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Nashville
22 heures

Ariane avait eu pour tâche, quelques années plus tôt, de repérer les lieux de pratique des différents covens. Au temps où elle faisait encore partie du conseil, elle avait été investie d’un certain nombre de responsabilités. Même si la wicca était une religion généreuse, il y avait toujours des abus, les leaders des covens cherchant parfois à prendre le pouvoir sur les autres membres. Il existait un code éthique très spécifique pour les pratiques au sein des groupes. Demander de l’argent était interdit, par exemple. De même qu’il était prohibé d’exiger une réalisation physique du Grand Acte. Au cours des cérémonies, le Grand Acte était symbolique : l’athamé plongeait dans le calice et le calice s’ouvrait à l’athamé. L’acte sexuel en lui-même n’était pas pratiqué, sauf dans l’intimité d’un couple. On ne forçait pas non plus les adeptes à se dénuder s’ils ne le souhaitaient pas. Prêtres et prêtresses devaient respecter les limites et la liberté de chacun.

Mais la recherche obstinée du pouvoir était, hélas, inscrite dans la nature humaine. Elle-même, Ariane, représentait la haute autorité à laquelle faisaient appel tous ceux qui étaient victimes d’abus au sein d’un coven. Elle connaissait les lieux où les covens se réunissaient et avait une antenne particulière pour repérer les portails psychiques permettant l’accès aux déités.

Le lieu qui lui était apparu en rêve, elle l’avait identifié. C’était une terre sacrée, à la fois pour les wiccans et pour les profanes — un lieu où régnaient des esprits puissants, tant du côté du bien que du mal. Le petit cimetière privé se trouvait à la frontière ouest du comté de Davidson, au bout d’un chemin à vaches qui menait à une clairière, près d’une petite route à deux voies, McCrory Lane.

Elle-même vivait dans le centre, à proximité de ce qu’on appelait le « Music Row », le quartier où se trouvaient les maisons de production musicale. Elle s’était cassé le dos à restaurer elle-même sa maison, arrachant une cuisine des années soixante et d’horribles papiers peints pour les remplacer par des marbres blancs et d’élégants lambris d’époque. Les murs étaient peints dans des pastels coquille d’œuf jusqu’aux moulures blanches ornementées des plafonds. Les portes à six panneaux avaient des poignées en cristal. Dans l’antichambre, elle avait retrouvé la frise en plâtre d’origine — une course de chars romains — et l’avait patiemment remise en état. En partant, Ariane passa une main presque amoureuse sur les bois sculptés du vestibule, heureuse que sa religion ne considère pas la fierté comme un péché.

Le trajet en voiture jusqu’au cimetière prenait vingt minutes. Elle traversa Green Hills, le lieu du carnage de Samhain, passa devant les grandes étendues noires des champs silencieux dans la nuit de novembre. La route était calme, très peu éclairée, et sinuait dans un paysage de collines ondulantes, de forêts domaniales et de fermes équestres. Au croisement de la Highway 100 et de Old Harding, elle fut choquée de voir que la civilisation agressive avait pris le dessus sur la nature qu’elle vénérait. Mais très vite, elle laissa les magasins et les maisons modernes derrière elle, et la route redevint calme et sombre. L’embranchement se trouvait juste entre la station-service et le Loveless Café. Elle bifurqua et les lumières amicales disparurent, laissant place à une obscurité profonde.

Là. Sur la droite.

Elle ralentit, se gara dans l’herbe haute du talus. La lisière du bois se trouvait à moins de cent mètres. C’était là que courait le chemin à vaches qui s’enfonçait dans les profondeurs de la forêt, et débouchait dans une petite clairière où les dalles funéraires se levaient comme des champignons dans la terre meuble.

Ariane s’enroula étroitement dans sa cape pour se protéger de la fraîcheur nocturne. Le croissant de lune n’offrait qu’une maigre lumière. Elle ne voyait qu’à quelques pas, juste assez pour ne pas trébucher. La nuit était silencieuse — trop silencieuse. Oiseaux et rongeurs restaient immobiles, comme apeurés. Une présence humaine inamicale perturbait les habitudes des petites créatures de la nuit.

Le cœur battant, elle hâta le pas et se tordit la cheville lorsque son pied s’enfonça dans une taupinière. Elle se mordit la lèvre pour étouffer un cri. Jurant tout bas, elle retourna à la voiture afin d’y récupérer une lampe torche.

Le solide rayon de lumière artificielle lui permit de naviguer entre les ornières. Elle repartit plus lentement, dirigeant la lampe vers le bas pour que le garçon, s’il se trouvait encore là, ne la voie pas arriver. La forêt était là, toute proche, avec ses grands arbres tendus vers le ciel, leurs branches levées comme dans un geste de supplication.

La nuit ne lui était pas étrangère. Elle sentait la respiration sombre de la terre, son appel insistant, ses questions silencieuses. Autour d’elle, la vie. Chaque soupir du vent dans les buissons était magnifié par le silence et assourdi par la couche de brouillard qui s’était formée dans les sous-bois. L’odeur de la pluie au loin lui emplissait les narines ; l’ombre d’un nuage glissa sans bruit sous la pointe de la lune.

La nuit était son univers, et elle sa concubine.

Progressant à tout petits pas, elle se rapprocha du lieu de culte. Une odeur de feu de bois lui parvint, nourri de feuilles de peupliers, de chêne et de petits rameaux. Elle ralentit encore mais poursuivit sa progression. L’énergie de la terre la portait, la nourrissait. Elle se protégea, plaçant sa fragilité à l’abri d’un puissant bouclier psychique.

Elle le voyait distinctement, à présent, allongé sur le côté — une simple bosse sous une couverture. Il lui tournait le dos et ne donnait pas l’impression d’avoir perçu sa présence. Les crépitements secs du feu couvraient le son assourdi de ses pas. La brume s’était enroulée autour de lui comme une amante, le gardant caché dans son étreinte protectrice.

Il dormait. Et elle ne pouvait rien lire en lui. Ni ses pensées. Ni ses intentions. Ses respirations profondes se mêlaient au souffle âpre du vent.

Elle hésita, débattit avec elle-même, tergiversa encore… et finit par tourner le dos à la clairière et repartir en direction de la voiture. Normalement, le jeune sorcier n’aurait pas dû l’effrayer, mais la peur était là. Viscérale. Et ses mains en tremblaient.

Elle appellerait le lieutenant Jackson. La police l’emmènerait.

Dans sa fuite, elle posa le pied sur une branche morte. Le bois sec craqua, protestant bruyamment dans le silence de la nuit. Elle se pétrifia.

A côté du feu, Raven ouvrit les yeux.