Nashville
19 heures
Le couloir d’hôpital était trop blanc, trop lumineux, presque aveuglant pour les yeux fatigués de Taylor. Elle voulait commencer par rendre une petite visite à Brittany Carson avant de s’asseoir au chevet de Juri Edvin. L’intervention chirurgicale s’était bien déroulée, et il était sorti de la salle de réveil. Prêt à passer sur le gril. Elle ne quitterait pas cet hôpital avant d’avoir obtenu des réponses à certaines questions.
Le centre hospitalier universitaire Vanberbilt était toujours bourdonnant d’activité, plein de malades, jeunes et vieux, à divers stades de leurs diverses pathologies. Taylor était coutumière des lieux. Elle connaissait le pavillon psychiatrique, où elle était venue interroger des suspects considérés comme trop dangereux ou trop atteints pour passer par les procédures d’enfermement ordinaires. Aux urgences, elle avait été soignée pour toutes sortes de mauvaises blessures. Elle avait même été ramassée en hélico sur une scène de crime, après une soirée frénétique qui, malgré tous leurs efforts, avait basculé dans la tragédie. L’odeur du CHU restait toujours la même : amère, astringente, couvrant les relents douceâtres de la chair malade. Elle avait les hôpitaux en horreur.
Aux soins intensifs, les visiteurs étaient admis au compte-gouttes, mais elle brandit son sésame et on la laissa entrer. Elle se présenta au poste des infirmières où une blouse blanche surmenée lui annonça en secouant tristement la tête que les heures de Brittany étaient comptées. Taylor prit une profonde inspiration et franchit la porte. Elle voulait… quoi, au juste ? Faire quelque chose ? Prendre congé d’une adolescente qu’elle n’avait pas connue et ne connaîtrait jamais. Devant la chambre de Brittany, un agent de patrouille veillait, tassé sur une chaise dans le couloir. Elle montra la plaque à sa ceinture. Il hocha la tête et se replongea de nouveau dans son Sports Illustrés.
A travers la paroi de verre, Taylor contempla le corps fragile de l’adolescente, pris en otage entre les pesantes machines chargées de maintenir les grandes fonctions de l’organisme. Des tuyaux serpentaient de sa bouche, le respirateur sifflait, pompait, poursuivant activement sa tâche absurde et vaine, oxygénant les poumons, insufflant l’air de force dans la chair déjà grise.
Une voix amère et usée s’éleva derrière elle.
— Brittany est en état de mort encéphalique.
Taylor se retourna. Elissa, la mère de Brittany Carson, portait toujours sa robe rouge. Des taches brunes étaient visibles sur sa poitrine et ses épaules. Ses cheveux aplatis tombaient en mèches lasses autour d’un petit visage pointu. Elle avait les yeux secs. Le temps de pleurer viendrait plus tard.
— Je suis désolée, murmura Taylor.
— Je le suis aussi. C’est une enfant merveilleuse, la lumière de ma vie. Depuis le départ de son père, nous étions très soudées. C’était elle et moi contre le monde entier. Nous avions récemment abordé le sujet de la mort, elle et moi. Elle avait lu l’histoire d’une petite fille malade qui avait bénéficié d’une greffe du cœur après un accident de voiture. Brittany m’a fait jurer de donner ses organes, s’il devait lui arriver quelque chose.
Elissa contempla la petite forme immobile dans la chambre, se passa un doigt sous les yeux. Un sourire doux-amer erra sur ses lèvres.
— Je viens de signer le formulaire, pour le don d’organes. Si je dois la perdre, qu’au moins sa vie serve à en prolonger d’autres. Les voies de Dieu sont mystérieuses, comme ils disent.
Taylor regarda la mère de Brittany tracer amoureusement les contours du visage de sa fille à travers la paroi de verre.
— Elle me manquera tellement…
Taylor refoula une montée de larmes inattendue. L’horreur de ce que vivait Elissa Carson et la force dont elle faisait preuve étaient une leçon d’humilité. Aurait-elle été capable d’une même indulgence, si elle avait eu sa propre fille sous les yeux, attachée à la vie par un respirateur, le cœur ralenti, le cerveau éteint ?
— Quand ? demanda-t-elle dans un souffle.
— Dans l’heure, m’ont-ils dit. Ils sont en train d’aviser différents centres de transplantation. Ils doivent la garder ainsi jusqu’au moment où ils seront prêts à prélever. Puis nous éteindrons les machines et nous la laisserons partir.
Taylor suffoquait. Elle devait retrouver le meurtrier, faire en sorte que justice soit rendue à Brittany Carson. Elle n’avait rien d’autre à offrir. N’osant se fier à sa voix, elle se retourna et prit Elissa dans ses bras. La mère de Brittany se cramponna à sa taille, secouée par un sanglot silencieux. Puis elle recula d’un pas, la main plaquée sur la bouche.
— Retrouvez-le, ordonna-t-elle juste avant de s’enfuir dans le couloir.
Taylor porta une dernière fois son attention sur l’enfant mourante, cireuse sous les néons blafards.
— Je le trouverai, promit-elle.
* * *
Juri Edvin occupait un lit dans le service chirurgie. Taylor lutta contre la fureur qui lui faisait presser le pas alors qu’elle se dirigeait vers sa chambre. Sa colère n’avait pas lieu d’être : elle n’avait aucune preuve. Et il lui fallait des éléments matériels solides. Mais son instinct hurlait qu’Edvin avait joué un rôle dans la mort de Brittany. Et elle ne le laisserait pas s’en tirer comme ça. Qu’il ait obligé Brittany à avaler la drogue, qu’il ait incisé le pentacle ou qu’il se soit contenté d’observer, il avait été présent alors qu’elle se débattait dans les affres de l’agonie. Taylor le sentait jusqu’au fond de ses tripes. Et elle comptait bien lui tirer les vers du nez, tout mineur qu’il était.
Un jeune médecin au visage creusé par la fatigue sortait de la chambre de Juri, un stéthoscope drapé sur une épaule à la manière d’une étole, son bip dans une main et une feuille de températures dans l’autre. « S. Pearson », lut-elle sur son badge. Il ne regardait pas où il allait et la percuta de plein fouet. Elle le retint par l’épaule le temps qu’il retrouve son équilibre.
— Désolée, docteur. Lieutenant Jackson, de la Brigade des homicides.
Le chirurgien lui accorda à peine un regard.
— Il ne pourra pas vous répondre. Il a subi une grosse intervention et il est encore sonné par l’anesthésie.
Il commença à s’éloigner, mais elle le retint fermement.
— Est-il réveillé, docteur ? Car l’adolescente qu’il est suspecté d’avoir tenté de tuer sera débranchée dans l’heure, une fois que ses organes encore sains auront été prélevés. J’aimerais essayer de lui parler, au cas où. Au nom de la justice. Au nom de ce qu’ont subi les sept autres victimes.
Pearson s’immobilisa alors et soutint son regard.
— J’avais entendu dire que l’état de Brittany Carson se dégradait. La décision a été prise, alors ?
— Oui. Je viens de parler à la mère de Brittany.
Le chirurgien soupira.
— Ecoutez, je ne peux rien vous promettre, pour mon patient. Il est encore somnolent et il risque de ne pas être très cohérent. Mais essayez, si ça vous chante. Il faut malheureusement que je vous laisse. Je viens d’être rappelé en chirurgie. N’y allez pas trop fort quand même. Il ne faudrait pas que vous me le mettiez en état de choc.
Le médecin s’éloigna d’un pas pressé. Taylor était assaillie par des sensations étranges. Partout, les gens semblaient la fuir, dans ces couloirs suréclairés, comme si elle était la cause directe de tous leurs maux. Chassant ces impressions dues à la fatigue, elle fit signe à l’agent qui gardait la chambre.
— Vous avez vu les parents ?
Il releva la tête de son magazine, visiblement perturbé d’avoir été interrompu dans sa lecture.
— Ils sont allés boire un café. Ils ont demandé à parler d’abord à quiconque viendrait questionner leur fils. J’imagine que vous relevez de cette catégorie.
— Où sont-ils ?
Il indiqua le fond du couloir, une porte juste après le poste des infirmières. Elle le remercia et pénétra dans la salle d’attente réservée aux familles où se trouvaient une télévision, deux canapés, des chaises et une table avec des boissons chaudes dans des Thermos étiquetés. Deux emballages de bonbons vides jouxtaient une petite panière avec des pastilles à la menthe.
Debout à quelque distance l’un de l’autre, un homme et une femme fixaient l’écran du téléviseur, réglé sur Channel 50, la version câble locale de CBS. Taylor cessa d’écouter lorsqu’elle entendit la journaliste prononcer son nom.
— Monsieur et madame Edvin ?
D’un même mouvement, ils lui firent face. Ils étaient blonds, l’un et l’autre, avec des coupes courtes et des lunettes carrées à montures noires. Ils paraissaient tellement copies conformes que Taylor crut un instant qu’ils étaient frère et sœur.
— Nous n’avons aucun commentaire à faire, lança l’homme.
Saisissant sa femme par la taille, il lui tourna le dos.
— Je ne suis pas journaliste, monsieur. Lieutenant Jackson, de la Brigade des homicides. J’aimerais vous parler au sujet de votre fils.
La femme rétorqua hargneusement :
— A quel sujet ? C’est à cause de la police qu’il en est là. Il a failli mourir et vous voulez l’interroger, maintenant ?
— Kalm nu maar, mijn schat. Juri a dit qu’il s’était enfui et que la police l’avait poursuivi pour cette raison. Je vous prie d’excuser mon épouse, lieutenant. Elle est très secouée par ce qui est arrivé à Juri.
Il parlait l’anglais avec un léger accent hollandais.
— Je suis désolée pour l’incident. Mais Juri a pris la fuite, en effet, et a refusé d’obtempérer. Nous avons dû lâcher un chien policier. Il vous a expliqué pourquoi nous étions sur ses traces ?
— Il affirme que vous l’avez pris pour quelqu’un d’autre, répondit M. Edvin.
— Ce n’est pas tout à fait exact. Votre fils était présent sur une scène d’homicide. Il disait faire sa tournée d’Halloween, mais il était loin de son domicile et non déguisé.
Taylor marqua une pause. Elle devait procéder avec prudence. Les Edvin semblaient un peu moins sur la défensive. Elle avait intérêt à ne pas leur déballer tous les chefs de suspicion d’un coup, si elle voulait avoir une chance de parler avec leur fils avant qu’un avocat n’entre en scène et n’ordonne à Juri de se taire.
— J’aimerais poser quelques questions à Juri. S’il n’a rien fait de mal, il n’y en aura pas pour longtemps. Et vous recevrez des excuses officielles.
— Et s’il a commis une infraction ? Vous l’expulserez des Etats-Unis ?
L’accent de Mme Edvin était plus marqué que celui de son mari.
— Cela dépendra, madame. Mais avant d’aborder le problème, pourquoi ne pas attendre d’abord de voir s’il se présente ? Juri est-il un bon garçon ? Il vous a créé des ennuis, ces derniers temps ?
— Oh non, pas du tout.
Mais le regard d’Ellen Edvin était voilé. Le tour de son œil gauche semblait légèrement jauni — dernier stade coloré d’une ecchymose en voie de résorption. Taylor observa son mari. Son visage était crispé et une petite veine battait à l’angle de sa mâchoire. Avec le blanc des yeux apparents, il avait l’air d’un lapin sur le point de détaler.
Les malheureux en étaient donc là.
— Je sais à quel point ce genre de situation est terrible, observa-t-elle avec douceur. On a le sentiment d’être sans recours, lorsqu’on vit dans la terreur de son propre enfant.
Les époux Edvin se regardèrent et parurent se ratatiner sur eux-mêmes. Ils s’assirent d’un bloc sur le canapé le plus proche, interloqués et le souffle court.
— Nous ne savons plus comment le prendre, gémit Ellen Edvin. Il n’était pas du tout comme ça, avant. C’était un petit garçon tellement adorable… Nous sommes venus vivre ici lorsqu’il avait dix ans et il a changé du tout au tout. Il fait le mur régulièrement. J’ai trouvé de la marijuana dans son sac de sport, l’année dernière. Et il ne rentre plus jamais à la maison en sortant de cours. Depuis quelque temps, il a une vriendinnetje. Une drôle de fille qui ne dit ni bonjour ni au revoir. Ils se bouclent ensemble dans la chambre de Juri. Et quand j’ai essayé de les en empêcher, la semaine dernière, il m’a frappée. Depuis, nous ne l’avons plus revu à la maison.
— Avez-vous signalé sa disparition ?
Ils secouèrent la tête. Joost Edvin soupira.
— Ce n’est pas la première fois qu’il nous fait le coup. Nous avons parlé de retourner aux Pays-Bas, mais il est devenu comme fou. Il dit qu’il nous tuera dans notre sommeil, plutôt que de se laisser emmener. Le soir, nous nous enfermons dans notre chambre, tellement nous sommes mal à l’aise. Nous ne comprenons pas ce qui est arrivé à notre fils.
— Connaissez-vous le nom de sa petite amie ?
— Il l’appelle Ambre. Mais il ne nous a pas donné son nom de famille. Elle lui apporte du maquillage et ils se déguisent en… en goules pour aller courir en ville. Nous n’avons pas plus de prise sur lui que sur le soleil ou le vent.
Rarement adolescent perturbé avait été décrit avec autant d’acuité.
— M’autorisez-vous à lui poser quelques questions ?
Techniquement, elle n’avait pas besoin de leur permission. Mais les parents se hâtaient généralement de trouver un avocat à leur progéniture dès qu’ils la sentaient menacée. Elle retint son souffle. A priori, le couple Edvin semblait lui faire confiance, mais on ne savait jamais. Mari et femme se regardèrent et elle assista à leur échange silencieux. Enfin, Joost Edvin s’écarta de sa femme.
— C’est oui. Vous pouvez lui parler. Mais nous aimerions être présents aussi.
— D’accord. Sachant que j’aurais peut-être à vous demander de sortir à un moment ou à un autre, s’il refuse de parler devant vous. On y va ?
Elle ouvrit la marche et l’agent de patrouille se leva en voyant leur trio arriver au pas de charge. Taylor lui fit signe de les suivre.
— Venez. Vous ferez office de témoin.
Silencieux comme la tombe, l’agent reposa son magazine. Elle l’avait déjà croisé ici et là et le savait solide et efficace, même s’il professait une certaine méfiance envers les officiers féminins. Taylor laissa les Edvin pénétrer dans la chambre en premier.
Les yeux de Juri étaient perdus dans le vide, mais Taylor vit qu’il la reconnaissait. N’ayant aucun moyen de fuir, il tourna la tête vers la fenêtre, sans réagir à la présence de ses parents. Elle tira une chaise près du lit.
— Il faut que nous parlions, Juri.
Elle était épuisée et pas mécontente de s’asseoir. Peut-être réussirait-elle à désarmer l’adolescent en se plaçant à sa hauteur, au lieu de le dominer du haut de son autorité. La chaise crissa sur le sol en lino, et le son grinçant fit courir un frisson le long de sa colonne vertébrale.
— Eh ben, allez-y, parlez…, marmonna Juri.
Il avait l’air groggy, mais il était cohérent.
— Tu es un petit malin, n’est-ce pas ? Bon, très bien, je vais parler. Dis-moi pourquoi on t’appelle Thorn ?
Elle le tenait. Il paniqua, tenta de se débattre et découvrit qu’il avait peu de forces et aucun endroit où se réfugier. Il s’effondra de nouveau contre son oreiller.
— C’est toi le dealer, alors. Tout le monde m’a parlé de toi. Pourquoi les as-tu tués, Juri ?
— Je n’ai tué personne, répondit-il en larmes. Papa, maman, aidez-moi !
Juri n’avait apparemment jamais entendu le conte du petit garçon qui criait au loup. Taylor fut impressionnée par les Edvin : ils ne se laissèrent pas manœuvrer. Le père redressa la taille.
— Tu dois répondre aux questions du lieutenant, Juri. Si tu as fait une bêtise, tu es responsable de tes actes. C’est dans ce principe que nous avons toujours essayé de t’élever.
— C’est ça, ouais. Trop sympa. Ben, vous n’avez qu’à aller vous faire foutre, pauvres nazes !
Ellen Edvin fondit en larmes. Taylor aurait volontiers mis une gifle à Juri. Elle se tourna vers les parents.
— Il serait peut-être préférable que nous parlions sans vous, pour le moment.
Le regard de Joost Edvin était éteint, vide d’espoir.
— Sans doute, oui.
Juri s’emporta.
— Hé, ho ! Vous allez quand même pas me laisser seul entre les mains de ces flics ! Vous êtes censés m’aimer et vous me jetez dans la gueule du loup ! Je ne peux même pas compter sur vous !
Taylor se leva d’un bond de sa chaise et retint Joost Edvin avant qu’il ne se jette sur son fils. Elle les poussa vers la porte.
— Je vous rejoins dès que j’aurai terminé.
Ils s’éloignèrent sans un mot, le claquement feutré de leurs semelles en caoutchouc faisant écho aux reniflements de Juri. Taylor prit une profonde inspiration et se tourna de nouveau vers le lit. Au même moment, un léger grincement se fit entendre. Une adolescente se glissa dans la chambre et referma sans bruit la porte derrière elle. Pâle, les yeux cerclés de khôl noir, elle scruta le couloir avant de chuchoter :
— Thorn ? Tes parents sont partis et le flic a disparu. Sors de ton lit, vite. On se barre d’ici.
La fille se retourna, vit les deux policiers dans la chambre et poussa un cri. L’agent de patrouille l’attrapa par le bras. Elle siffla, cracha et planta ses dents acérées dans sa main. Il hurla et lâcha prise. La fille se rua vers la porte et bondit dans le couloir.
— Vous, restez là ! cria Taylor à son collègue en se précipitant à sa suite.
La fille était rapide, athlétique, ramassée. Et elle courait comme une gymnaste. Elle réussit à atteindre la cage d’escalier, ouvrit la porte à la volée. Mais elle commit une erreur tactique en voulant refermer derrière elle. Emportée par son élan, Taylor poussa le battant de tout son poids et la renversa. L’adolescente se releva aussitôt et dévala les marches. Mais Taylor, avantagée par ses jambes plus longues, la rejoignit un demi-étage plus bas. Elle attrapa une bonne poignée de cheveux et tira, comme on bride un cheval sauvage. La fille se débattit. Mais Taylor l’immobilisa par une épaule et lui passa les menottes.
— Salope…
— Enchantée de faire ta connaissance, moi aussi. Ton nom ?
— Je t’emmerde.
Taylor commençait à en avoir plus qu’assez de se faire insulter par des mômes. La différence de taille aidant, elle parvint sans effort à plaquer la fille contre le mur.
— Ecoute-moi bien, moustique, tu fais preuve d’un minimum de respect où je te colle en cellule, tu m’entends ?
— Vous ne pouvez pas m’arrêter. Je suis mineure.
Taylor lui rit au nez.
— Ah non ? Tu vas voir.
Tirant la fille par le bras, elle remonta l’escalier et ressortit dans le couloir. Elle mit son émetteur en marche.
— Lieutenant Jackson. Il me faudrait des renforts pour une arrestation. Je suis à l’hôpital Vanderbilt, en chirurgie.
— Vous n’avez pas le droit ! hurla la fille. Je n’ai rien fait ! Je veux mes parents !
— Pas de problème, jeune fille. Nous allons les faire venir, tes parents. Même si tu aurais intérêt à répondre tranquillement à mes questions. Sauf preuve du contraire, tu n’as rien fait de répréhensible, à part essayer de voir ton petit ami. Je suppose que Juri est ton petit copain, c’est ça ?
Taylor poussa la fille à l’intérieur de la salle d’attente et constata que les Edvin n’y étaient plus. Tant mieux. Elle assit la fille de force sur le canapé, ses bras entravés dans le dos, et lui jeta un regard sévère. La gamine n’était pas stupide, elle se savait dans l’incapacité de fuir. Elle se tassa sur son siège et serra obstinément les lèvres.
Adossée contre la porte, Taylor croisa les bras sur la poitrine.
Silence.
— Tu vas me répondre, oui ? Je n’ai pas dormi depuis deux jours et je ne suis pas d’humeur à plaisanter.
L’adolescente avait un joli visage un peu boudeur, avec le cœur des lèvres pulpeux et une peau claire éclaboussée de taches de rousseur. Elle luttait contre les larmes.
— Il s’appelle Thorn. Et c’est mon mec, oui.
— Voilà. Ce n’était pas si compliqué, hein ? Où aviez-vous l’intention d’aller, tous les deux ?
La voix de la fille se raffermit.
— N’importe où, loin d’ici. Nous sommes en insécurité.
— En insécurité par rapport à quoi ou à qui ?
Les yeux de l’adolescente étincelèrent mais elle tint sa langue. Taylor changea d’angle d’attaque.
— C’est quoi, votre rôle, à Juri et à toi, dans les meurtres de Green Hills, hier après-midi ? Si tu as été complice, même de loin, tu le payeras aussi cher que si tu avais manié le couteau toi-même.
— Je n’ai rien à voir avec ces meurtres ! Et Thorn non plus. Il était avec moi quand ça s’est passé.
— Ah vraiment ? Il n’était pas avec toi, pourtant, quand je l’ai poursuivi dans les bois. Reprenons du début : où étais-tu hier, dans la journée ?
La fille la transperça d’un regard ironique, coupant comme un rayon laser.
— Je m’occupais des bagages, Thorn des courses.
— Bon. Nous savons maintenant avec certitude que Juri est Thorn. Très bien. Tu réalises qu’il a enfreint la loi, en revendant de la drogue ? Et que nous le retenons comme suspect pour le meurtre de sept personnes ?
— Il… n’a… rien… fait, siffla l’adolescente.
Taylor sentit une pénible sensation de froid dans la poitrine et nota que la fille remuait les lèvres en silence. Elle fit un pas de côté et rompit le contact visuel. La sensation glacée disparut. Taylor se surprit à penser à Ariane, se demanda quelle lecture elle aurait faite de la situation. En présence d’Ariane, elle avait éprouvé un indiscutable bien-être physique, même si la pseudo-sorcière lui semblait bonne à enfermer. Là, elle se sentait plutôt vidée, irritée. Simple effet de la fatigue, sans doute.
— Nous avons des preuves contre Juri. Et tes parents ? Ils ne s’inquiéteraient pas si tu fuguais ?
L’adolescente secoua la tête, comme pour rejeter les cheveux en arrière, et fit la grimace, gênée par ses bras entravés. Elle s’humecta les lèvres.
— Ils n’en ont rien à foutre de moi.
— Cela m’étonnerait. Comment t’appelles-tu ?
Elle ne répondit pas.
— Ton surnom est Ambre, n’est-ce pas ?
La fille se raidit.
— Et ton vrai nom ?
— Je n’ai pas d’autre nom qu’Ambre. Et maintenant, laissez-moi partir ou trouvez-moi un avocat. Je ne répondrai plus à vos questions.
Depuis quand les gamins connaissaient-ils leurs droits sur le bout des doigts ? Taylor dénoua sa queue-de-cheval et se massa les tempes. Une voix crépita dans son émetteur : les renforts étaient là. Quelques instants plus tard, Paula Simari et Bob Parks poussaient la porte de la salle d’attente.
Parks la salua d’un signe de tête.
— Alors ? Qu’est-ce que nous avons là ?
— Cette demoiselle se fait appeler Ambre. Un surnom. Elle vient de réclamer un avocat. Expliquez-lui qu’elle est en état d’arrestation, débrouillez-vous pour connaître son identité et appelez ses parents. Vous avez carte blanche.
Faire peur aux enfants n’était pas, et de loin, son passe-temps favori. Mais elle avait besoin de réponses. Un besoin urgent de réponses.
Paula se fit craquer les doigts et Ambre sursauta. Taylor se demanda ce qui la rendait si anxieuse. Comme ils sortaient tous les quatre dans le couloir, l’adolescente la gratifia soudain d’un sourire entendu.
— Appelez Miles Rose. C’est l’avocat de mon père, déclara-t-elle en la regardant droit dans les yeux, provocante jusqu’au bout.
— Miles Rose est un avocat pénaliste. Qu’est-ce que ton père a à voir avec lui ?
— Il a fait appel à lui à cause de l’assassinat de mon frère. Nous savons comment la justice fonctionne, dans ce pays. Les innocents sont accusés et les coupables restent en liberté.
— Ton frère ? s’étonna Taylor.
Ambre secoua la tête.
— Par tous les dieux, vous êtes vraiment stupide ! Vous avez parlé à mes parents. Mon frère s’appelait Xander.
— Xander Norwood ? Ainsi tu es Susan ? comprit enfin Taylor.
Le visage de la fille se ferma.
— Pour vous, ce sera Ambre et rien d’autre.
* * *
Taylor regagna la chambre de Juri, prête à se servir de ces nouvelles informations pour faire pression sur lui. Elle trouva les époux Edvin debout près du lit, à tenter de convaincre leur rejeton de se comporter enfin dignement. Juri-Thorn ne voulait rien entendre et gardait la tête détournée, sans réagir à leurs paroles. Taylor posa la main sur l’épaule de Joost Edvin.
— Je peux ?
Il avait le visage défait, creusé par la tristesse.
— Mais certainement, lieutenant. Je crois que nous allons sortir dîner, Ellen et moi. Prenez le temps qui vous sera nécessaire. Je suppose que notre fils ne sortira pas de sitôt ?
— Peut-être pas, non, monsieur Edvin. Il restera encore hospitalisé quelques jours, de toute façon. Toujours sous surveillance. Merci pour votre coopération. Nous passerons chez vous plus tard. Voici ma carte, en attendant. Si vous avez des questions, des inquiétudes, n’hésitez pas à m’appeler, de jour comme de nuit.
Taylor les raccompagna jusqu’à la porte et fit signe à l’agent de patrouille d’entrer. Elle prit son temps pour s’installer de nouveau sur la chaise près du lit. La lassitude se faisait sentir. Elle cala ses santiags sur la barre en croisant les jambes à la cheville.
— Bon, c’est juste entre toi et moi, maintenant, Juri. Tu préfères que je t’appelle Thorn ?
Un faible « oui » s’éleva du lit.
— Thorn, où trouves-tu la drogue ? Qui est ton dealer ?
Il se tourna vers elle, le visage tellement tendu par la volonté de se contenir que ses pommettes apparentes semblaient sur le point de traverser la peau. Elle vit le sillon blanc des larmes qui glissaient sur son menton.
— Et Ambre ? Qu’est-ce que vous lui avez fait ? Je peux la voir ?
— Deux policiers la conduisent au Centre de justice criminelle, où elle sera interrogée. Nous verrons en fonction de ce qui ressortira de l’audition. Où comptiez-vous aller, tous les deux ?
— Ailleurs.
— O.K. Je comprends. Tu n’étais pas heureux chez toi et tu voulais te sauver. Mais j’ai vraiment besoin de savoir de qui tu tenais la drogue.
Il se tut un moment avant de répondre.
— D’un ami.
— Le nom de l’ami, Thorn. Allez, fais un effort, mon grand, si tu veux que je t’aide.
Il secoua la tête.
— Il me tuerait. Je ne peux pas le dire.
— Bon. Parle-moi de Brittany Carson, alors. Que faisais-tu devant chez elle ?
Elle leva la main lorsqu’il commença à nier.
— Stop, non. Ce n’est même pas la peine d’essayer. Un échantillon de ton ADN est en cours d’analyse et je suis prête à parier qu’il correspond à la tache de sperme que nous avons trouvée devant la fenêtre. Tu es resté dehors à te masturber en regardant Brittany agoniser ?
Le visage en feu, il fit oui de la tête.
— Merci de m’avoir dit la vérité. C’est un début. Est-ce que tu lui as donné de la drogue ?
De nouveau, il acquiesça. Taylor sentit la tête lui tourner. Elle jeta un coup d’œil à son collègue, dont le regard fasciné était rivé sur l’adolescent.
— Thorn, je sais qu’on t’a déjà donné lecture de tes droits, mais je vais recommencer, O.K. ? Car je dois t’arrêter pour meurtre.
— Ce n’est pas moi qui l’ai tuée ! C’était l’idée d’Ambre. Elle la haïssait. J’ai juste accepté parce qu’elle a insisté !
Il commença à se débattre dans le lit, et réussit à arracher une intraveineuse et à détacher le moniteur cardiaque. La machine commença à émettre un vacarme de tous les diables, et Taylor comprit que c’était râpé pour la suite de l’interrogatoire. Deux infirmières entrèrent en courant et l’écartèrent du lit sans ménagement. Elle recula d’un pas et les regarda faire, tandis qu’elles remettaient les branchements en place et calmaient leur jeune patient.
Une fois l’ordre rétabli, elle annonça à Thorn qu’il avait le droit de garder le silence et de faire appel à un avocat, puis elle demanda à son collègue de le menotter. Lorsque ce fut fait, elle quitta la chambre sans un mot et sortit à pas lents dans le couloir. Elle jeta un coup d’œil à sa montre. Le prélèvement des organes avait dû commencer pour Brittany. Ravalant son chagrin, elle appuya sur le bouton de l’ascenseur.
Un de pris. Elle tenait son meurtrier. Alors pourquoi cette impression que cela ne faisait que commencer ?