Nashville
10 heures
Le lycée public de Hillsboro n’avait ni le charme ni l’élégance des établissements privés du quartier. Avec ses fenêtres trop petites et sa charpente métallique, il rappelait les usines des années soixante. Le gymnase était construit au bord de la route, en brique blanche sale avec des touches de vert, alors que le bâtiment scolaire proprement dit, rectangulaire et sans grâce, était situé plus en retrait.
Une chape de tristesse pesait sur l’établissement. Et le fait qu’on soit samedi ne suffisait pas à justifier l’impression de vide qui flottait dans les couloirs. En pénétrant dans le bâtiment, Taylor fut frappée de le trouver tellement plus étriqué que dans son souvenir. La dernière fois qu’elle avait mis les pieds à Hillsboro remontait à une éternité, cela dit. En terminale, elle avait eu un petit ami qui fréquentait ce lycée et elle avait assisté à un bal dans la grande tradition avec lui : roses, papier mâché et banderoles écrites à la main tendues dans le gymnase. Mais elle s’était ennuyée comme jamais, ce soir-là, et avait cessé de répondre aux appels du garçon en question. Tout ce dont elle se souvenait, c’était son prénom, Edward, et le fait qu’il roulait en moto. La moto plus que le motard ayant fait impression sur elle.
Rien dans ce lycée, en tout cas, ne ressemblait au souvenir qu’elle en avait conservé. Elle haussa les épaules. Quoi d’étonnant, alors que sa dernière visite remontait à presque vingt ans ?
Un petit brin de femme grisonnant et bourré d’énergie vint à leur rencontre et leur tendit une main flétrie.
— Lieutenant Jackson ? Cornelia Landsberg. Merci d’être venus.
— Vous êtes le proviseur, donc. Je vous ai déjà eue au téléphone cette nuit. Voici l’inspecteur Renn McKenzie, qui prendra les auditions avec moi, aujourd’hui.
Cornelia Landsberg les dirigeait déjà d’autorité vers les quartiers administratifs. En marchant dans son sillage, Taylor se sentait vaguement sur la sellette. Elle croisa le sourire perspicace de McKenzie. « C’était quand, la dernière fois, que tu as été convoquée dans le bureau du proviseur ? » lut-elle dans son regard amusé. Elle toussota, dissimulant un petit rire nerveux derrière sa main.
Le proviseur les conduisit dans une salle qui ressemblait à toutes les pièces de ce genre qu’elle avait connues pendant sa scolarité. Il manquait l’odeur, cependant. Taylor continuait d’associer ce genre d’endroit au parfum d’encre des ronéotypes, même si les ordinateurs avaient déjà fait leur entrée lorsqu’elle était en terminale chez les Pères.
Des posters de mascottes tapissaient les murs, proclamant leur soutien au conseil des élèves ou à l’équipe de basket. Une jeune femme brune, vraisemblablement une stagiaire, s’activait derrière un bureau. Le proviseur passa devant elle sans lui prêter attention, et poussa une porte battante de bois plein donnant sur le saint des saints de l’autorité au royaume de l’adolescence.
— Gwen Woodall et Ralph Poston vont nous rejoindre. Ce sont nos conseiller d’orientation et psychologue scolaire. Ils ont sorti tous les dossiers de nos élèves à problèmes.
Cornelia Landsberg leva vers elle de petits yeux vifs bordés de rouge. Taylor fut soudain frappée par sa parfaite ressemblance avec un pigeon.
— Nous surveillons tous nos ados de près, lieutenant. Depuis la tuerie de Columbine, les établissements scolaires sont beaucoup plus attentifs à leurs élèves perturbés. La triste réalité, c’est que nous avons une structure de soutien psychologique en place, en prévision d’événements de ce type. Des élèves sont venus aujourd’hui pour parler, se rassurer, pleurer leurs camarades décédés. Ils sont dans le gymnase, là, avec des conseillers psychologiques que nous avons fait venir à dessein. C’est bon pour eux de se retrouver, de partager leurs émotions, de les nommer. Cela ne diminue en rien leur chagrin, bien sûr… Mais ils se reconnaissent dans la tristesse des autres et ils se sentent moins seuls. Vous pensez qu’un de nos élèves pourrait être responsable de ces crimes ?
— Pour l’instant, nous ne pensons rien. Nous recueillons juste des informations. Il y a un élève en particulier dont nous aimerions vous entretenir — un garçon de seconde qui se fait appeler Thor.
— Thor ? Ça ne me dit rien du tout. Vous ne connaissez pas son nom de famille ?
— Tout ce que nous savons, c’est qu’il revend de la drogue aux autres élèves.
— De la drogue ?
Le proviseur secoua la tête.
— Ils se débrouillent toujours pour la faire entrer d’une manière ou d’une autre, n’est-ce pas ? De mon temps, c’était « l’herbe », et les profs fumaient le joint avec les élèves. Aujourd’hui, nous avons une politique de tolérance zéro, mais des rumeurs circulent quand même. Nous n’avons pas les moyens de préserver nos élèves, de les isoler pour leur sécurité. Tout passe par Facebook, Twitter et autres, et ils usent d’un langage qui leur est propre, dans leurs messages. Nous avons eu récemment une réunion avec leurs enseignants d’anglais pour savoir si nous devions accepter certaines de leurs abréviations et les mettre officiellement au programme, tellement ils semblent incapables de s’en passer. Nous avons voté contre, bien sûr. Mais nous sommes prêts à faire ce qu’il faut pour nous rapprocher de nos jeunes. J’ai moi-même un compte sur Twitter et tous les élèves ont mon numéro de téléphone. Ils sont encouragés à m’envoyer un texto en cas de problème. Mais la drogue… ça non, je ne veux pas en entendre parler. C’est l’expulsion immédiate dès que l’un d’eux se fait attraper. Mais nous y voilà… Entrez, je vous en prie.
Dans la salle des professeurs flottait une faible odeur de tabac. Vu le côté légèrement hippie de Cornelia Landsberg, Taylor la suspectait de tolérer que ses enseignants utilisent la pièce pour une discrète pause cigarette. Ne serait-ce que pour éviter que les élèves voient leurs profs fumer à l’extérieur du bâtiment. Il existait probablement un règlement interdisant le tabac dans l’enceinte du lycée. Mais tant que les enseignants pouvaient se livrer à leur petit vice en toute confidentialité, une certaine tolérance devait être de mise.
Pour les profs, du moins.
« Faites ce que je dis et non ce que je fais. » Une leçon qu’elle avait reçue de tous les adultes qui avaient eu leur mot à dire dans sa vie. Y compris et surtout de son père. Elle refoula la colère qui montait à la pensée de l’auteur de ses jours, Win Jackson, actuellement en résidence dans une maison d’arrêt en Virginie. Colère, aussi, contre la notable absence de Kitty, sa mère, qui, un an après les événements, n’était toujours pas rentrée d’Europe où elle vagabondait joyeusement avec un homme dont Taylor n’avait jamais eu l’honneur de faire la connaissance. Elles avaient été en contact une seule fois depuis le départ de sa mère, lorsqu’elle l’avait appelée pour lui annoncer qu’elle avait arrêté Win. Après une première flambée d’indignation, Kitty avait fini par soupirer.
— C’est tellement embarrassant pour moi, Taylor… Que vont penser mes amis de ton attitude envers ton père ?
Elle avait rétorqué vigoureusement
— Et que vont-ils penser de ton attitude, ma chère mère, alors que tu batifoles à l’étranger avec un riche play-boy qui ne représente rien pour toi ?
Là-dessus, Kitty lui avait raccroché au nez, et ni l’une ni l’autre n’avait rompu le silence depuis.
Tandis que le proviseur faisait les présentations, Taylor reporta son attention sur la scène en cours.
— Gwen Woodall, Ralph Poston, voici le lieutenant Jackson et son adjoint, l’inspecteur McKenzie. Je vous laisse un moment, je veux voir où en sont les élèves dans le gymnase. Si vous avez besoin de quelque chose, appelez-moi, dit-elle en tapotant son téléphone cellulaire dans un étui en plastique fixé à sa ceinture.
Poston leur indiqua deux chaises.
— Asseyez-vous, je vous en prie. Nous avons passé la matinée à consulter les dossiers et à parler, parler. Cette horrible tragédie nous a… nous a…
Sa voix s’étrangla et sa collègue vint à sa rescousse en lui posant la main sur le bras.
— C’est O.K., Ralph. Tu peux laisser monter tes émotions.
Il commença à sangloter et Gwen Woodall leur adressa un pâle sourire d’excuse.
— Nous sommes tous sous le choc, comme vous pouvez l’imaginer. Asseyez-vous, asseyez-vous. Nous avons essayé de faire le tour des élèves avec qui nous avons eu des soucis, ces derniers mois.
Taylor prit place à côté de Renn et ouvrit son calepin.
— Nous vous écoutons.
La psychologue tendit un mouchoir à son collègue.
— Tiens, Ralph… Ça va aller maintenant.
Poston porta le mouchoir à son nez, souffla et laissa éclater une tonitruante sonnerie de trompette. Taylor se mordit la lèvre pour ne pas se mettre à rire. Et Gwen Woodall semblait en proie à une tentation analogue. Elle lui plaisait assez, cette fille. Gwen avait un grand front et le sourire facile, un carré long qui lui arrivait au menton et un semis de taches de rousseur sur le nez. La jeune femme ressemblait plus à une étudiante qu’à une psychologue en titre. Elle leur fit passer une liasse de documents.
— Nous avons sorti les fiches des élèves chez qui nous avons détecté des traits de personnalité narcissique ou antisociale. Malheureusement, les adolescents étant des adolescents, ils sont en grand nombre. J’ai croisé avec la liste des jeunes ayant des problèmes de drogue et ça en fait quinze au total.
Taylor feuilleta les dossiers, croisant des regards furieux, égarés ou absents, des visages belliqueux ou marqués par la peur ou le dédain. La plupart étaient noirs, quelques-uns blancs, un seul asiatique, probablement vietnamien. Tous avaient l’air égaré. Elle fit passer les fiches à Renn.
— Avez-vous eu connaissance de menaces proférées contre l’établissement ? Ou, plus précisément, contre une catégorie particulière d’élèves ? Nous avons entendu dire qu’il y aurait eu des tentatives d’intimidation contre les sept victimes ?
La psychologue fixa ses mains.
— Vous savez ce que c’est, lieutenant. Nous avons des détecteurs de métal à l’entrée et un officier de sécurité qui patrouille dans les couloirs. Mais cela n’empêche en rien les intimidations, les conflits, les persécutions. Il y en a trop pour que nous puissions nous maintenir informés de tout ce qui se passe. La diversité est grande, chez nos élèves, ils viennent de tous les bords, de tous les milieux, de tous les horizons. Et cela crée des heurts permanents. Les différences se traduisent par la constitution de groupes rivaux. Nous avons eu des problèmes avec les bandes, ces derniers temps. Vous avez probablement entendu parler des infractions récentes commises par un gang de Hillsboro. Nous faisons de notre mieux pour essayer de gérer tout ça.
Taylor avait eu vent de ces histoires, en effet. Des jeunes s’introduisaient dans une maison, prenaient la famille en otage. Puis ils se faisaient conduire de force jusqu’au distributeur de billets le plus proche, où les victimes étaient contraintes à retirer de l’argent sous la menace. Jusqu’à présent, elle n’avait pas été concernée directement par le phénomène. Il n’y avait eu ni coups et blessures, ni — Dieu merci — d’homicides. Mais ses collègues s’en donnaient à cœur joie pour essayer de pister les suspects dans ces affaires de vol aggravé.
Le conseiller d’éducation s’arracha à son mouchoir.
— Nous avons tendance à penser qu’aucun de nos élèves n’irait jusqu’au meurtre. Mais nous sommes naturellement enclins à avoir une opinion favorable d’eux, bien sûr.
McKenzie hocha poliment la tête.
— Tout à fait, tout à fait… Je pense que la personne que nous recherchons serait plutôt très timide et qu’elle n’entre pas en conflit ouvert avec ses condisciples. Il s’agirait d’un solitaire, d’un mutique portant en lui une rage silencieuse. Quelqu’un qui obtiendrait de bonnes notes mais n’élèverait pas la voix en cours. Ses amitiés seraient rares. Ou alors, juste un petit groupe de garçons et de filles qui lui ressembleraient. Il se pourrait qu’il soit croyant. Ou qu’il se maintienne à dessein dans l’isolement. Un observateur silencieux : voilà le type d’élève que nous recherchons.
Taylor leva un sourcil approbateur. La description paraissait pertinente. Poston secoua la tête. Il lui faisait penser à un gros nounours triste.
— Vous venez de décrire la moitié de la population de cet établissement. L’autre moitié, ce sont les extravertis qui s’intéressent au sport et aux filles.
— Et les goths ? suggéra Gwen Woodall. J’ai entendu dire qu’il y avait une histoire de pentagramme.
— De pentacle, rectifia McKenzie. Les pentagrammes sont des symboles géométriques, une simple étoile. Alors que le pentacle est une étoile avec un cercle autour. Vous avez beaucoup d’élèves qui s’intéressent aux sciences occultes ?
— Oh oui, il y en a ! Les gothiques mettent en avant leur différence. Ils couvrent cahiers et classeurs de dessins étranges, écrivent des poèmes d’une mélancolie désespérée. Ils sont un peu bousculés par les autres, de temps en temps, mais dans l’ensemble, ils vivent tranquilles dans leur petit monde. Notre règlement ne leur permet pas d’arriver maquillés en cours. Nous ne voulons pas qu’ils se démarquent aussi ouvertement de leurs camarades. Mais ils ne se mélangent quand même pas beaucoup avec les autres.
— Qui fait partie du groupe des goths ? demanda Taylor. L’un d’entre eux figure-t-il sur les fiches que vous nous avez montrées ?
La psychologue feuilleta ses dossiers, comme pour se rafraîchir la mémoire, même si Taylor avait l’impression qu’elle les connaissait tous sur le bout des doigts.
— Non, bizarrement, aucun d’eux n’y figure. Les goths sont tous très sombres, très négatifs mais pas franchement menaçants pour autant. Nous essayons de les faire parler un peu, mais ils restent repliés dans leur monde, refusent par principe de faire partie du nôtre.
— Et auriez-vous entendu parler d’un garçon de seconde qui deale de la drogue chez les première et terminale, surtout aux jeunes les plus populaires ? Il nous a été décrit comme petit, costaud, blond et porterait un surnom qui évoque un personnage de BD. Quelque chose comme Thor.
— Thor ?
Gwen Woodall parut perplexe un instant.
— Ah ! Cela pourrait être Thorn, non ? J’ai déjà entendu ce nom quelque part. Mais j’ai oublié où. Ralph, ça te dit quelque chose ?
— Vaguement, oui. Je croyais que c’était un nom de code qu’ils utilisaient entre eux.
Cette fois, Gwen leva ouvertement les yeux au ciel.
— En fait, je me souviens distinctement d’avoir entendu mentionner le dénommé Thorn dans une discussion, la semaine dernière. C’était entre deux terminales… Mon Dieu, oui, Jerrold King et Brandon Scott, justement ! Ils se hurlaient des insultes et je suis intervenue avant que les coups ne tombent. Mais quant à savoir ce qui avait provoqué pareille fureur…
— Croyez-vous que quelqu’un pourrait nous renseigner sur la raison de ce conflit entre Brandon et Jerrold ?
La psychologue se mordilla la lèvre.
— Vous pouvez toujours questionner leurs amis, ils le sauront peut-être. Mais ils se sont calmés après mon intervention et je n’y ai plus repensé une seule seconde. Les mecs restent les mecs.
Taylor nota l’info et se promit d’essayer de se renseigner. La coïncidence était un peu trop frappante à son goût.
— Nous aimerions avoir la liste des élèves qui appartiennent à la mouvance gothique, intervint McKenzie.
— Entendu. Je vais vous l’établir.
— Merci. Avez-vous connaissance de conflits qui auraient pu opposer les élèves assassinés à leurs camarades de classe ? Et avez-vous été confrontés récemment à des problèmes de drogue ?
— Le règlement nous autorise à effectuer des fouilles au hasard dans les casiers, et la pêche est rarement infructueuse. Il y a presque toujours de la drogue sous une forme ou une autre — marijuana, ecstasy, ce genre de chose.
Taylor se fit soudain plus attentive.
— Vous souvenez-vous quels casiers contenaient de l’ecstasy, récemment ?
Gwen Woodall se dirigea vers le meuble de classement et sortit un dossier en papier kraft. Elle l’ouvrit, l’examina, chercha un bon moment. Taylor commençait à s’agiter sur sa chaise en se disant qu’ils perdaient leur temps. Jusqu’au moment où la psychologue se retourna en souriant.
— Nous avons renvoyé un jeune la semaine dernière, justement. Il avait des comprimés d’ecstasy. Cela m’a surprise, c’est un garçon charmant. Il a protesté en disant que les cachets appartenaient à sa mère et qu’ils avaient atterri par erreur dans son sac à dos. Maintenant que j’y pense, il fait partie de la masse des timides silencieux qu’on ne remarque pas trop, comme vous les décriviez tout à l’heure.
— Et vous avez son nom ? demanda Taylor.
Woodall referma le dossier.
— Juri Edvin.