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Nashville
19 h 30

En présence de ses parents, Susan Norwood se montrait docile et même polie. Taylor se demanda si sa mère connaissait Ambre, sa personnalité bis, et son petit ami le dealer, Juri alias Thorn. Si les parents n’étaient pas encore au courant, ils le seraient sous peu.

M. et Mme Norwood paraissaient presque rétrécis, aujourd’hui, comme si le chagrin les avait ratatinés. D’abord le meurtre de leur fils, et maintenant, leur fille convoquée par la police. Lorsque McKenzie et elle pénétrèrent dans la salle d’interrogatoire, le couple resta figé, sans sourire. Miles Rose se leva, lui serra la main et l’attira à l’écart.

— J’espère que vous avez de bonnes raisons de faire ce que vous faites, lieutenant. Ses parents hurlent au scandale et jurent que cette affaire vous coûtera votre grade. Vous avez retenu une mineure contre son gré sans l’accord des parents.

— Inutile de chercher à m’intimider, Miles. Vous savez aussi bien que moi que j’ai le droit de lui parler, même en l’absence de ses parents. Sans compter que la mineure en question s’est enfuie, a tenté de me frapper et a été informée de ses droits avant qu’un mot ne soit prononcé. Et les charges retenues contre elle ne sont pas minces : meurtre, agression contre un représentant de l’ordre. Ce n’est pas une petite créature innocente que vous avez mission de défendre.

L’avocat montra les dents en une pitoyable imitation de sourire — un rat sur un bateau à la dérive. Puis il retourna s’asseoir auprès de ses clients et passa la main dans les fines mèches de cheveux noirs qu’il avait tirées en travers de sa calvitie. Taylor ressentait toujours le besoin de passer sous la douche, lorsqu’elle avait serré la main de Miles Rose.

Elle prit place en face de lui et présenta McKenzie aux Norwood. Ces politesses expédiées, Mme Norwood passa à l’offensive :

— A-t-on du nouveau au sujet du meurtre de notre fils, lieutenant ?

— C’est une très bonne question. Pourquoi ne la poserions-nous pas à Susan ?

L’adolescente lui jeta un regard noir et Taylor haussa un sourcil. Susan demeura coite, toujours son contrôle parental. En apparence, au moins.

— Pourquoi diable poser la question à Susan ? Elle n’a rien à voir avec cette horrible histoire. Et j’exige de savoir pourquoi vous l’avez appréhendée et retenue hier soir, lieutenant. Que se passe-t-il exactement ?

Taylor se renversa contre son dossier.

— Votre fille est la petite amie d’un revendeur de drogue, pour commencer. Il est impliqué dans au moins un des meurtres qui a été commis.

— En voilà assez. Nous sortons d’ici.

— Vous pouvez partir, mais nous gardons Susan. Elle est mise en examen pour meurtre avec préméditation.

Laura Norwood se mit à bafouiller et à hoqueter. Susan poussa un hurlement. Miles Rose se croisa posément les mains sur le ventre, le regard brillant, des dollars pleins les yeux. M. Norwood secoua la tête d’un air consterné.

— Mais ce n’est qu’une enfant ! Vous ne pouvez pas l’accuser d’une chose pareille ! Elle n’a rien fait de mal !

Taylor eut droit à un regard venimeux de Susan.

— C’est vrai. Je n’ai rien fait !

— Je vais te raconter une petite histoire, Susan, d’accord ? Tu rectifieras si je me trompe. Ton copain est un garçon qui s’appelle Juri Edvin et qui est également connu sous le nom de Thorn. C’est lui qui fournit la moitié du lycée de Hillsboro en drogues récréatives. Les V-Val, ça te dit quelque chose ? Ton petit ami a remis un comprimé de poison mortel à Brittany Carson, puis il est resté planqué à côté d’une fenêtre à la regarder mourir. Il a laissé son ADN sur le mur de la maison, donc aucun doute possible sur son identité. Je crois que Brittany et toi, vous étiez amies, non ? Juri l’a laissé entendre hier.

— C’est rien que des conneries, votre histoire !

Mme Norwood torpilla sa fille du regard.

— Susan ! Sois polie, veux-tu ? Présente immédiatement tes excuses au lieutenant.

La mère chercha nerveusement un mouchoir dans son grand sac.

— Il s’agit à l’évidence d’un malentendu. Susan et Brittany étaient effectivement amies. Elles faisaient du baby-sitting ensemble. Puis Brittany a décroché une bourse qui lui a permis d’entrer à Ste Cécile, et elles se sont un peu perdues de vue. Brittany est alors tombée amoureuse de l’ex-petit copain de Susan et elles se sont accrochées, toutes les deux. Mais vous avez gardé un contact occasionnel, pas vrai, Susan ?

— Tais-toi, maman.

Les mâchoires de Susan étaient tellement contractées que Taylor eut peur qu’elle ne se brise les dents.

— C’est toi qui as obligé Brittany à avaler la drogue, murmura-t-elle, incrédule. Ce n’est pas Juri, mais toi.

— C’est pas vrai ! C’était Thorn ! C’est lui qui lui a fait prendre l’ecsta ! Je n’ai rien fait ! Je vous jure !

Susan porta un regard paniqué autour d’elle, cherchant un appui qui ne s’offrit pas. Ses parents la fixaient avec horreur. Même Miles Rose paraissait légèrement interdit. Taylor approcha son visage de celui de l’adolescente.

— Juri a dit que tu le lui avais demandé, mais c’était toi, toi, tout le long. Vous êtes allés ensemble chez les Carson, vous avez fait avaler le poison à Brittany de force. Puis tu as incisé le pentacle, comme tu l’as fait pour ton frère, Mandy Vanderwood, Brandon Scott et…

— Non ! Non ! Ça ne s’est pas passé comme ça !

Les parents de l’adolescente étaient livides. Laura Norwood laissa échapper un sanglot. Mais toute l’attention de Taylor restait centrée sur Susan.

— Alors dis-nous. Dis-nous ce qui s’est vraiment passé.

L’adolescente se mit à pleurer, le corps secoué par de longs sanglots déchirants.

— C’était Raven, finit-elle pas admettre en hoquetant. C’est Raven qui nous a obligés à le faire.

Elle s’effondra en prononçant le nom, agrippant son ventre, comme si elle était en proie à une féroce souffrance. Ni l’un ni l’autre de ses parents ne fit un geste pour la réconforter.

Taylor posa la main sur le bras de l’adolescente. Susan détenait la clé de cette série de meurtres. Mais elle était en proie à une terreur manifeste.

— Qui est Raven, Susan ?

Elle secoua la tête et laissa échapper un gémissement d’animal traqué.

— Je ne peux pas vous le dire. Je suis vouée au secret. Liée par le sang, liée par le feu, liée par un bûcher funéraire.

— Susan ! Mais qu’est-ce que tu racontes ? s’écria Laura Norwood.

L’attention de Taylor restait rivée sur la fille.

— Tu peux l’écrire, le nom, Susan ?

— Non. Je ne peux pas le trahir, ou il me tuera.

Elle chantonna de nouveau la mélopée sur le feu, le sang et le bûcher.

— Je n’y crois pas, marmonna Laura Norwood.

Ecartant de force les mains de sa fille de son visage, elle la gifla violemment.

— Arrête immédiatement ces bêtises et dis au lieutenant qui est ce Raven. Tout de suite !

Taylor contourna la table d’un bond et obligea Mme Norwood à se lever.

— Il n’est pas vraiment utile de la frapper, madame. Il serait peut-être préférable que vous nous attendiez dehors, votre mari et vous, pendant que je termine l’audition.

Elle ne leur laissait pas le choix, et le fit savoir à Miles en le regardant durement. Il se leva et tapota le bras de Mme Norwood.

— Cela vaut peut-être mieux, en effet. Je reste ici, soyez sans crainte. Il ne lui sera fait aucun mal.

Le couple n’écoutait pas. Les yeux rivés sur leur fille, ils la dévisageaient comme s’ils voyaient une étrangère.

— Susan est impliquée dans le décès de notre fils ?

M. Norwood parlait à voix basse. Il n’avait pas encore fini d’intégrer l’information et sa bouche s’ouvrait et se refermait comme celle d’un poisson en manque d’eau. La mère hurlait, à présent.

— Ce n’est pas possible ! Susan ! Dis-leur tout de suite ! Dis-leur que tu n’as rien à voir avec ces horribles meurtres !

L’adolescente redressa la taille.

— Je ne suis pas impliquée dans le meurtre de mon frère, lieutenant. Ce n’était pas prévu comme ça du tout.

— Jésus, Marie ! Donc tu as bel et bien trempé là-dedans ! Mais pourquoi, Susan ? Pourquoi ?

Mme Norwood était à bout de nerfs. Et Taylor ne souhaitait pas la voir gifler sa fille une seconde fois. Ce simple geste donnait d’ailleurs une idée de la façon dont Susan était considérée dans sa famille.

Taylor prit la mère par le coude et effleura l’épaule du père.

— Il serait préférable de nous laisser poursuivre seuls, maintenant. Je suis profondément désolée, croyez-moi.

L’aide de Miles ne fut pas de trop pour parvenir à évacuer le couple. Laura Norwood, en sanglots, autorisa son mari à lui entourer les épaules, alors qu’il continuait de fixer sa fille d’un regard absent, comme s’il était tombé en transe.

Lorsque la porte se referma, Taylor reporta son attention sur l’adolescente. Elle déroula le parchemin apporté par Ariane et posa le dessin sur la table. Susan écarquilla les yeux en l’examinant.

— Lui, c’est Raven, n’est-ce pas ?

L’adolescente ne dit rien mais elle confirma d’un signe de tête. Taylor enroula de nouveau le dessin et le replaça dans son étui en carton.

— Et maintenant, raconte-moi toute l’histoire, Susan.

*  *  *

Raven retourna chez Fane au volant de la Mite. En s’engageant dans la rue, il découvrit le maelström — des voitures de flics partout, des agents en uniforme entrant et sortant de la maison, et même un maître-chien. Oh, non… Non, non, non ! Où était passée Fane ? Que lui avait-on fait ?

Il lui envoya un texto, les doigts tremblants, s’y reprenant à trois fois pour chaque lettre.

Pas de réponse. Ô archange Azrael, m’abandonnes-tu déjà ? Il pila, passa la marche arrière et remonta la rue Hobbs. Que faire, maintenant ? Où aller ?

A l’intersection suivante, le feu passa au rouge. Grillé, il était grillé. Il prit le temps de se concentrer et de chercher à l’intérieur de lui-même les filaments serrés qui le reliaient psychiquement à ses adeptes. Mais il ne rencontra que le vide. Il était abandonné. Tous les petits fils ténus qui le maintenaient soudé à son coven étaient rompus. Un effroyable sentiment d’isolement descendit sur lui, lui broya le corps, le laissant brisé par la conscience d’une solitude absolue. Quelle erreur avait-il commise ? Ses actes avaient été justes, ses sorts scrupuleusement exécutés. Pourquoi l’ange noir se retournait-il contre lui ?

— Pourquoi ? hurla-t-il en frappant le volant de toutes ses forces.

Les autres ne parleraient pas, il en était certain. Mais il devait fuir par mesure de sécurité.

Il avait fui un peu trop souvent, ces derniers temps.

Il se gara devant chez lui et courut à l’intérieur pour rassembler toutes ses possessions matérielles : son Livre des Ombres, son autel transportable. Son ordinateur portable fourré dans son sac de cours. Une tenue de rechange et sa cape. Sa trousse de maquillage. Son athamé dans son étui de cuir souple. Les tickets pour Los Angeles, au cas où.

Il descendit ses sacs au rez-de-chaussée et constata qu’il haletait, comme s’il venait de courir un mille mètres. Il ferma les yeux et tenta de calmer les battements furieux de son cœur. Puis il passa au sous-sol.

L’odeur avait fini par se dissiper. Et la mince couche de béton fraîchement coulé était solide sous ses pas. Il marcha sur eux, prenant plaisir à les piétiner symboliquement, à leur témoigner son irrespect en les foulant aux pieds. Les salauds. Sans eux, il n’en serait pas là.

Il connaissait la combinaison du coffre et tourna les rondelles dentelées une à une. Il sourit en entendant le déclic qui annonçait l’ouverture de la porte. Il glissa les armes et les cartouches dans son sac et referma soigneusement le coffre vide.

La peur, la fureur, la solitude l’assaillirent soudain en bloc. Il sentit la rage monter et frappa le mur en parpaings. Encore et encore, jusqu’à faire éclater la peau à la jointure de ses doigts. Retournant sa main, il tapa avec le côté des poings. Un brouillard rosé s’était formé devant ses yeux pendant qu’il cognait avec l’énergie du désespoir. Il n’aurait su dire combien de temps il se déchaîna ainsi, mais défouler sa colère rentrée lui fit du bien. Alors que le sang dégoulinait de ses mains, il retrouva une vision nette et claire.

Il examina alors le sol. Le béton neuf formait une tache sombre qui contrastait avec le reste de la chape. Il ne pouvait pas prendre le risque de les avoir à ses trousses. Son regard tomba sur le bidon d’essence tranquillement posé dans un coin. Il sourit. Parfait. C’était la solution.

Il remonta pour sortir ses affaires et les placer dans le coffre de la Mite. Puis il revint sur ses pas. La quantité d’essence était suffisante pour un après-midi de passage de tondeuse. Le liquide inflammable gicla joyeusement sur les murs, et il respira la puanteur avec plaisir. Il était temps de se débarrasser de la chrysalide une fois pour toutes.

Il sortit une cigarette du paquet qui, depuis trois semaines, était resté intact sur la table de cuisine. En l’allumant, Raven veilla à ne pas inhaler la fumée — pour rien au monde il ne souillerait le temple de son corps avec un produit aussi chimique. Après quelques bouffées, il obtint un bout rougeoyant et jeta la cigarette dans le sous-sol.

Rien ne se produisit.

Frustré, il s’empara d’un torchon de cuisine et descendit quelques marches. Parvenu au milieu de l’escalier, il approcha une allumette du tissu et le projeta au sol. Le feu prit aussitôt et se mit à rugir, comme dans un grand éclat de rire. Raven sortit de la maison en courant et sauta dans la Mite, avec toutes ses possessions terrestres alignées derrière lui. La puanteur des regrets et de la peur s’évanouit lorsqu’il mit le contact et sortit pour la dernière fois de son allée. Il regarda derrière lui. Il aurait été prêt à jurer qu’une flamme s’était dressée pour lui adresser un signe d’adieu. Puis la maison fut engloutie.

Cherchant la sécurité, il roula vers l’ouest, en direction de son cimetière, pour se réfugier sous le grand chêne. Au matin, il leur montrerait à tous ce que cela signifiait, d’être un Dieu.

*  *  *

Ariane se réveilla en sursaut. Derrière ses paupières closes, l’image de son rêve était exceptionnellement nette. Elle prit le temps de remonter le fil du songe, puis commença à dessiner. Des barreaux. Un uniforme. Le visage livide d’un tout jeune homme, très loin de chez lui. La tristesse dans son regard.

Puis le feu. Un brasier infernal qui engloutit son âme. Le garçon apparut dans un cimetière, sous un arbre, recroquevillé en position fœtale. Des larmes coulaient sur ses joues.

Elle savait où le trouver, à présent.

S’adossant à ses oreillers, elle vit qu’il faisait nuit noire, dehors. Elle avait dormi plusieurs heures d’affilée. Repoussant ses couvertures, elle se dirigea vers son autel. Une détermination puissante se faisait jour en elle. Il lui restait à méditer sur sa vision. A trouver la voie juste pour combattre le mal.

Puisque la police refusait de l’écouter, elle agirait seule.