Quantico, 18 juin 2004
La sonnerie du téléphone réveilla Baldwin en sursaut. Il vit le numéro et jura. Goldman. Il porta le combiné à son oreille et s’efforça de paraître réveillé. Il était 6 heures du matin.
— Je vous écoute, Goldman.
— Nous l’avons trouvée.
Quatre petits mots. Baldwin ferma les yeux. Ils avaient encore échoué. Pour la sixième fois, ils avaient perdu la partie et le meurtrier leur riait au nez.
* * *
La forêt restait muette. Après l’orage de la veille, le chemin était gorgé d’eau et ils ne progressaient qu’avec difficulté. De loin, déjà, les oiseaux les avaient entendus arriver. Les arbres avaient d’abord résonné de leurs cris d’avertissement et de leurs battements d’ailes, puis un grand silence était tombé. Baldwin n’entendait plus que le bruit de leurs pas sur les cailloux du chemin, assourdi par une fine couche de feuilles mortes. Le cycle de la vie n’était jamais aussi apparent pour lui que lorsqu’il était entouré d’arbres. Quelle que soit la saison, il en tombait quelque chose : feuilles, pollens, écorces, pétales.
Derrière lui, il entendait la respiration laborieuse de Charlotte. Ils n’avaient cessé de grimper depuis presque une heure et elle peinait à tenir le rythme. Même si elle avait fait l’effort de s’équiper de chaussures de marche pour l’occasion. Flambant neuves, cela dit. Nul doute qu’elle se préparait une belle collection d’ampoules. Il n’avait jamais vu Charlotte autrement que perchée sur des talons vertigineux. Ou pieds nus, bien sûr.
Tournant la tête, il laissa glisser son regard sur ses cheveux roux relevés en queue de cheval, la petite moue sur ses lèvres. Son souffle se suspendit au souvenir de ces mêmes cheveux de feu glissant sur ses cuisses. Elle avait passé toutes ses nuits chez lui, au cours de la semaine écoulée. La trouver à côté de lui au réveil devenait presque une habitude. Elle lui apportait une forme de réconfort, en plus d’être une partenaire au lit. Et il avait conscience de s’enfoncer dans quelque chose d’inextricable. Les deux moitiés de son cerveau s’entre-déchiraient en arrière-plan, créant un pénible grésillement de fond, comme un poste de radio entre deux stations. Il avait tout essayé pour échapper à son conflit interne. Mais dans le calme de la forêt, il ne pouvait plus couvrir le bruit de fond de sa conscience sous le fracas du monde extérieur. Et maintenant, Charlotte voulait se faire muter pour qu’ils puissent rester ensemble. Cette perspective le terrifiait plus que tout autre chose. Il ne se sentait absolument pas prêt.
C’est juste sexuel entre nous, merde ! Pourquoi te bouffer la tête avec cette histoire ?
Je suis seul depuis trop longtemps, le problème est là. Je risque de m’habituer un peu trop à la situation, et on ne sait jamais jusqu’où ça peut me mener.
Ce sont tes hormones qui parlent, mon vieux. Mais elle mérite peut-être qu’on s’intéresse à elle, cette fille. Il se pourrait même qu’elle tienne à toi, idiot. Tu as réfléchi à cette possibilité, au moins ?
Pas un instant, non. Il était automatiquement parti du point de vue qu’elle couchait avec lui pour avancer dans sa carrière. Mais s’il se trompait ? Si elle avait des sentiments réels pour lui ? Et s’il avait des sentiments réels pour elle ?
Concentre-toi sur ton boulot, nom de Dieu ! Dans quelques minutes, tu auras une enfant morte sous les yeux. Une fillette qui serait peut-être encore en vie, si tu n’avais pas été plus occupé à baiser Charlotte qu’à arrêter son assassin.
Il prit une profonde inspiration, synchronisant son souffle avec la brise fraîche qui coulait entre les pins. Le soleil éclaboussait les feuillages de lumière et dorait les pierres du chemin. Physiquement, il allait très bien. Il s’était entraîné pour le marathon des marines au cours des derniers mois, et il avait rarement été en aussi grande forme. Sur le plan émotionnel, en revanche, il était ravagé par l’affaire en cours. Il n’avait jamais été aussi sûr de son intuition : Harold Arlen était l’homme qu’ils recherchaient. Le Métronome, c’était lui. La police dans son ensemble, les voisins, les médias, le citoyen lambda, la terre entière pensaient qu’Arlen était leur coupable. Les photos trouvées sur son ordinateur, ses interactions avec Evie Kilmeade, tous ses actes pointaient dans la même direction.
Mais la conviction seule ne suffisait pas. Ils n’avaient toujours pas de preuve incriminante. Ni sperme, ni salive, ni peaux, ni phanères, ni empreintes. Rien. Arlen avait enfreint les termes de sa probation, mais au moment de sa comparution initiale, le juge, pour des raisons insondables, l’avait laissé repartir, avec une simple assignation à résidence.
N’importe quel avocat un tant soit peu doué réussirait à démonter leur dossier. Et Arlen le savait. Il avait magistralement couvert ses traces.
Baldwin avait le sentiment de connaître Arlen comme jamais encore il n’avait connu un suspect. Kilmeade s’y était laissé prendre, tant Arlen incarnait avec maestria son rôle de criminel sexuel repenti. Contribuer à animer un groupe de parole pour ex-pédophiles ajoutait juste la touche nécessaire pour achever de convaincre. Chaque semaine Arlen prêchait la bonne parole à des volontaires qui s’engageaient dans un processus en douze étapes conçu spécialement à leur intention.
Personne ne pouvait entrer dans la tête d’Arlen, cependant. Ni se glisser dans les vilaines petites crevasses cachées où se logeaient ses pulsions secrètes. Baldwin les avait entrevues une fois ou deux pendant les interrogatoires, lorsque Goldman avait touché un point névralgique et qu’Arlen n’avait pas su contrôler sa réaction. Mais la plupart du temps, leur suspect avait encaissé les accusations sans broncher, en secouant la tête et en citant doctement son parrain du groupe de parole.
Ils avaient collé une voiture de patrouille devant chez lui pour le surveiller vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Mais malgré toutes ces mesures, ils se préparaient à découvrir le corps de la dernière petite victime qu’il avait enlevée une semaine plus tôt, tuée deux jours plus tard. Heure pour heure.
Ponctuel comme une horloge.