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Quantico, 15 juin 2004

Le réveil sonnait avec insistance.

Déjà le matin ? Une douleur sourde martelait le crâne de Baldwin. Et pas moyen d’ouvrir les yeux. Il avait oublié de mettre les stores en position nuit, la veille, et le soleil filtrait entre les lamelles de bois. Non seulement il se sentait agressé par la lumière, mais il avait la bouche complètement desséchée, et il lui fallut quelques essais avant de rassembler la quantité de salive nécessaire pour déglutir. Aussitôt, le goût du bourbon lui remonta sur la langue. Il avait picolé la veille. Ils avaient tous bu un coup de trop. La vue du frêle corps d’enfant à quelque distance d’une allée du parc de Great Falls, pâle et brisé, les jambes fracassées, les cheveux blonds jetés en travers du visage comme un bâillon doré, avait déclenché la même réaction chez tous.

Il tenta de remuer la tête et une douleur aiguë lui perfora les tempes. Super ! Il ne manquait plus que ça. Une gueule de bois pour assister à l’autopsie de la petite Susan Travers.

Il entrouvrit péniblement un œil et regarda le réveil. 7 h 45. Le bip-bip-bip infernal s’intensifiait. Il voulut mettre un terme au vacarme lorsqu’il s’aperçut que son bras était entravé. Il tira un peu plus fort mais la pression perdura sans qu’il ait la tête assez claire pour s’expliquer le phénomène. Tournant un regard prudent vers la gauche, il vit une coulée de cheveux roux, comme une longue trace de sang en travers de son oreiller.

Il faillit retirer son bras en sursaut, comme s’il avait été mordu par un serpent. Jésus Marie ! Qu’avait-il fait ?

La propriétaire des cheveux roux remua dans son sommeil et il réussit à libérer son bras gourd. Baldwin fit la grimace lorsque la circulation sanguine bloquée envahit de nouveau le membre endormi, suscitant des milliers de piqûres d’aiguille.

— Tu envisages de l’arrêter un jour, ce machin ? lança une voix rauque, somnolente et indéniablement sensuelle.

Charlotte.

Il avait dû appuyer sur la boisson, hier. Il ne se souvenait même plus de la façon dont elle avait atterri dans son lit. Ah si… Elle pleurait lorsqu’il l’avait raccompagnée jusqu’à sa voiture. Lui, toujours un peu sauveur dans l’âme, avait essuyé une larme sur sa joue. Et elle s’était abandonnée contre lui sans retenue. Ce qui n’aurait surtout pas dû arriver était advenu de lui-même. Il s’était penché sur ses lèvres et leur douceur combinée à l’alcool avait fait son œuvre. Il y avait trop longtemps qu’il n’avait pas touché une femme. Le désir de s’immerger dans ce corps chaud, souple et ployant l’avait obnubilé.

Les secrets du corps de Charlotte, il les avait connus, à l’évidence, à en juger par la sensation collante au niveau de son entrejambe. Et sa chair se durcit au souvenir des plaisirs de la nuit.

John tendit la main et imposa silence au réveil. Jetant un œil sur sa gauche, il vit de grands yeux ambre rivés sur lui. Un silence embarrassé s’épaissit entre eux. Puis Charlotte sourit. Une main délicate glissa à rebours de sa cuisse. Ce fut plus fort que lui — il réagit au quart de tour. Avec une part de lui hurlant « Tu es fou ou quoi, bordel ? », il changea de position pour laisser le champ libre aux doigts habiles qui l’exploraient. Elle le caressa avec douceur et habileté, sa main libre vagabondant sur ses épaules et sa poitrine. Quand il n’y tint plus, il se laissa rouler sur elle, écartant ses cuisses avec le genou, l’embrassant à pleine bouche. Il la pénétra sans retenue, sans craindre de lui faire mal. Si ses souvenirs de la veille étaient bons, Charlotte appréciait un brin de sauvagerie dans l’amour.

Il entendit son souffle se précipiter lorsqu’il vint en elle, et elle lui planta les dents dans la lèvre inférieure. Ses ongles s’enfoncèrent dans la peau déjà labourée de son dos. L’ardente Charlotte l’avait griffé jusqu’au sang. Un instant, il fut tenté de lui mordre la lèvre en guise de rétorsion. Mais il se contenta de lui agripper les fesses et de la soulever pour s’enfoncer un peu plus en elle. Elle luttait, à présent, répondant à chacune de ses poussées par un mouvement de rotation des hanches, les jambes nouées autour de sa taille, le regard chaviré, perdue à l’intérieur d’elle-même. Il se souvint l’avoir vue décoller de la même façon la veille et sourit. Son plaisir montait, s’emballait, et il s’abandonna aux rythmes internes de sa libido, laissant exploser une jouissance étourdissante qui couvrit les cris rauques de victoire qui montaient de la gorge de Charlotte.

*  *  *

Une demi-heure plus tard, douché, habillé, café fumant en main, il regardait Charlotte aller et venir dans son appartement, inspectant les lieux d’un œil expert.

Elle prit le roman de Connolly qu’il était en train de lire et l’examina avec des airs de chatte gourmande aux instincts prédateurs. Cette femme était la sensualité faite chair.

— Tiens, Connolly… J’aime bien ses bouquins.

— C’est l’auteur de romans noirs que je préfère. Tu veux du café ?

Elle tourna les yeux vers lui et son masque civilisé tomba, son joli corps félin se cambrant en une invite lascive.

— Mmm… Oui, je veux bien.

— Je te l’apporte.

Il lui servit une tasse et fit mine de ne pas entendre l’observation suivante de Charlotte.

— Tu sais que je m’habituerais bien à passer des nuits comme celle-ci ?

L’idée le fit frémir. La dernière chose dont il avait besoin, c’était de s’embringuer dans une histoire de fesses avec un membre de son équipe. Il avait déjà suffisamment dépassé les limites comme ça. Remplissant de nouveau sa tasse, il se tourna vers elle avec une expression délibérément impassible. Il devait la décourager dès le départ. La nuit qu’ils venaient de passer était une erreur. Il lui tendit sa tasse.

— Je te déposerai à ta voiture quand tu auras fini ton café. Je préfère que nous n’arrivions pas ensemble au travail. Je ne peux pas me permettre d’attirer un surcroît d’attention sur moi, en ce moment.

Pendant une fraction de seconde, elle parut déconfite. Puis elle se ressaisit et haussa un sourcil délicat.

— Ah, tu vois les choses comme ça ? Faire comme si cette nuit et ce matin n’avaient jamais eu lieu ?

Elle le rejoignit dans la cuisine, toute en ondulations sinueuses et en grâce féline, et lui glissa les bras autour de la taille. Il devait admettre qu’elle était incroyablement attirante. Une odeur de roses et de musc lui ensorcela les narines et il prit une profonde inspiration en sentant son sexe se tendre de nouveau. Nom d’un chien ! Il avait libéré le génie de la bouteille.

— Ce n’est vraiment pas une bonne idée, Charlotte. Tu es une belle femme. Intelligente. Mais…

Charlotte se frottait contre lui, ses hanches plaquées contre les siennes, se mouvant avec une précision diabolique. Elle posa sa tasse de café puis prit celle qu’il tenait à la main et plaça sa paume tiédie sur un sein déjà dénudé. Comment avait-elle réussi l’exploit d’ôter son chemisier aussi vite ? Il se pencha pour passer rapidement la langue sur l’aréole dressée. Elle reçut l’invite cinq sur cinq et se chargea de le libérer en s’attaquant à la fermeture Eclair de son jean. Par-dessus la tête de Charlotte, il jeta un coup d’œil sur la pendule et se dit qu’après tout, pourquoi pas… Il était sous pression depuis des semaines. Et il avait besoin de décharger sa tension. Peut-être Charlotte était-elle très précisément le remède qu’il lui fallait.

Charlotte était fine et menue, un poids plume que l’on soulevait comme un rien. Elle portait une jupe noire serrée, celle-là même qui lui avait chatouillé la libido la veille. Il ne fut pas long à constater qu’elle n’avait pas pris la peine de mettre de sous-vêtements. Il la déposa sur le bord du plan de travail, la renversa en arrière en faisant courir ses paumes sur toute la longueur de son corps et la prit debout, séance tenante. Elle pouffa et il sentit un rire monter dans sa propre poitrine. Faire l’amour dans la cuisine, comme un duo d’adolescents survoltés par leur libido, sans même prendre la peine de se déshabiller, c’était bon. Bien meilleur qu’il n’aurait pu l’imaginer.

*  *  *

Dans un silence contraint, Baldwin se gara juste à côté de sa propre voiture. Eprouvait-il de la gêne ? Du regret ? Charlotte ne l’avait pas encore pratiqué suffisamment pour déchiffrer son expression. Autant respecter son mutisme, pour l’instant, et se glisser hors de sa voiture sans rien dire. Dans son coffre, elle gardait toujours un sac avec une tenue de rechange, en prévision d’un éventuel déplacement sur une scène de crime. Elle se rendit directement au FBI et fit une entrée discrète avec son sac sur l’épaule. Seuls les gardes à l’entrée virent son léger désordre vestimentaire. Et de quel droit feraient-ils des commentaires ? Ce n’était pas la première fois qu’un agent arrivait au travail avec une tenue fripée et une tête à avoir passé la nuit entre d’autres draps que les siens.

Une fois changée, Charlotte s’attarda longuement devant le miroir des toilettes. Elle n’avait pas eu le temps de se coiffer correctement. Au lieu de tomber comme une coulée de soie, ses cheveux frisottaient au bout. Elle se servit d’une brosse spéciale en poils de sanglier pour les discipliner, puis se remaquilla avec soin.

Voilà qui était déjà mieux. Les autres devineraient-ils ce qui s’était passé ? Elle scruta son reflet avec attention. Oui, ses lèvres étaient enflées, un peu rougies sur leur pourtour. La barbe matinale de John avait fait des ravages sur sa peau délicate. Songeant aux autres parties de son corps où il avait laissé sa marque, Charlotte vit avec plaisir une rougeur délicate se dessiner sur la porcelaine de ses joues. Oh, comme c’était joli… Elle avait la grâce épanouie d’un fruit mûr pour être croqué.

Pas étonnant qu’il ait été incapable de lui résister. Elle ferait en sorte qu’il ne lui échappe plus. Rien de plus simple, puisqu’elle savait désormais sur quels boutons appuyer. Récupérant son sac, elle passa dans le service où le reste de l’équipe était déjà à pied d’œuvre. Butler et Geroux ne lui prêtèrent aucune attention particulière, mais Jessamine Sparrow plissa les yeux en la dévisageant avec suspicion. Charlotte dégaina son sourire le plus angélique, puis haussa les sourcils pour lui lancer un « Bonjour » sensuel. Jessamine se dérida aussitôt. Elle fondit, même.

Il va falloir la jouer tout en finesse, là, Charlotte… Mener deux liaisons de front sur son lieu de travail promettait d’être assez acrobatique. Surtout si Jessamine se révélait possessive. Jess était une très jolie fille — bien plus jolie qu’elle n’en avait elle-même conscience, mince et sportive, avec une adorable dentition irrégulière. Trois semaines auparavant, Charlotte lui avait fait le grand coup de la séduction, lorsque leur équipe avait fêté l’élucidation de leur première enquête commune. Sous prétexte de se remaquiller, elles s’étaient enfermées dans la salle de bains. Sans un mot, elle s’était posée cuisses ouvertes sur le rebord de la baignoire et la belle Jessamine s’était agenouillée à ses pieds.

Elle commençait à se sentir excitée rien que d’y penser. Mmm… Et pourquoi pas Baldwin et Jessamine ensemble ? Probablement pas, non. Baldwin était un peu trop coincé pour ce genre de pratique. Mais le fantasme lui chatouillait agréablement l’entrejambe. C’était ainsi qu’elle aimait mener sa vie, avec un partenaire de chaque sexe à sa botte. Le dur et le doux, l’obscur et le lumineux. Elle se sourit à elle-même, puis alluma son ordinateur en repoussant l’image de Jessamine, Baldwin et elle roulant imbriqués et haletants sur la moquette du bureau. Il fallait qu’elle se concentre. Cette affaire, cette affaire au nom stupide, la rendait folle.

Elle ne comprenait pas les hommes qui tuaient des enfants. La violence d’adulte à adulte, elle pouvait l’appréhender assez facilement, en revanche. C’était d’ailleurs une des raisons qui faisait d’elle une bonne profileuse : cette forme d’empathie qu’elle avait pour les tueurs. Pour sa thèse, elle avait mené des entretiens avec plus de quarante criminels récidivistes, et presque tous avaient fourni des éléments nouveaux qui ne figuraient pas encore dans leur dossier. L’un d’eux avait même révélé l’endroit où se trouvait le corps d’une de ses victimes, alors même qu’il gardait l’information secrète pour faire pression sur ses juges et conserver certains privilèges.

Oui, elle s’y entendait, en matière de tueurs. Elle avait excellé en cours, obtenu son doctorat en un temps record et s’était fait cueillir par le Bureau dès la fin de ses études. Elle s’était hissée ensuite jusqu’à l’Unité d’analyse comportementale grâce à un mélange d’intelligence et de culot. Mais les tueurs d’enfants n’étaient pas son fort.

Jessamine entra dans son bureau avec une pile de dossiers.

— Tiens. Encore de nouveaux criminels sexuels à interroger, aujourd’hui.

Ce fut à peine si Jessamine lui effleura l’épaule en se penchant pour poser les papiers sur sa table de travail. Charlotte repoussa son fauteuil de bureau et le fit pivoter de manière à pouvoir regarder sa collègue dans les yeux. Puis elle attendit en silence, sachant pertinemment ce qui allait suivre.

— J’ai essayé de t’appeler, hier soir, et tu n’as pas répondu. Je croyais qu’on devait se retrouver.

— Tu as appelé ?

Charlotte feignait admirablement l’ingénuité. Elle aurait mérité un oscar, pour les accents d’innocence qu’elle savait insinuer dans sa voix.

— Je n’ai même pas entendu sonner. La journée d’hier m’a collé un blues pas possible et j’ai bu un verre de trop. Je suis tombée comme une masse. Je suis désolée, ma chérie.

Le mot doux fit rougir Jessamine.

— Ce soir, alors ? On pourrait manger indien. Je sais que c’est la nourriture que tu préfères. On ouvrira une bouteille, ça nous aidera à décharger un peu la pression. Ça te dit ?

— Peut-être, mon cœur, peut-être. Mais voyons d’abord ce que la journée nous réserve, O.K. ? Pour l’instant, je n’ai qu’une obsession, c’est de mettre la main sur cette raclure. Attaquons-nous à ce tueur d’enfants.

Du bout de l’ongle, elle caressa la cuisse de son amante puis pivota face à son bureau et prit le premier dossier de la pile.

Fermement congédiée, Jessamine hésita un instant, puis finit par la laisser tranquille. Charlotte soupira et se mordit la lèvre.

Pour être compliqué, cela promettait d’être compliqué, en effet.