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Nashville
23 heures

Raven avait perçu sa présence bien avant qu’elle ne fasse craquer une branche morte sous ses pieds. Il ne savait rien d’elle, hormis le fait qu’elle ne venait pas en amie. Elle était puissante, celle-ci, mais elle ne lui inspirait aucune crainte. La puissance était une chose, mais il y avait aussi la réalité très concrète de l’acier et des balles.

Elle s’était d’ailleurs enfuie comme une ombre dès qu’elle avait compris qu’il ne dormait pas. Il se leva, s’étira et glissa son pistolet dans sa ceinture. Un ami du centre d’éducation spécialisée lui avait appris à manier les armes. Et son professeur avait trouvé en lui un élève enthousiaste. L’acier froid se réchauffait au contact de sa paume. Il tenait le pistolet sans se crisper, le doigt sur la détente, l’extrémité de l’arme pointée le long de sa cuisse. Il ne la lèverait que lorsqu’il serait sur le point de s’en servir. Il s’agissait d’un pistolet de petit calibre et il devait tirer de près pour être efficace.

Comme il l’avait fait pour ses parents.

Il sentit un afflux de sang dans sa verge à la pensée du duo recroquevillé de terreur dans le living, comme deux rats sur le point d’être vendus à un labo. Cette journée avait été la plus longue, la plus mémorable de toute son existence.

Sa salope de mère les avait surpris ensemble, Fane et lui, et elle avait piqué une méga-crise. Alors qu’elle était déjà au courant depuis longtemps, en plus. C’était à cause de ça qu’ils l’avaient viré avec fracas et enfermé en Virginie.

— C’est contre-nature ! lui avait craché son père à la figure, la voix rauque de dégoût, le jour où leurs parents avaient découvert ce qui se passait entre Fane et lui.

— Et pour toi ? C’était naturel, peut-être ? Tu as commencé à baiser Fane alors qu’elle avait à peine quatre ans.

— Je n’ai jamais posé la main sur cette gamine et tu le sais !

— Sky ! Comment peux-tu affirmer une chose aussi horrible ? avait gémi sa mère, le regard suppliant, perdue comme toujours dans son monde imaginaire.

— Pose la question à Fane, maman. Elle te le dira mieux que moi. Il fallait que je dorme dans sa chambre et que je bloque la porte pour l’empêcher de la sauter. Mais entre nous, ce n’est pas pareil. Notre amour est sain car nos âmes sont jumelles. Nous nous aimons, Fane et moi. Et vous ne pouvez rien contre nous.

Ils avaient argumenté ainsi pendant des heures et des heures mais, au bout du compte, ses parents l’avaient éjecté. Ses vieux avaient divorcé dans la foulée, sa mère ayant discrètement demandé la dissolution du mariage pour rupture irrémédiable du lien conjugal. Le visage crispé, livide, son père avait signé tous les documents sans un mot.

Ses parents ne s’étaient plus jamais adressé la parole depuis, et ne communiquaient plus que par e-mail chaque fois qu’ils avaient une décision familiale à prendre. Raven était persuadé que sa mère avait toujours été au courant. Mais lorsqu’elle s’était pris la réalité dans la figure et qu’elle n’avait plus pu faire semblant, elle s’était contentée de fuir.

La séparation lui avait réussi, d’ailleurs. Elle avait tout de suite trouvé un autre homme — un homme bien, à ses yeux. Militaire, il était formé pour la violence et la guerre, et la traitait avec une douceur d’agneau. Elle s’était remariée. Fane avait fait crise sur crise, mais Jackie était capable de tendre l’autre joue, à présent qu’elle était à l’abri de ses deux Schuyler. Ne voir que ce qu’elle désirait voir avait été un de ses grands atouts.

Jusqu’au jour où, trois semaines plus tôt, elle était entrée dans la chambre de Fane sans frapper alors qu’il venait de se sauver de son centre de rééducation. Son sourire s’était mué en expression d’horreur lorsqu’elle avait vu ses deux enfants faire la bête à deux dos sur le lit. Raven, exaspéré par leurs éternels sermons sur un amour aussi naturel que le vent et la mer, avait convoqué un conseil de famille et exigé que ses deux parents soient présents. Il les avait fait asseoir côte à côte sur le canapé, chez son père, avait pris Fane dans ses bras et expliqué qu’ils s’étaient mariés. Il s’agissait du « handfasting », le mariage wiccan, bien sûr. Mais aux yeux de leur religion, leur union était consacrée.

Ses parents avaient mal pris son annonce.

Le pistolet à sa ceinture, il les avait regardés hurler avec effarement. Comme si cela avait de l’importance… Il avait cherché le regard de Fane et levé les yeux au plafond. Elle avait hoché la tête. Le moment était venu. Tout s’était passé avec une simplicité étonnante. Son père le premier, pour qu’il ne puisse pas se défendre. Par derrière, à gauche. Puis sa mère. Ils s’étaient effondrés ensemble, bouche ouverte, en signe de remontrance hébétée.

Un silence vertigineux était tombé.

Creuser la tombe ne leur avait pris qu’une grosse demi-heure. Le sous-sol était vieux et le béton usé. Il leur avait suffi de jeter les corps dans la fosse, de couper les doigts dont ils avaient besoin pour leurs sorts et de refermer le tout avec un peu de mortier rapide. Simple comme bonjour.

Ils étaient libres. En nage, fatigués et exubérants, ils avaient fait l’amour sauvagement au beau milieu du séjour, mêlant leurs sécrétions corporelles au sang versé de leurs géniteurs. Plus personne, désormais, ne pourrait les séparer.

Cette première ivresse de la liberté l’avait convaincu que l’heure était venue de faire le grand ménage parmi ceux qui l’avaient rejeté ou maltraité. Rien n’arrêterait plus les Immortels.

Revenant à l’instant présent, Raven réalisa qu’il se tenait à découvert, sous la lune fragile qui faisait briller la rosée. Le brouillard s’était encore épaissi et il sentit les volutes légères s’enrouler à ses chevilles lorsqu’il se mit enfin en mouvement. La femme était assise dans sa voiture, le dos tourné, et parlait au téléphone. Pour éviter qu’elle ne le voie approcher dans le rétroviseur, il s’accroupit pour rester sous sa ligne de vision. Il progressait en rampant, fondu dans les ombres de la nuit. La femme mit fin à la communication, laissa tomber le téléphone sur ses genoux et renversa la nuque contre l’appui-tête.

Maintenant.

Il bondit et trouva, comme prévu, la portière close. Avec la crosse de son pistolet, il fracassa la vitre, attrapa la fille par les cheveux et la tira par la fenêtre. Elle était petite et légère, avec une ossature d’oiseau. Ses cheveux offraient une prise parfaite et il réussit à la sortir tout entière hors du véhicule pour la jeter par terre. Il se laissa tomber sur elle et la cloua au sol en passant une jambe de chaque côté de son corps. Elle lutta, rua, chercha à se dégager, mais il la frappa de sa main libre.

Elle était jolie, avec une peau blanche comme du lait. Il vit la marque rouge de son poing se dessiner sur la carnation claire. Encouragé, il cogna encore et encore jusqu’au moment où elle cessa de crier. Le sang dégoulinait de son nez et sa lèvre était fendue. Sur une impulsion, il se pencha pour lécher son visage, savourant l’essence au goût salé.

Il prit soudain conscience qu’il bandait comme un tigre. Pourquoi pas, tiens ? Cette salope était venue l’espionner, elle méritait d’en prendre pour son grade. Il plaça le canon du pistolet contre sa tempe et elle cessa de se débattre. Avec précaution, il tâtonna derrière lui et remonta sa robe sur ses cuisses. Ses doigts rencontrèrent le tissu soyeux d’un sous-vêtement. Il tira d’un geste sec et l’arracha. Comme elle recommençait à se débattre, il la mata en la frappant avec la crosse de son arme. La peau délicate de son front se fendit. Sa tête retomba avec un bruit sourd sur le sol.

Il défit son jean, bataillant d’une main avec les boutons à cause de la taille de son érection. Mais il finit par libérer son membre comprimé. Il se laissa descendre le long du corps de la femme, inséra un genou pour ouvrir les siens. Se logeant entre ses cuisses, il donna un puissant coup de reins qui l’amena droit au but. Magnifique. Elle poussa un hurlement perçant et tenta de le repousser, le frappant avec les mains, avec les pieds. Gêné dans ses mouvements, il lui assena un second coup de crosse. Elle continua quand même à se battre, ruant sous lui pour le rejeter. Elle bougeait si bien qu’elle faisait tout le travail à sa place. Haletant de désir, il laissa monter le plaisir qu’elle entretenait en voulant le combattre. Avec un grognement sourd de triomphe, il lui attrapa les mains et lui maintint les bras plaqués au-dessus de la tête pendant la chevauchée finale, saisi par un orgasme aveuglant qui lui fit oublier jusqu’à son nom.

Il lui fallut un instant avant de penser de nouveau à respirer. Ecrasée sous son poids, la femme pleurait doucement en essayant de se dégager. Elle finit par y parvenir, non sans mal, le repoussa et se roula en boule à quelques pas.

Raven réfléchit fébrilement. Il ignorait avec qui elle avait parlé au téléphone, mais il n’avait pas intérêt à s’attarder. Fallait-il la tuer ? Il n’avait encore jamais violé personne jusque-là. Sans préservatif, il laissait des preuves confondantes. Aucune importance, à long terme. Il avait vu le sablier dans la chambre de Fane — les grains minuscules glissant inexorablement vers leur fin. Et il avait su que c’était un signe. Non, il n’avait qu’à la laisser là. En faisant juste en sorte qu’elle la ferme.

Il reboutonna maladroitement son pantalon et se leva, essuyant les feuilles mortes accrochées à son jean. En le voyant debout, elle se mit à quatre pattes et chercha à fuir. Il n’eut même pas besoin de courir pour la rattraper. Elle avançait comme un escargot plus que comme un crabe. Il lui balança un coup de pied qui lui fit craquer les côtes. Elle bascula sur le côté et l’air s’échappa de ses poumons avec un sifflement nettement audible.

— Si tu parles, je t’achève. Tu m’entends, salope ?

La fille murmurait une suite de syllabes incompréhensibles. On aurait dit une incantation. Il se pencha plus près. Les mains pressées sur son ventre, elle murmurait quelque chose.

— Isis, Astarté, Diane, Hécate, Déméter, Kali, Inannaaaa…

L’Invocation à la Grande Déesse ? Oh, merde… Mais qui était donc cette femme ? Il lui demanda son nom mais elle secoua la tête et continua de chantonner sa mélopée à voix basse.

Raven sentit quelque chose lui nouer l’estomac. La peur. Jamais il n’en avait ressenti de pareille. Il fallait qu’il se tire de là. Vite. Il trébucha en reculant et chuta lourdement, laissant échapper son pistolet. Il se retourna à quatre pattes, le récupéra et prit la fuite. La Mite était garée de l’autre côté du chemin, dans les buissons, invisible de la route. Il courait, son arme dans une main, ses clés dans l’autre. Il avait un pressentiment terrible. Comme une vision de la fin.

La Mite se montra coopérative et le moteur rugit au démarrage. Il sortit des bosquets, rebondit sur le bas-côté et fila sur la route.

Prenant sur sa droite, il remonta McCrory Lane pour reprendre la Highway 100. Il restait un endroit où il savait pouvoir aller. Un lieu qui avait été son refuge par le passé. Se dirigeant vers l’est, il fendit la nuit silencieuse, avec l’écho de l’invocation à la Déesse tournant en boucle dans sa tête. Il ne vit pas les lumières bleues clignotantes se rassembler dans son dos.

Il ne voyait rien. Plus rien.