Nashville
11 heures
Taylor et McKenzie sortirent du lycée en emportant les fiches de plusieurs élèves, dont celle de Juri Edvin. Elle avait également la liste de ceux que les conseillers avaient appelé « les goths ». A sa grande surprise, elle avait reconnu le nom de Letha King parmi les élèves dits marginaux. Letha serait-elle impliquée dans la série de crimes ? Etait-il pensable qu’une adolescente puisse tuer son propre frère ? La réponse, malheureusement, était oui. Elle appela Marcus et demanda à rencontrer la jeune fille, plus tard dans la journée.
Le plus urgent, pour l’instant, était d’aller poser quelques questions à Juri Edvin. Puis elle présenterait sa photo parmi cinq autres à Theo Howell, pour voir s’il reconnaissait le dealer connu sous le nom de Thorn. Que le fameux Thorn ne soit autre que le jeune Juri Edvin était une hypothèse qui lui paraissait tenir debout. Peut-être Theo pourrait-il les éclairer également sur les relations entre Jerry et sa sœur Letha, ainsi que sur le différend qui avait opposé Brandon Scott à Jerry.
Son portable sonna alors qu’ils roulaient en direction du centre-ville. C’était Marcus qui la rappelait déjà.
— Ouah, quelle rapidité ! Qu’est-ce qui t’arrive ? lança-t-elle en conduisant d’une main.
Ils passaient devant l’hôpital Vanderbilt et elle envoya une muette prière à l’intention de Brittany Carson.
— Ça y est. Nous avons le type repéré sur les scènes de crime, le dénommé Keith Johnson. Il veut qu’on l’appelle le Roi Barent. Et il affirme être responsable des meurtres.
— Il a avoué d’emblée ? Tu n’as pas l’air très convaincu ?
Elle l’entendit soupirer.
— Je ne sais pas. Il est au courant de certains détails qui n’ont pas été divulgués par les médias. Mais il est possible qu’il ait vu la vidéo en ligne.
— Bon, on vous rejoint, alors. Tu peux vérifier où en est Juri Edvin ? Je suis plus que jamais convaincue qu’il n’est autre que le fameux Thorn qui approvisionne tout le lycée en drogue. Délègue un de nos gars pour surveiller sa chambre. S’il a déjà essayé de tuer Brittany Carson une fois, il ne faudrait pas qu’il lui prenne idée d’achever le boulot, à présent qu’elle est encore plus vulnérable.
— O.K., je m’en occupe. Tiens, parlant de ça, tu sais qu’on a retrouvé une petite quantité de sperme sur la brique du rebord de la fenêtre qui ouvre sur le bureau des Carson ?
— Du sperme ? C’est bien ce que je pensais. M. Edvin matait par le carreau et se masturbait en regardant cette gamine agoniser. Quel immonde petit salopard… J’aurais dû le laisser entre les crocs de Max quelques minutes de plus.
— Tu veux que j’envoie l’échantillon de sperme à Concordances ? Pour une recherche ADN ?
— S’il te plaît, oui.
— Encore une chose : pour la lettre, Tim Davis pense que le sang provient de plusieurs sources différentes. Probablement de toutes les victimes. Il a fait la comparaison avec les groupes sanguins. Il semble qu’il y ait plusieurs échantillons différents.
— Oh, nom de Dieu… Les symboles ont été tracés avec le sang des victimes, donc ?
— Ça en a tout l’air, oui.
— Sympa… Bon, on arrive dans quelques minutes.
Elle coupa la communication et briefa McKenzie. Ils arrivaient en vue du CJC.
— Tu as l’air épuisée, lieutenant.
— Si. Mais cette affaire me fascine totalement. Prenez une pincée de sorcières, une dose de vampires, un soupçon de gothiques, quelques adolescents tueurs et touillez-moi tout ça dans un vaste chaudron psychotique. Irrésistible, non ?
Elle émit un son entre le rire et le toussotement.
— Je suis ravie que tu parviennes à discerner une intrigue au milieu de ce méli-mélo. Tout ce que je veux, c’est avancer dans cette enquête et trouver le responsable. Allons voir si Sa Majesté le Vampire parle en vérité.
Taylor fut surprise par l’aspect physique de l’homme qui se nommait lui-même le Roi Barent. Le « vampire » affichait un excès de graisse malsaine et son maillot de rugby rayé rouge et bleu était tendu sur son ventre proéminent. Il avait des cheveux bruns trop fins qui se raréfiaient au niveau du crâne et tombaient sur son col en longues mèches grasses et emmêlées. Sa peau était pâle et bizarrement vierge de toute pilosité faciale — ni barbe ni moustache ni sourcils. Le regard brun qui se détachait dans son visage n’était pas dépourvu d’intelligence.
Elle l’observa un instant via le moniteur de la caméra qui tournait en salle d’audition. L’homme n’avait l’air ni nerveux ni excité et semblait plutôt s’ennuyer ferme. Il insinua un doigt long et crochu à l’entrée d’une narine. Le roi des vampires jeta un coup d’œil vers la porte puis se cura méthodiquement le nez et examina le résultat au bout de son doigt. Avec un léger haut-le-cœur, Taylor détourna la tête.
McKenzie et Marcus observaient la scène avec intérêt.
— Incroyable, ses dents. Il a des crocs, lui aussi. Mais de là à dire que c’est la bouche qu’on voit sur la vidéo… Qu’est-ce que tu en penses, Taylor ?
— Il s’est fourré le doigt dans la bouche ? demanda-t-elle, vaguement inquiète.
McKenzie se mit à rire.
— Non.
Taylor reporta son attention sur le moniteur.
— Il faudrait que je revoie le film pour plus de certitude, mais ça pourrait être lui. Quoique… Il me semble que le visage de l’espèce de spectre est plus fin que le sien. Il a le menton beaucoup plus pointu, en tout cas. Je vais lui parler seule, pour commencer. Restez ici en observation.
La salle d’audition était juste à côté. A son entrée, Barent bondit sur ses pieds. Le mouvement était si rapide et inattendu qu’elle porta la main à son arme. A l’aide du majeur, elle retira le cran de sûreté. Barent se rejeta en arrière avec un bruit sifflant.
— Assis. Asseyez-vous ! ordonna-t-elle, élevant la voix pour affirmer son autorité.
Il feinta, partit à droite puis à gauche en continuant à émettre le même son atroce, comme un miaulement de chat étranglé. La pièce était petite et il ne pourrait sortir qu’en se jetant sur elle. La porte s’ouvrit dans son dos, mais elle garda les yeux rivés sur Barent. Il la fixait d’un air horrifié comme si elle pointait un couteau sur sa veine jugulaire. Pendant une fraction de seconde, il la quitta des yeux. Il n’en fallut pas plus pour qu’elle se jette sur lui, le retourne et l’écrase contre le mur. Elle évita non sans mal les crocs acérés qui claquaient, cherchant à mordre. Mais déjà Marcus surgissait à son côté, menottant Barent avant de l’asseoir de force sur une chaise. Le « vampire » haletait et gémissait, montrant des signes évidents de terreur. Taylor reprit son souffle et se recula pour laisser Marcus finir d’immobiliser leur suspect.
— Mais qu’est-ce qui vous a pris ? hurla-t-elle.
— Eloignez-la, éloignez-la, je vous en supplie… Ne la laissez pas s’approcher de moi.
La panique de Barent n’était pas jouée. Il transpirait à grosses gouttes et elle ne savait que faire sinon respecter sa demande. Taylor chercha le regard de Marcus.
— Inspecteur Wade, venez avec moi, s’il vous plaît.
Dans son dos, les halètements terrifiés cessèrent dès qu’elle eut franchi le seuil. Deux secondes plus tard, Wade quittait la salle d’audition à son tour, avec une expression qui faillit la faire pouffer, à présent que l’adrénaline retombait. McKenzie les rejoignit à son tour.
— Que signifie ce cirque qu’il m’a fait ? Vous y comprenez quelque chose ?
— Je ne sais pas. Il a réagi à ta présence de façon viscérale.
— Il a failli me coller un infarctus, avec ses conneries. Quand il s’est précipité vers moi, j’étais à deux doigts de lui tirer dessus. Il a été comme ça avec toi, Marcus ?
— Pas du tout. Il avait un comportement tout à fait normal. Enfin, aussi normal qu’on puisse l’attendre de la part d’un pseudo-vampire.
Ils retournèrent en salle vidéo. Barent ne bronchait plus, à présent, même si son regard inquiet continuait à parcourir nerveusement la pièce
— Il a des antécédents de maladie mentale ? demanda McKenzie.
Marcus secoua la tête.
— Pas que je sache, non. Tu veux que j’essaie d’aller lui parler ? Avec moi, il n’a pas réagi trop violemment.
— Tu te sens d’y aller ?
— Ouais, ça va. Gardez juste vos Tasers à proximité, au cas où il repiquerait une crise.
Sur l’écran, ils virent Marcus pénétrer dans la salle. Barent tressaillit mais se détendit dès qu’il reconnut l’arrivant.
— S’il vous plaît, s’il vous plaît… Ne la laissez plus jamais rentrer ici.
Il était courbé, suppliant. Ses lèvres en tremblaient.
— C’est O.K. Elle reste à l’extérieur. Où est le problème ?
— Vous ne l’avez pas reconnue ? Mais non, bien sûr, vous n’êtes pas des nôtres… Elle est la Bruxa. Elle est Lilith. Lilitu. Elle est venue à moi dans la nuit et a bu mon sang. C’est ainsi que je suis devenu l’un des leurs. Elle était ma mère. Et elle me tue dans chacune de mes vies.
L’air perplexe, Marcus s’assit en face de lui.
— Chacune de vos vies ?
Barent s’anima, gesticulant avec ferveur.
— Nous sommes les réincarnés, jeune homme. Nous nous reconnaissons et nos esprits parcourent les siècles à la recherche d’un havre sûr dans une enveloppe charnelle. Nous sommes, par tradition, des agents de destruction, mais certains d’entre nous sont passés par l’Eveil. Et nous avons découvert que l’Amour peut compenser le sadisme de nos natures. Mais Lilitu tue ce qu’il y a de bon en nous. Elle veut que nous revenions à l’Ancienne Voie, que nous recommencions à festoyer avec le sang des enfants et que nous récusions le code de déontologie mis en place par le Sanguinarium.
— Le Sanguinarium ?
— Nos dirigeants. Notre Eglise. Les psychiques et les sanguins obéissent à des règles et à une éthique différentes. Nous ne sommes pas des montres assoiffés de sang poussés par la seule soif de destruction et de mort. Enfin, pas tous, en tout cas. Comme je vous l’ai déjà dit, je dirige la nation Vampyre. Mais nous ne sommes qu’une maison parmi d’autres dans le Sanguinarium.
Marcus se passa la main devant les yeux.
— Psychiques et sanguins ?
Barent était manifestement passionné par son sujet. Son regard s’éclaira.
— C’est l’énergie par opposition au sang. La plupart d’entre nous ne boivent plus le sang, nous avons atteint un stade d’évolution qui nous permet de nous nourrir en pompant seulement de l’énergie. Cela dit, certains restent attachés au mode sanguin. Il existe une tradition bien ancrée, après tout.
Marcus leva les yeux vers la caméra. Le message silencieux était clair. « Ravagé, le mec ! »
Taylor cessa d’écouter et se tourna vers McKenzie.
— Si je comprends bien, je suis Lilith ?
— La terrible reine des succubes, oui. Ainsi, la rumeur qui court à ton sujet est fondée. Je ne savais pas qu’il suffisait de lire ton aura pour te percer à jour.
— « Tremble, carcasse ou je te vide de ton sang ! » c’est ça ? Qu’est-ce qu’on fait de ce type ?
— On l’écoute. Je ne sais pas ce qu’on peut en retirer, mais on ne sait jamais.
— Va lui parler alors, toi qui pratiques sa langue. Je reste ici. Je ne me sens pas très bien.
— Que se passe-t-il, lieutenant ?
— Je… je… sens… que mon énergie… quitte… mon corps…
Elle partit d’un grand rire et se sentit déjà beaucoup plus à l’aise. Le monde était rempli d’individus bizarres, et cette affaire la mettait en contact avec une belle cohorte de cinglés. Elle avait tout intérêt à garder les pieds sur terre, si elle ne voulait pas finir en clinique psychiatrique, elle aussi.
McKenzie sourit.
— Tu as bien failli me faire peur un instant !
Laissant McKenzie entrer en salle d’audition, elle se dirigea vers son bureau. Une jeune femme l’attendait, assise sur une chaise juste à côté de sa porte. Les autres personnes présentes, pour l’essentiel des enquêteurs assumant leurs tâches quotidiennes, l’évitaient avec soin tout en multipliant les regards en coin, les toussotements et les raclements de gorge. Lorsque Taylor entra, l’inconnue se leva, dans le froufroutement de sa longue jupe noire. Son abondante chevelure lustrée tombait jusqu’à sa taille en une longue torsade. Elle était petite et menue, et dut lever la tête à son approche. La paire d’yeux qui capta le regard de Taylor était d’un étonnant bleu outremer. Comme hypnotisée, elle s’immobilisa, soudain à court de mots.
La jeune femme sourit et lui tendit la main.
— Mon nom est Ariane. Je suis ici pour vous aider.