pouvait-il qu’il pense à elle ?
Ils n’avaient cessé de se distraire mutuellement de l’affaire, ces quelques derniers jours. Plus que de raison. Jessamine était au courant. Charlotte le voyait à la façon dont elle se crispait chaque fois qu’elle effleurait le bras de Baldwin. Le fait que Jessamine refuse mordicus le partage l’avait surprise. Tant pis pour elle. Avec Baldwin, les enjeux étaient autrement plus importants : une vie à deux. Un avenir.
Baldwin prit une profonde inspiration et se tourna vers elle.
— Charlotte, il faut que nous parlions.
— Houla ! C’est une menace ? rétorqua-t-elle d’un ton léger.
Elle ne voulait pas l’effrayer. Pas maintenant. Alors que tout se passait si bien entre eux. Elle avait tout planifié à la perfection. Ce serait trop bête que sa conscience se rappelle à lui et qu’il entreprenne de tout gâcher.
— Pas une menace, non, mais une nécessité. Nous ne pouvons pas continuer ainsi, Charlotte.
Elle referma son dossier et demeura parfaitement immobile.
— Je trouve qu’on prend plutôt du bon temps, tous les deux.
— Oui, bien sûr. Absolument. Mais je suis ton supérieur hiérarchique, Charlotte. Je suis responsable de toi, de l’équipe. Je n’ai pas le droit de coucher avec toi. Ce n’est pas éthique.
— Je pourrais me faire muter.
Elle le sentit soudain très tendu.
— Tu ferais ça ? Tu as travaillé dur pour intégrer l’équipe. Tu accepterais d’en partir pour moi ?
— Oui, je serais prête à le faire.
Elle replia les jambes sous elle et lui fit face. Il était clairement surpris par sa proposition. Jouant le tout pour le tout, elle se jeta à l’eau.
— Tu comptes plus pour moi que la B.A.U. Je me ferai muter sans problème, si ça nous permet de continuer ensemble.
— Je ne sais pas quoi te répondre. Je n’ai jamais pensé que…
— Tu préfères que je reste et qu’on arrête de se voir ?
Voilà. Le défi était jeté. Elle allait savoir, maintenant, si c’était sérieux ou non, pour lui.
Baldwin ne répondit pas tout de suite. Ce n’était pas la réaction qu’elle avait escomptée.
— Bon, oublie ce que je viens de te proposer, lança-t-elle d’une voix aussi glaciale que possible.
Elle se leva si vite que son dossier chuta, heurta le verre, éclaboussant la table de whisky.
— Hé, Charlotte, attends…
Il la retint par les épaules, ses doigts semblables à un étau. Il avait une force terrible dans les mains. Même si elle avait souhaité partir, elle n’aurait pu se libérer.
Il se pencha alors pour l’embrasser. Elle tenta de rester immobile, de glace. Mais lorsqu’elle sentit sa langue jouer sur le bord de ses lèvres, elle les entrouvrit et l’accueillit. Il avait un goût de miel et de scotch, et elle l’embrassa avec avidité, sans savoir si ce baiser marquait une fin ou un début.
Lorsqu’ils s’écartèrent enfin pour reprendre leur souffle, Baldwin lui sourit.
— On en reparle demain matin, d’accord ?