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Samhain
Au lever de la lune

Ils étaient quatre.

Quatre comme les coins de la terre correspondant aux points cardinaux : nord, sud, est et ouest. Quatre comme les éléments de leur célébration : la Terre, l’Air, le Feu et l’Eau. Quatre spectres vêtus de noir, courant séparément dans le cimetière pour ne pas être vus de la route.

Ici régnaient la solitude et la désolation, loin de l’éclairage public qui balisait les paysages de la modernité. De part et d’autre d’un chemin de campagne criblé d’ornières s’étendait un petit cimetière familial. Le mari et la femme étaient enterrés en haut du chemin qui coupait en deux leur territoire. D’un côté se trouvait la famille de l’homme ; de l’autre, celle de la femme. Tout avait commencé des siècles plus tôt par un simple sentier à vaches, creusé au fil des ans par les passages de troupeaux. Le chemin s’était dessiné petit à petit jusqu’à former une démarcation nette. Ceux qui avaient choisi cette terre l’avaient considéré comme un signe prophétique, un moyen d’être présent parmi leurs morts sans piétiner leurs esprits. Malgré leur vie rude, ces hommes et ces femmes avaient été attentifs et pleins d’égards pour leurs défunts. Le démon du voyage et de l’errance hantait tous ceux qui étaient issus du fondateur de cette famille. Ils étaient marqués à jamais par les méandres du chemin qui traversait leur terre consacrée et permettait au voyageur de troubler le repos éternel de leurs ancêtres.

Un équilibre devait être trouvé. C’était pourquoi il avait choisi précisément ce cimetière. Il avait passé des heures à ratisser la campagne, à la recherche de son lieu sacré. Lorsqu’il l’avait trouvé, il se l’était approprié en traçant un cercle invisible. Puis il s’était ancré pour se relier en profondeur à la terre et il avait fait son sacrifice : trois gouttes de son sang versées au pied du chêne majestueux qui marquait la limite ouest du cimetière. Le chêne avait répondu en nature, acceptant son offrande et laissant tomber un de ses rameaux à ses pieds. La branche avait la longueur exacte de son bras, du coude à la pointe du médius. Lisse et déjà débarrassée de son écorce, elle était légèrement effilée et s’adaptait à la perfection dans sa main.

Il en avait fait sa baguette magique. Et il s’était servi de son athamé — sa dague à double tranchant, dont le manche en obsidienne était du noir le plus pur — pour graver son nom à la base du chêne, dessiné en sigil. Chaque lettre de cet alphabet sorcier correspondait à un point sur la carte numérologique, conférant à sa baguette un pouvoir quasi démesuré. L’athamé lui avait coûté une année entière d’argent de poche. Quant à la baguette, il l’avait payée du prix de son sang. Mais il ne regrettait pas ses investissements : ces deux instruments étaient les outils de base de sa religion.

Seul, il avait procédé à ses rituels au pied du chêne, priant la Déesse de le bénir, le Dieu Cornu de lui donner de la force. Il avait dansé au clair de lune et jeté des sorts inoffensifs contre ses ennemis en enchaînant ensuite sur le credo wiccan. Avant tout, ne pas commettre le mal. Il savait que les malédictions qu’il lancerait se retourneraient contre lui avec une force trois fois supérieure. Il ne cherchait donc pas à mutiler, à faire souffrir. Juste à susciter des contrariétés. Il pratiquait sa religion avec joie, avec désespoir, avec l’amour dans son cœur, la douleur dans ses membres.

Petit à petit, le lieu était entré en phase avec sa nature profonde et le saluait à chacun de ses passages, le grand chêne versant une pluie de feuilles ou s’inclinant dans la brise murmurante. Et il avait su qu’il pouvait y conduire ses frères.

Ils formaient un quatuor — quatre Veilleurs des Tours, pour chaque point cardinal. Deux garçons, deux filles. L’équilibre.

L’aînée des deux filles était sienne. Elle était longue et fine comme une liane, avec une peau si pâle, si laiteuse qu’elle avait à peine besoin de fond de teint pour se donner l’apparence d’un spectre. Ses longs cheveux noirs bouclés lui tombaient presque jusqu’à la taille. Elle avait des yeux d’un vert incroyable et, malgré son extrême minceur, ses formes étaient belles et généreuses. Si cela n’avait pas été contraire à sa foi, il l’aurait vénérée comme la Déesse. Mais elle était de chair et de sang. Sa chair et son sang. Ils partageaient tout, les sécrétions de leurs corps, leurs instants de sommeil et leurs instants de veille. Il se sentait incomplet en son absence et la gardait en permanence auprès de lui.

Le garçon, lui, était son meilleur ami et amant occasionnel. Il était beau, avec des cheveux blonds qui bouclaient en désordre, des yeux bruns, un corps dur et compact, d’une force inouïe. La plus jeune des quatre était brune aussi, avec une masse de cheveux frisés incontrôlable. Physiquement, elle était assortie à son compagnon, avec une fossette au menton et des mollets solides.

A ces trois êtres-là, il aurait confié sa vie sans une hésitation.

Tous les quatre, ils avaient échangé leur sang : par le sacrifice, par des visions créées en commun, par le Grand Acte. La sexualité était entre eux le lien le plus puissant, la bénédiction qui récompensait leurs ferventes pratiques. Ils restaient fidèles, respectant les lois des Anciens. Ils s’étaient juré leur foi éternelle et cherchaient un prêtre wiccan pour procéder à la cérémonie officielle et légitimer leur union au regard de la Déesse. Ils recevraient leur bénédiction en tant que couples puis, plus tard, consacreraient leur quatuor.

Sa propre magie était puissante mais, avec ses trois piliers, il pouvait changer le sens de rotation de la Terre. Ses piliers étaient à la fois ses amis et ses amants. Son coven. Ils le suivraient n’importe où, tout comme lui se sacrifierait pour eux en retour.

Lorsqu’il leur avait annoncé que les incroyants devaient mourir, ils n’avaient pas mis sa parole en doute. Ils étaient les Immortels, les maîtres de la nuit.

Et ils étaient venus ce soir, sous la lune, pour invoquer l’Ange de la Mort, le puissant Azrael. A la dernière pleine lune, ils s’étaient rassemblés pour prendre de la terre du cimetière, ils avaient prononcé leurs sortilèges, et l’avaient chargée de magie pour ouvrir le temps de la Terre et créer une fissure dans l’univers. Ce soir, ils cherchaient la bénédiction d’Azrael pour célébrer leurs exécutions.

Samhain, que les chrétiens et les juifs appelaient Halloween, était une nuit sacrée et marquait le nouvel an païen. C’était le jour de l’année où le voile entre les deux mondes était le plus ténu et où les esprits circulaient ouvertement entre le lieu des vivants et celui des morts. Samhain, pour les wiccans, marquait le début de l’année nouvelle. Une fête qu’ils célébraient sobrement en honorant les ancêtres, en envoyant messages et bénédictions. Il avait choisi Samhain pour faire œuvre de purification en débarrassant le monde de leurs ennemis. S’ils recevaient la bénédiction espérée ce soir, il pourrait mettre en œuvre la suite de son plan.

L’heure était venue. Et ils avaient du pain sur la planche. Il entraîna son coven jusqu’au chêne.

— Qui invoque Azrael ? lança-t-il dans la nuit.

Ils s’avancèrent un à un. Son bel amour fut la première.

— C’est moi, Fane. Sois béni.

— Je suis Thorn. Ainsi soit-il.

— Ambre, je suis la brillante étincelle. Que la bénédiction soit.

Debout à leur côté, il écoutait, le visage renversé vers le ciel. A son tour, il s’exprima, d’une voix lente et intériorisée. Leurs noms de sorciers étaient puissants, très puissants. Déjà, il sentait courir des vagues d’énergie dans l’air électrisé.

— Je suis Raven et je suis le maître de notre coven. Au nom du Dieu et de la Déesse, ainsi soit-il.

Il frotta une allumette et approcha la flamme d’un bâton d’encens au jasmin. Puis il alluma douze cierges noirs, trois pour chacun d’entre eux. La clairière commença à luire doucement. Ils avaient déjà sorti les pierres : une améthyste violette, un grenat noir, un œil-de-chat et un fragment de jais. La pierre élestiale, gardienne de leur mémoire — un morceau de quartz opaque à la forme tourmentée — était placée au sommet de l’autel. Après la cérémonie, elle serait enterrée à proximité du site, symbolisant un lien archaïque permanent entre la terre et eux.

La communication avec le monde des ténèbres s’effectuait normalement sous la forme d’une méditation silencieuse. Mais Raven avait écrit une très belle incantation dans son Livre des Ombres et l’avait recopiée trois fois à la main pour son petit groupe. Pendant le trajet jusqu’au cimetière, ils l’avaient étudiée, chacun plongé dans le texte jusqu’à mémorisation complète.

Ils avaient retiré leurs capes et leurs vêtements noirs et repoussé le tas du pied pour éviter qu’ils ne prennent feu à proximité des cierges allumés. Ils pratiquaient « vêtus de ciel et d’espace » et ne connaissaient pas la gêne, même s’ils étaient nus les uns devant les autres, dans la fraîcheur de la nuit. Leurs corps étaient des temples astraux et ils étaient beaux par définition, même s’ils présentaient des « défauts » apparents, purement culturels.

Ils sortirent des cordes en chanvre de leurs sacs ainsi que leurs athamés et leurs baguettes. Puis ils commencèrent à passer lentement leur poids d’un pied sur l’autre pour procéder à un dernier nettoyage énergétique.

Raven regarda sa montre et leva les yeux vers le ciel blanchi par le lever de lune. L’heure était venue.

Gravement et en silence, ils se placèrent sur leur point cardinal respectif, faisant face à l’intérieur du cercle. Le faible éclat des cierges reflétait le rayonnement de leurs chairs pâles offertes aux ténèbres de la nuit.

— Nous nous unissons en parfaite confiance et en parfait amour. Ainsi soit-il.

— En parfait amour, en parfaite confiance. Ainsi soit-il, répétèrent-ils à l’unisson après lui.

Raven se servit de son athamé pour tracer un cercle invisible à leurs pieds tout en chantant une mélopée. « Je trace ici les limites du cercle sacré, qu’il soit pour nous aide et protection. » Il déambula en suivant un vaste arc de cercle, versant de l’eau salée pour matérialiser la limite. Fane le suivait de près avec le bâton d’encens allumé et sanctifiait ses pas. C’était toujours au centre du cercle magique qu’ils pratiquaient leurs invocations. Dans cet espace protégé, leurs prières pouvaient être entendues.

Une fois leur espace délimité, il pénétra à l’intérieur et convia son coven à le suivre. Lorsqu’ils furent en sécurité, il invoqua les quatre éléments en traçant des pentacles dans l’air avec son athamé. Un pentacle différent pour chaque point cardinal.

— J’invoque l’élément Air, Veilleur de la Tour de l’Est, qui garde les cieux et qui gouverne l’air. Puisses-tu favoriser nos prières et te joindre à notre cercle…

Il se tourna vers la droite et fendit l’air de sa lame, dessinant la figure symbolique à grands traits vigoureux. Avec détermination. Et l’assurance que donne une longue pratique.

— Je salue l’élément Feu, Veilleur de la Tour du Sud. Que les pouvoirs du Feu protègent notre cercle.

Il décrivit le tour du cercle.

— J’invoque l’élément Eau, Veilleur de la Tour de l’Est. Esprits de l’eau et des rivières, bénissez nos prières. Puissance de l’Eau, veillez sur notre cercle.

Il termina par le nord.

— J’invoque l’élément Terre, Veilleur de la Tour du Nord. Donne-nous ta force et bénis nos prières. Puissances de la terre, nous vous convoquons parmi nous pour nous guider et faire que nos dévotions reçoivent un accueil favorable.

Une fois les invocations terminées, Raven prit son sac, en sortit une poignée de terre qu’ils avaient chargée énergétiquement à la dernière nouvelle lune, et la répandit autour du cercle. Ce rituel ouvrirait le portail psychique entre les deux mondes tout en les maintenant solidement ancrés dans le présent.

— Que la Déesse et le Dieu nous offrent leur protection. Gloire à la Déesse. Gloire au Dieu.

Le groupe s’exprima à son tour.

— Gloire à la Grande Mère. Gloire au Dieu Cornu.

Il posa les lèvres sur la lame de son athamé, et les autres firent de même. Puis ils prirent leurs cordes de chanvre et les entremêlèrent, les faisant glisser d’une main à l’autre jusqu’à ce qu’ils soient attachés ensemble. Raven chercha leurs regards un à un et hocha la tête. Il était temps d’appeler Azrael. Temps de recevoir leur récompense.

Ils firent descendre leur énergie dans le sol, s’enracinèrent, puis inversèrent le sens de circulation en laissant l’énergie de la terre monter en eux. La force du rituel d’ancrage les fit frissonner. Les mains ouvertes face à l’intérieur du cercle, ils dirigèrent leur puissance au centre et créèrent un cône invisible, puis ils partirent à rebours, widdershins, déambulant dans le sens inverse des aiguilles d’une montre pour faire trois fois le tour du cercle, leur énergie concentrée vers le bas, orientée vers leur but. Ouvrir un cercle à rebours était considéré comme hautement dangereux. Mais Raven savait que la voie la plus directe vers Azrael passait par un portail négatif vers le bas. Et non pas dirigé vers la lumière et vers le haut. Ils bénéficiaient d’autre part de la protection du Dieu et de la Déesse ainsi que des quatre Veilleurs des Tours. Il avait confiance et les savait en parfaite sécurité.

Il attrapa derrière lui la phalange d’un auriculaire. La mort aimait les os qui représentaient la forme authentique de l’esprit. La mort savait qu’elle faisait naturellement partie de la vie.

Ensemble, d’un même mouvement, ils se tournèrent vers l’ouest et Raven posa l’os avec précaution et respect sur la terre, près de leur autel de pierres. Ils inspirèrent lentement, en ajustant leurs respirations les unes aux autres, calmant et équilibrant leurs énergies. Leurs respirations s’amplifiaient, se faisaient plus profondes encore, avec de longues pauses pour enrichir leur sang et élever leur niveau de conscience. Raven le sentait toujours quand ils étaient en synchronie parfaite. Il commença à psalmodier et les autres enchaînèrent. Leur lente mélopée emplit le cimetière sous la lune.

— « Azrael Azrael Az-rah-el.

Azrael Azrael Az-rah-el.

Azrael Azrael Azzzzz-raaaah-ellll.

Ange des Ténèbres, bénis l’œuvre que, pour toi, nous avons accomplie.

Ange de la Nuit, fais-nous ployer devant ta grandeur.

Ange de la Mort, fais apparaître notre véritable nature

Apporte-nous la puissance et un signe de ta bénédiction. Nous t’invoquons, ô toi, le plus Ancien qui vis au-delà des royaumes

Toi qui régnas jadis, aux temps d’avant le temps. Ecoute notre invocation. Aide-nous à ouvrir le chemin, donne-nous la puissance. »

Trois fois, ils reprirent le poème, qui s’éleva comme un chant incantatoire dans la nuit. Puis Raven parla, les bras largement écartés, le visage levé vers le ciel :

— Bénis-nous, Azrael, pour avoir trouvé en nous la force de débarrasser le monde de ceux qui nous ont blessés, de ceux qui nous ont trahis et torturés. Combats nos oppresseurs et punis ceux qui ont fait preuve de cruauté envers nous. Laisse-nous honorer ta divinité, apprends-nous à comprendre tes voies afin que nous trouvions un chemin sans douleur et que la honte nous soit épargnée. Montre-nous ta Voie, ô Azrael ! Que la nuit et la nécessité alimentent ton feu secourable. Rectifie nos ténèbres et étends tes ailes obscures sur nos âmes. Veille sur nos maisons et éloigne de nous la peur et le courroux.

A la fin de l’invocation, ils répétèrent le nom de leur dieu nocturne, encore et encore, en une incantation continue, tout en décrivant des cercles inlassables. Petit à petit, ils s’enroulèrent les uns autour des autres, souples et sinueux comme des serpents, jusqu’au moment où leur énergie culmina et où ils consacrèrent leur prière par le Grand Acte. Thorn et lui étaient tellement en phase qu’ils étaient capables de libérer leur orgasme simultanément. Leur énergie et leur semence se répandirent dans la terre, sanctifiant leur pacte. Les filles s’embrassèrent, puis les garçons à leur tour. Ils étalèrent leurs fluides d’amour les uns sur les autres, traçant une traînée brillante de symboles sur leurs chairs encore frémissantes. Puis ils changèrent de partenaire. Les hommes s’enlacèrent et les deux femmes se procurèrent ensemble une jouissance sauvage, échevelée. Leur entente à quatre était parfaite, sans faille. C’était par le Grand Acte, en culminant ensemble dans un orgasme total qu’ils créaient leur plus forte énergie.

Pantelants sur la terre nue, ils revinrent au présent. Ils se levèrent sur des jambes encore tremblantes et dénouèrent les cingulum qui les reliaient. Raven remercia puis congédia les Veilleurs des Tours, l’un après l’autre, en prononçant les formules rituelles. Puis il défit le cercle, attentif à marcher « deosil », dans le sens des aiguilles d’une montre, pour refermer le portail ouvert sur le monde des ombres.

L’air était encore très chargé sur le plan vibratoire. Si chargé qu’il ordonna aux membres de son coven de s’ancrer de nouveau afin que l’énergie du monde d’en bas ne les vide pas de leur essence. Raven ferma les yeux et visualisa une longue racine luisante partant de son corps pour aller se planter plus loin dans la terre. Puis il se concentra pour que l’énergie excédentaire en lui se déverse dans le sol via ce canal. Il se sentit mieux, une fois régulé, et il sourit à Fane. Il ne leur restait plus qu’à terminer leurs prières, à enterrer la pierre et la phalange, à éteindre les bougies et à se rhabiller en silence.

Le vent se leva et, très vite, gagna en puissance, balayant leurs cheveux pour les ramener sur leur visage. Le tonnerre gronda au loin, puis de nouveau, plus près, et un éclair zébra le ciel, si proche, soudain, qu’une odeur d’ozone envahit les narines de Raven. Il sourit.

— Je croyais qu’il ne devait pas pleuvoir, ce soir, chuchota Fane.

— Aucune pluie n’était annoncée, non. Azrael nous fait signe qu’il a accepté nos prières. Nous avons la bénédiction de l’Ange des Ténèbres. Rien ne peut plus nous arrêter.