Nashville
16 h 45
Taylor n’avait jamais attendu la fin d’une journée de travail avec autant d’impatience. Des films d’horreur qui n’avaient rien à voir avec le cinéma, des vampires sanguins, et maintenant une sorcière autoproclamée. Elle n’attendait plus que l’arrivée d’un loup-garou pour compléter la série.
Assise en face d’elle, Ariane se tenait très droite, sans s’appuyer contre le dossier de sa chaise. La jeune femme ne cillait que rarement et son regard avait quelque chose de déstabilisant. Du bout du doigt, Taylor fit glisser un trombone sur le plateau de son bureau.
— Bon, reprenons… Vous affirmez donc être une sorcière.
Ariane émit un joli rire, léger et musical. Taylor fut presque tentée de sourire.
— Je suis une sorcière dianique pratiquant seule, oui. J’ai étudié la wicca pendant de nombreuses années mais je viens d’une famille de sorcières de par ma mère et ma grand-mère. J’ai trouvé ma voie vers vingt-cinq ans, lorsqu’il m’est devenu impossible de faire abstraction de mes pouvoirs. Je provoquais des turbulences involontaires dans mon entourage, et il fallait que j’apprenne à dompter les forces qui étaient en moi. Une longue pratique m’a permis de canaliser mon énergie. En temps normal, je préférerais mourir que de mettre les pieds dans le bureau d’un enquêteur de la brigade des homicides. Mais la Déesse m’a ordonné de vous porter secours. Et croyez-moi, vous avez besoin d’aide. Vous touchez à des forces extrêmement cruelles et dangereuses. Et il vous faut une protection.
Ariane se tut pour la fixer un instant, d’un regard à la fois intense et étrangement opaque.
— Cela dit, qui aurait jamais cru que j’aurais à protéger Athéna en personne ?
— Je vous demande pardon ?
— Vous n’avez pas une vision très lucide de vous-même, lieutenant.
Taylor abandonna son trombone.
— Ecoutez, tout cela est formidable et j’apprécie votre proposition d’aide. Mais je ne crois ni en la magie ni aux sortilèges et j’ai du pain sur la planche.
Elle fit le geste de se lever, signifiant à cette charmante illuminée au regard pénétrant que l’entretien était clos. Mais Ariane ne bougea pas d’un pouce.
— Vous êtes étrangère à toute superstition, vraiment ? Il ne vous arrive jamais d’hésiter avant de passer sous une échelle ? Ou de toucher du bois ?
Taylor croisa les bras sur la poitrine.
— J’ai peut-être quelques petites superstitions cachées ici et là. Mais j’ai passé l’âge de croire aux sorcières.
— Mais vous croyez au Mal, lieutenant. Vous l’avez vu de vos propres yeux. Je sais que le Mal existe. Je pense que nous pouvons nous être mutuellement utiles si vous m’en donnez l’opportunité.
Ariane observa une pause et se concentra sur ses mains délicates, qu’elle tenait sagement posées sur ses genoux.
— Je vous promets de ne pas vous faire pousser un gros furoncle sur le nez.
Lorsqu’elle leva vers elle ses yeux bleus lumineux, Taylor ne put s’empêcher de lui rendre son sourire. Ariane avait un joli rire et de petites dents impeccablement blanches. Elle ne ressemblait en rien à l’image qu’elle se faisait d’une sorcière.
Un scintillement accrocha son regard. Elle vit une délicate chaîne en argent autour du coup d’Ariane, et le pentacle en pendentif logé dans le creux juste au-dessus des clavicules. Elle eut un léger mouvement de recul involontaire.
— La Vierge, la Mère et la Sage, commenta Ariane.
— Quoi ?
— Vous étiez en train de penser que je n’avais pas l’air d’une sorcière. Nous croyons aux incarnations. La Vierge est la sorcière jeune, la Mère la sorcière féconde, la Sage la sorcière mature. Ce sont les trois aspects de la Déesse. Personnellement, je suis plutôt du côté « jeune sorcière ».
Elle rit de nouveau et, cette fois, Taylor ne put s’empêcher de se joindre à elle. Elle se sentait bien. Ré-énergétisée. Elle se renversa contre son dossier.
— Et comment savez-vous que j’étais en train de me dire que vous n’aviez pas l’air d’une sorcière ?
— J’ai lu dans vos pensées.
Voyant qu’elle s’agitait sur sa chaise, Ariane inclina la tête sur le côté, les yeux pétillants.
— Je plaisante. Je n’ai pas lu dans vos pensées, même si nous savons le faire. Il ne s’agit pas de télépathie comme on l’imagine ; juste de se mettre en phase avec la personne, d’observer ce qu’elle ressent. Se fier à son instinct et à son expérience pour essayer de déterminer ce qui se passe dans la tête de son interlocuteur. Vous le faites vous-même régulièrement, lieutenant. Moi aussi, et je suis assez douée. Je dois faire attention de ne pas regarder trop profond. Ce ne serait pas poli. Mais je n’avais pas besoin d’aller voir loin à l’intérieur de vous-même. Votre visage est un miroir. Il est incroyablement transparent.
L’affirmation prit Taylor au dépourvu. Elle avait toujours cru que ses traits étaient insondables. C’était justement un de ses points forts. Fitz lui avait appris qu’un bon flic devait être un peu acteur pour mettre un suspect en confiance. Et elle considérait que son impassibilité l’aidait à bien mener ses interrogatoires. Une pointe aiguë de douleur se ficha dans son cœur à la pensée de Fitz. Elle se redressa et essaya de la faire passer.
— Avoir de l’intuition, ce n’est pas lire dans les pensées.
— Si, pourtant. Vous accueillez l’émotion de l’autre et vous la replacez dans son contexte.
Le sourire s’évanouit et Ariane plissa le front.
— Ecoutez, lieutenant, peu importe que vous croyiez ou non aux sorcières. Une chose à laquelle vous êtes bien obligée de croire, c’est à la réalité de ces meurtres. La situation est grave. Très grave. Ça va beaucoup plus loin que des jeux de gamins qui s’essaient à faire tourner des tables ou à monter en lévitation. Il existe toute une communauté à Nashville qui pratique le paganisme sous une forme ou sous une autre. Nous sommes des milliers, bien plus que vous ne pouvez l’imaginer, qui pratiquons une religion pacifique — un culte paisible de la nature. Mais il se trouve régulièrement des apprentis sorciers qui cherchent à pervertir le pouvoir de la Déesse. C’est à ce genre de dérive que nous avons affaire aujourd’hui. Et il vous faudra mon aide pour arrêter ce type.
— Ce type ? releva Taylor.
— Il est de sexe masculin, oui. Je ne connais pas son nom, mais il est puissant. Et jeune. Et il n’agit pas seul.
* * *
Demandant à Ariane de patienter un instant dans son bureau, Taylor prit la tangente. Une courte pause s’imposait pour recouvrer son équilibre mental. Elle trouva Marcus et McKenzie en grande conversation dans le couloir.
— Que se passe-t-il, messieurs ? Vous avez du nouveau ?
McKenzie fit la grimace.
— Barent a demandé un avocat. Nous n’avons pas pu poursuivre l’interrogatoire.
— Dommage. Vous avez pu en tirer quelque chose avant qu’il décide de la boucler ?
Marcus se frotta le menton.
— Pas vraiment, non. Mais je pense que nous avons suffisamment d’éléments pour obtenir un mandat de perquisition. Il a affirmé être l’auteur des meurtres, après tout. Et nous avons la preuve qu’il a été présent sur plusieurs scènes de crime. Je vais rédiger la demande, pour le mandat, voir ce qu’on nous accorde. Barent en sait trop sur cette série de crimes pour être blanc comme neige. Mais je doute qu’il soit notre meurtrier pour autant. Il est un peu fragmenté, question personnalité. Je l’ai quand même collé en cellule, au cas où. Si on le laisse rentrer chez lui, il pourrait être tenté de faire disparaître certains éléments. Il semble avoir quelque chose à prouver, même si j’ai du mal à croire qu’il ait tué ces ados.
McKenzie s’adossa au mur.
— C’est un narcissique pur et dur, c’est sûr. Et un adepte sincère. Il est vraiment persuadé d’être un vampire qui se nourrit d’énergie et règne sur ses congénères. Il nous a expliqué qu’il était en guerre depuis deux ans avec un autre roi vampire, un dénommé Laurent. Tous deux mènent campagne par le biais des ondes, et leurs affidés s’entre-déchirent sauvagement. C’est la cyberguerre des crocs pointus.
Lincoln se joignit à eux dans le couloir. Leurs conciliabules commençaient à éveiller la curiosité de plusieurs officiers de police qui passaient par là.
— Vous êtes sûrs qu’ils ne sont pas impliqués dans un LARP ou un truc de ce genre ? demanda Lincoln.
Marcus parut perplexe.
— Un « LARP » ?
McKenzie prit sur lui de répondre.
— Ce qu’on appelle des « Jeux de rôles grandeur nature ». Une version modernisée de Donjons et Dragons. Ces jeux de rôles en live vont très loin dans la vraisemblance. Pour un individu avec une structure psychique fragile, l’exposition répétée à ces jeux peut être le facteur déclenchant qui provoque la tombée dans la psychose. C’est une très bonne suggestion, Linc. Et ce ne serait pas la première fois. Nous avons eu une situation de ce genre à Orlando. Des types participant à un jeu de rôles qui s’appelait ViolAide. Le jeu incluait des scénarios élaborés de viol collectif. Deux participants ont glissé de la fiction à la réalité. Ils ont réussi à violer quatre femmes avant d’être arrêtés.
— Donc, vous pensez que notre meurtrier pourrait être un adepte de jeux de rôles qui aurait fini par s’identifier complètement à son personnage ? conclut Taylor. Cela expliquerait la vidéo et le fait qu’elle ait été postée en ligne aussitôt.
McKenzie fit la moue.
— C’est une possibilité parmi d’autres.
— J’ai une nouvelle composante à ajouter dans ce brouet : une femme qui prétend être sorcière et s’appeler Ariane. Elle se trouve à l’instant même dans mon bureau.
— Ariane la sorcière ! s’exclama McKenzie. C’est impayable.
— Pourquoi impayable ?
— Vous ne connaissez pas l’histoire d’Ariane ?
Tous trois firent signe que non. McKenzie secoua la tête.
— Mon Dieu, je suis bien avancé, avec vous ! Ariane était la fille du roi Minos de Crète. Grâce à son fameux fil, le Grec Thésée a pu sortir du labyrinthe sans se faire dévorer par le Minotaure. Mais l’ingrat a abandonné la belle à Naxos où elle a fini, dit-on, par tomber dans les bras du dieu Dionysos.
Taylor haussa un sourcil.
— Ah, la mythologie grecque fait partie des références des wiccans ? Je comprends mieux, maintenant, pourquoi elle m’a appelée Athéna.
Une étincelle amusée brilla dans le regard de McKenzie.
— Ça colle, oui. Je pourrais la voir ?
— Sans problème.
Ils repartirent en direction du bureau des homicides.
— Avec un peu de chance, nous aurons mis la main sur le meurtrier avant la fin de la journée. Mais je veux que nous prenions tous un peu de repos. Vous avez une mine de rat crevé, tous autant que vous êtes. Nous reprendrons les investigations à tête reposée demain matin si l’affaire ne se résout pas d’ici là.
— Ça vaut aussi pour toi, lieutenant, observa Lincoln.
— J’ai la ferme intention d’aller me coucher. Mais pas avant d’avoir entendu ce que l’ami Juri Edvin a à nous raconter. On en est où, pour la vidéo, au fait ? Elle circule toujours ?
Lincoln s’immobilisa pour s’adosser au mur.
— C’est un cauchemar, cette vidéo. Chaque fois qu’on tente de la supprimer, quelqu’un la balance de nouveau sur le Net. Mais ils finiront par trouver le moyen de contrer le mouvement. Ça ne fait que quelques heures qu’elle est en ligne. Ils se démènent, en tout cas. Mon contact chez YouTube m’a promis de me rappeler dans la journée. Comme on est samedi, ils ont dû mettre à contribution certains de leurs cadres qui étaient en congé pour le week-end. Voilà pourquoi c’est un peu long. La dernière fois que je les ai eus au téléphone, ils pensaient être sur la bonne piste pour repérer l’adresse de téléchargement d’origine.
— Bien. Je suis contente qu’ils se montrent coopératifs, pour une fois. Tu me tiens au courant ? Marcus, tu t’occupes du mandat de perquisition ? Je suis curieuse de voir ce que notre royal vampire cache dans ses fonds de placard.
Ariane n’avait pas bougé de la chaise où Taylor l’avait laissée en partant. Elle lui proposa de poursuivre la conversation en salle de conférences, où ils auraient plus de place.
Lincoln examina Ariane sans chercher à dissimuler sa curiosité. Il annonça qu’il avait à faire mais s’attarda un moment quand même. Et prit le temps de serrer la main de la jeune femme avant de se retirer. Ariane lui rendit son sourire et Taylor aurait été prête à jurer que Linc avait rougi.
McKenzie aussi l’examinait avec la plus grande attention, mais son intérêt restait professionnel et détaché. Ce fut Marcus le plus réticent du lot. Taylor le vit marmonner quelque chose au sujet de son mandat et filer sans demander son reste.
McKenzie et elle s’installèrent à une table face à Ariane.
— Allez-y, dites-nous ce que vous savez. Mais avant de commencer, accepteriez-vous de m’expliquer pourquoi vous souhaitez nous aider ?
— C’est assez simple. Nous sommes tous concernés par les agissements de ce sorcier. Avez-vous entendu parler du credo wiccan, que nous appelons le « Rede » ?
Taylor secoua la tête.
— Jamais, non.
— C’est notre code déontologique. Tous les bons sorciers y adhèrent. C’est un peu notre version du serment d’Hippocrate. Le « Rede » complet serait un peu long à vous réciter, c’est une sorte de guide sur les rites à accomplir à l’occasion de telle et telle fête. Mais les deux dernières lignes sont les plus importantes. « Ces huit mots accomplissent le credo : si nul n’en est lésé, suis ton désir. » Nous croyons que tout ce que nous projetons vers l’extérieur, que ce soit en positif ou en négatif, nous revient multiplié par trois. « Tout bien et tout mal fait par magie reviendra par trois fois. » C’est la « loi du triple retour ». Autrement dit, si on jette un sort négatif, on prendra le choc en retour et on subira trois fois pire.
— Dans ce cas, pourquoi un sorcier se risquerait-il à commettre des actes maléfiques ?
— Certains considèrent qu’ils ont suffisamment de pouvoir pour défier la loi du triple retour. D’autres s’en fichent. Dans d’autres cas encore l’acte négatif s’impose, comme pour le sort d’immobilisation. C’est ce que j’ai essayé de faire avec le tueur : le maîtriser psychiquement pour lui interdire de tuer d’autres innocents. Mais la majorité des bonnes sorcières évitent tout ce qui est maléfique. Les résultats sont trop imprévisibles.
— Donc, pour vous, les crimes qui ont été commis hier sont l’œuvre d’une sorcière ?
— D’un sorcier. Un sorcier jeune et puissant. En fait, je pense que tout son coven est impliqué. Je les ai vus hier au Subversion.
— De quoi s’agit-il ?
— Un « coven » ? C’est un groupe de sorciers qui se rassemblent pour pratiquer ensemble, afin de renforcer mutuellement leurs pouvoirs.
— Ma question portait sur le Subversion.
— Désolée, lieutenant. C’est une boîte, sur Second Avenue. Elle n’ouvre qu’une fois par mois environ et pour les occasions spéciales comme Samhain — Halloween pour vous. Dès que la nouvelle des meurtres m’est parvenue, je me suis mise à leur recherche. Cela m’a menée au Subversion, où j’ai vu qu’ils étaient deux, un garçon et une fille. Ah oui, sans vouloir trop vous embrouiller : ils pratiquent aussi le vampirisme, ces deux chauves-souris. Une seconde fille, plus jeune, est venue les rejoindre. Il y a eu une violente altercation entre eux, puis la plus petite est partie en courant. Les deux autres se sont précipités à sa suite. Et, après cela, je les ai perdus de vue. Ce fut une nuit assez pénible. Ces gamins qui font partie de la mouvance gothique se considèrent comme des vampires psychiques et ils vont en boîte pour se « nourrir ». Dans ces rassemblements, l’énergie est très forte, voyez-vous, surtout un jour de fête comme Samhain. Ces vampires vous pompent votre énergie — même moi, cela m’affecte, alors que j’ai un bouclier solide comme le roc. Se nourrir des autres sans leur permission est une très vilaine habitude que nous désapprouvons.
— Vous les avez appelés « chauves-souris », je crois ?
— C’est un petit nom que nous donnons aux goths. La plupart sont des imitateurs, des gamins déguisés qui se donnent des airs. Mais ces deux vampires auxquels nous avons affaire ont de réels pouvoirs. Ils sont simplement trop jeunes pour être admis dans un coven officiel. Légalement, il faut avoir dix-huit ans.
— Et à quoi ressemblaient-ils, ceux que vous avez repérés ?
— La fille était grande, aussi grande que vous. Cheveux noirs, teint évidemment très pâle, yeux verts. Un vert trop lumineux pour être naturel. Elle doit porter des lentilles de contact colorées. Elle arborait la tenue traditionnelle. Et son maquillage indiquait son appartenance aux goths romantiques.
— Les goths romantiques ? C’est quoi, ça encore ?
McKenzie ouvrit enfin la bouche.
— Au sein de la communauté gothique, les sous-catégories sont innombrables. On a les fétichistes, les néo-punks, les dork goths, les mopey goths et j’en passe. Il doit se créer une nouvelle tendance tous les jours.
Ariane le considéra avec intérêt.
— Ainsi, vous êtes des nôtres ?
— Plus maintenant, répondit McKenzie, impassible.
— Mmm…
Ariane hocha la tête et se tourna vers Taylor.
— Il s’agit surtout d’un phénomène américain. En Europe, les frontières sont moins rigides entre les différentes mouvances. Ici, aux Etats-Unis, nous sommes très attachés à nos étiquettes.
— Poursuivez, s’il vous plaît.
— Le garçon était accoutré du même type de panoplie que la fille. Ils portaient tous les deux des corsets, des bottes lacées à semelles compensées et des capes. Lui a des cheveux assez courts, frisés, teints en noir. Ils étaient très maquillés l’un et l’autre, mais je pourrais les identifier si je les revoyais. Ils se détachaient du lot et j’ai encore leur physionomie en tête. La plus jeune était grimée aussi mais portait une tenue moins sophistiquée.
— Vous les reconnaîtriez en photo ?
— Certainement, oui.
— Quelle différence faites-vous entre les goths et la wicca ?
— Ce n’est pas la même chose. La wicca est une religion de la nature. Alors que les goths sont… comment vous dire ? La plupart des êtres humains fuient le sentiment de tristesse. Le monde nous dit qu’il faut être joyeux, tonique, positif et aller de l’avant. Alors que les goths valorisent leurs côtés les plus dépressifs. Ce sont les chantres du spleen introspectif.
Taylor chercha le regard de McKenzie, qui hocha la tête, malgré sa gêne évidente. Le pauvre se voyait décortiqué et analysé devant elle.
— Et le maquillage ?
— C’est une forme d’expression de soi. Ils aiment se cacher, détourner l’attention de leur apparence corporelle pour mettre l’accent sur leurs aspects plus spirituels. Les vrais goths sont des pratiquants accomplis du paganisme. Lorsque vous trouverez ce garçon, vous découvrirez aussi son « Livre des Ombres ». Ce grimoire est notre accessoire le plus intime, une sorte de carnet de bord où nous inscrivons nos rituels et où nous commentons notre pratique quotidienne. Je pense que son Livre des Ombres vous apportera quantité d’indices. Même chose pour son autel.
— Ils donnent surtout l’impression de chercher à attirer l’attention sur eux par tous les moyens, non ? objecta Taylor.
— C’est une vision d’eux qui reste très extérieure. La plupart se cherchent. Dans le mode de vie gothique, ils trouvent une réponse à leurs aspirations profondes. Ils se reconnaissent dans leur « look », comme vous pouvez avoir le sentiment d’être vraiment vous-même lorsque vous enfilez votre jean préféré. C’est une quête profonde d’identité et pas seulement une question d’apparence.
— Mais ce choix du noir, cet amour des cimetières…
Ariane sourit.
— C’est lié à leur tristesse assumée. Si vous preniez le temps de regarder en vous-même pour voir la véritable origine de votre mal-être, et si vous tentiez de vous transformer en profondeur pour accéder à un état plus autonome et plus responsable, vous seriez en relation plus authentique avec les autres et avec vous-même. Ce n’est pas un problème, d’être triste. C’est très sain de sortir du déni systématique des aspects dépressifs présents en chacun de nous. Regardez les bouddhistes : leur influence est grande chez les goths les plus rigoureux. Les bouddhistes nous apprennent à ne pas nous attarder sur nos états émotionnels. Les émotions ne sont pour eux qu’une réaction à un stimulus. Nous ne sommes pas définis par nos sensations. La conscience authentique de soi est un des éléments clés du mode de vie gothique. En substance, les goths pleurent sur l’humanité.
— Ce sont des adolescents. Que sait-on de soi, à cet âge ?
— Plus qu’on ne le croit. Celui que vous recherchez a un haut niveau d’intelligence, lieutenant. Il a beaucoup lu, est versé en mythologie, en botanique, en naturalisme. Il a su développer ses facultés et a sans doute des capacités de meneur. Il a appris que l’obscurité peut être une force, qu’il y a moyen de se nourrir de l’énergie des ténèbres et de semer la terreur parmi tous ceux d’entre nous qui aspirent au bien. Pensez à chercher des traces de sang sur son athamé. Je pense qu’il a dû s’en servir pour inciser ses victimes.
— Que savez-vous à ce sujet ?
— Les pentacles ? Tous les médias en parlent. Ils sont destinés à frapper l’imagination, à faire peur. Le tueur est maladivement égocentrique. Il tenait à laisser sa signature.
Ariane changea de position sur sa chaise et sa voix se fit plus grave.
— Ces meurtres n’ont pas été commis au petit bonheur la chance par un type qui frappait dans le tas, lieutenant. Il s’agit d’un projet mis en œuvre de façon calculée et méthodique. Et je crains que ce ne soit pas terminé. Vous aurez à orienter vos recherches sur un jeune exceptionnellement doué.
— Comme vous, par exemple, observa McKenzie en la regardant droit dans les yeux.
Ariane ne laissa paraître aucun trouble.
— Oui, comme moi, en effet. Mais il m’est interdit de tuer pour atteindre les buts que je me fixe. Vous le savez mieux que quiconque, inspecteur. La violence est d’ailleurs contraire à mon éthique personnelle.
— Vous savez énormément de choses, Ariane, intervint Taylor. Et je ne peux que me questionner sur la façon dont vous avez obtenu toutes ces informations. Je signale que vous interférez activement dans une enquête policière en cours.
— C’est vrai, admit Ariane avec un petit sourire aux lèvres.
— Nous avons un homme en garde à vue qui prétend être le roi des Vampyres et qui affirme être l’auteur des meurtres.
Les longs cheveux d’Ariane volèrent autour d’elle lorsqu’elle secoua la tête en levant les yeux au ciel.
— Pff… La nation Vampyre, c’est du pipo. Ce sont des parasites, de la vermine. Votre soi-disant roi ment. Le sorcier qui a tué est trop intelligent pour se faire prendre.
Elle marqua une pause et secoua la tête.
— Le meurtrier est vantard, cela dit, et voudra faire entendre sa voix. Il vous a déjà envoyé une lettre ? Je crois avoir capté quelques bribes de conversation, hier soir.
McKenzie la dévisagea longuement.
— Vous feriez un bon flic, Ariane, finit-il par commenter.
Plissant les yeux, Taylor se renversa contre son dossier. Que fallait-il lire entre les lignes, en l’occurrence ? L’affaire était spectaculaire, inquiétante, et éveillait toutes sortes de réactions inhabituelles. Ce n’était pas la première fois qu’une personne se livrait à la police, ou que des témoins « initiés » se présentaient pour lui révéler les tenants et les aboutissants d’un crime. Elle avait vu des médiums autoproclamés faire des pieds et des mains pour participer aux investigations. Des « voyants » qui prétendaient être en communication avec l’esprit des victimes décédées. Chaque fois, il s’était agi de charlatans qui détournaient l’enquête dans le seul but de se faire de la publicité. Il était clair qu’elle ne pouvait pas se permettre de prendre ce genre de risque, pas sur une affaire aussi cruciale.
— Ariane, je vais vous faire la lecture de vos droits. Vous comprendrez que je doive vous traiter comme une suspecte, je n’ai pas le choix. C’est pour votre protection autant que pour la mienne.
Ariane acquiesça d’un signe de tête.
— Faites ce que vous jugez nécessaire, lieutenant. Je n’ai rien à cacher, mon cœur est pur. Vous devez faire ce qui est conforme à votre voie. Je ne me sens pas offensée. En fait, si vous n’aviez pas réagi ainsi, cela m’aurait inquiétée.
— Et pourquoi cela ?
— Parce que, maintenant, j’ai la preuve que vous prenez mes propos au sérieux.