Raven s’élança à la suite d’Ambre. Elle zigzagua entre les danseurs, se glissa en courant hors de la boîte de nuit et sortit sur Second Avenue, se faufilant avec adresse dans la foule. A son côté, Raven entendait Fane jurer entre ses dents.
— Ambre, stop ! Attends-nous, merde ! Arrête de nous faire ton psychodrame !
Ambre jeta un regard en arrière, le visage déformé par la rage. Raven vit le mouvement rapide de ses lèvres. Le sort qu’elle venait de lui jeter lui fit l’effet d’un mur de briques. Ouah… En plein dans les dents. Elle se débrouillait plutôt bien, maintenant, pour lancer un sort de protection. Mais il était meilleur qu’elle. Neutralisant les interférences extérieures — sons, pensées, émotions —, il se greffa sur ses pensées. Même en courant, il pouvait relâcher son esprit et se mettre à l’écoute d’Ambre. Sa pratique assidue portait ses fruits. Après avoir travaillé et aimé ensemble pendant si longtemps, ils résonnaient sur les mêmes ondes, comme une station radio qui diffusait en stéréo. Il pouvait se connecter à elle sans difficulté, désormais.
Il resta relié à Ambre alors qu’elle fuyait au cœur de la foule, se dirigeant vers le fleuve. Il sentait le bouillonnement de sa fureur. Et la peur qui couvait sous la colère.
Riverfront Park était plongé dans l’obscurité, à cette heure tardive. Des petits groupes y déambulaient, les sans-abris mêlés à la foule des fêtards. La garde montée était alignée à l’entrée du pont menant au stade des Titans, les flancs des chevaux immobiles exhalant comme un air de lassitude.
Ambre se précipitait vers le fort en rondins sur la rivière Cumberland — la première construction de Nashville, érigée à l’époque où la ville s’appelait encore Nashboro, lorsque les insurgés Cherokee luttaient pour conserver leurs terres et tenter de repousser les pionniers. Le fort d’origine, qui remontait à 1779, avait été détruit, mais une réplique parfaite avait été reconstruite depuis. Normalement, le fort était fermé au public en dehors des heures officielles d’ouverture, mais Raven avait trouvé un moyen pour s’y introduire de nuit. Et c’était vers cette entrée secrète que semblait se diriger Ambre. Ils avaient pratiqué là, le mois dernier, lorsqu’ils avaient eu besoin du reflet de la pleine lune sur la rivière pour jeter un sort.
Ambre se glissa entre deux rondins disjoints sur le côté du fort. Raven et Fane entrèrent à sa suite.
Il faisait froid et sombre, au cœur de la construction de bois. Raven sentit Fane frissonner à son côté et il l’attira contre lui pour la réchauffer. Dès l’instant où son attention se porta sur Fane, il perdit sa connexion mentale avec Ambre. Il entendit bouger dans l’obscurité, puis le monde explosa en un million de couleurs. Il chuta au sol, les mains plaquées sur son entrejambe.
Il entendit un gémissement rauque dans la nuit et ne comprit qu’après coup que le son montait de sa propre gorge. Il sentit une main se poser dans son dos et la voix de Fane s’éleva, furieuse, comme le grondement d’une chatte en colère.
— Putain, Ambre, t’étais obligée de lui mettre un coup de genoux dans les boules ? Décide-toi un peu à grandir, merde ! Ce n’est pas en frappant Raven que tu vas résoudre ton truc. Ça fait quelques semaines que tu la joues gothique à fond. Alors, c’est quoi ton problème, bordel ?
Dans un état second, Raven sentit Fane s’agenouiller près de lui et attirer sa tête sur ses genoux. Ambre apparut dans un coin de sa vision périphérique, ses traits tantôt nets, tantôt flous. Elle avait laissé tomber son bouclier énergétique protecteur et irradiait une négativité violente, acérée comme une lame de couteau.
Fane se pencha pour lui caresser le front.
— Raven n’y peut rien, merde. Ton imbécile de frère était toujours collé avec sa Mandy chérie. On l’a trouvé sur place en train de la baiser. On ne pouvait pas deviner qu’elle partagerait sa dose avec lui. Tu nous avais dit qu’il ne touchait pas à l’X.
Le visage d’Ambre se rapprocha de celui de Fane, comme si elle avait voulu la mordre.
— Mon frère n’a jamais pris d’ecsta. Et inutile de me faire croire qu’il a gobé de son plein gré. Il était présent quand vous vous êtes pointés et vous l’avez forcé à en avaler. Vous l’avez tué et scarifié, comme les autres ! Comment avez-vous pu me faire ça, putain ? C’était mon frère ! Et là, je vous trouve tout joyeux, tous les deux, à faire la teuf. Je peux pas y croire. Je peux vraiment pas y croire. Vous m’avez trahie.
Raven était encore dans le cirage. Il avait pris un méchant coup. Fane le fit basculer sur le côté et la douleur s’atténua légèrement.
— Ambre, tu te calmes, tu m’entends ? Tout de suite. Où est Thorn ?
Elle passa son poids d’un pied sur l’autre d’un air indécis.
— J’sais pas.
— Comment ça, tu sais pas ?
— Il devait faire le mur et me retrouver chez moi, ce soir. Mes parents sont partis chez Mandy quand ils ont appris la nouvelle. J’ai essayé d’appeler Thorn, mais il ne répond pas.
Raven commençait enfin à récupérer des forces. L’envie de vomir refluait, en tout cas. Il réussit à se redresser en position assise en s’appuyant sur Fane. Sa voix était encore affaiblie mais il avait recouvré son autorité.
— Ambre, comment est-ce que tu as fait pour venir au centre-ville, si Thorn ne t’a pas accompagnée en voiture ?
— J’ai pris le bus. Il y avait plein de gens déguisés à bord. Personne ne s’est intéressé à moi.
— Et tes parents ? Ils sont où ?
— Aucune idée. Je me suis barrée dès qu’ils ont tourné le dos.
— Bon. On va te raccompagner chez toi. Tes parents vont pas kiffer, s’ils te trouvent pas à la maison. Normalement, tu devais te tenir à carreau jusqu’à ce qu’ils se couchent.
— Au cas où tu l’aurais oublié, tu as assassiné mon frère, ce soir, pauvre connard ! Ça m’étonnerait qu’ils dorment beaucoup cette nuit. J’ai mis un traversin dans mon lit. Ils ne vérifieront pas. Ils n’en ont rien à cirer de moi, de toute façon.
— Il faut que tu rentres chez toi.
— Va te faire foutre, Raven. Je ne suis pas obligée de t’obéir. Ce que je veux savoir, c’est pourquoi tu as inclus Xander dans ton plan.
A son tour, Raven sentit gronder en lui une fureur terrible. Il oublia les élancements dans son entrejambe et se leva pour dominer Ambre de toute sa hauteur. Il la prit par les épaules et la secoua avec force, la colère bouillonnant dans ses entrailles.
— Je te l’ai déjà dit : je n’ai pas eu le choix. Il était là alors qu’il n’aurait pas dû y être. Ça bousculait nos plans. Alors lâche-moi ou il y aura des conséquences. C’est clair ?
Elle ne répondit pas.
— Tu m’entends ? rugit-il.
Ambre se tut quelques instants, puis se dégagea. Lorsqu’il la laissa aller, elle lui tourna le dos. Il la vit prendre une profonde inspiration et sentit le calme revenir en lui. Parfait. Il avait récupéré Ambre. Perdre le contrôle de son coven serait désastreux. Surtout maintenant.
Il se tourna vers Fane, cherchant son regard dans le noir. Une lumière semblait émaner d’elle, même dans les ténèbres. Il vit l’éclat pur de ses dents et lui rendit son sourire. Puis il se recentra en lui-même et reporta son attention sur Ambre.
— Ambre, je suis désolé. Je ne pensais pas que ça te ferait de la peine. C’était impossible de faire autrement. Viens, maintenant, allons-nous en d’ici avant que quelqu’un nous entende nous disputer.
Il vit un tremblement secouer les épaules d’Ambre. Elle se retourna d’un mouvement vif. Un rictus haineux dévoilait ses petites dents acérées.
— Je ne te crois pas. Je pense que tu as tué Xander volontairement et non par accident. Tu m’entends, espèce de malade ? Je crois que tu l’as fait exprès. Mais tu ne t’en sortiras pas comme ça, Raven. Je romps avec toi et avec Fane. C’est fini, fini, fini !
Elle bondit hors de sa portée et se mit à courir, en laissant un sillage de sanglots derrière elle.