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Fane se débattit pendant tout le trajet jusqu’au CJC. Taylor lui fit lecture de ses droits, la photographia et la jeta dans une salle d’interrogatoire. Ariane identifia Fane sans une hésitation lorsqu’elle lui soumit une série de portraits.

Taylor tenta de voir le bon côté des choses. Deux de leurs suspectes avaient été identifiées. Ils détenaient également un revendeur de drogue adolescent à qui il manquait un morceau de jambe. Restait le mystérieux quatrième, qui était peut-être la tête pensante à l’origine de la tragédie. Les stups avaient confirmé que Barent fabriquait effectivement de la méthamphétamine et de l’ecstasy. L’origine de la drogue était donc déterminée avec certitude. Mais le lien entre les différents protagonistes restait encore à établir.

Ariane était formelle : le garçon qu’elle avait vu au Subversion n’était pas Juri Edvin. Or, le dessin qu’elle avait fait de Fane était si ressemblant que Taylor ne pouvait que la croire, au sujet du fameux quatrième.

Fane Atilio, cela dit, ne se montrait vraiment pas coopérative. Le crépuscule approchait et le jour s’éteignait dans une hémorragie de rouges. Taylor avait faim et l’énervement commençait à monter.

Elle prit une profonde inspiration et refit une tentative.

— Fane ? Où sont tes parents ?

Rien.

— Fane, où étais-tu le jour d’Halloween ?

Le regard absent refusait de croiser le sien. Toujours rien.

— Fane, ton petit ami, comment s’appelle-t-il ?

Elles continuèrent encore ainsi pendant une bonne demi-heure avant que Taylor ne jette l’éponge et ne quitte la pièce au pas de charge. Elle trouva McKenzie dans la salle vidéo, assis devant un moniteur, à observer la scène.

— Elle est infernale, cette morveuse ! s’exclama-t-elle.

— J’ai vu, oui. Tu veux que je fasse une tentative ?

— Pourquoi pas ? Je n’arrive à rien, de toute façon. Elle me donne la chair de poule, cette fille. Comment peut-on être rebelle à ce point, à quinze ans ?

— Tu n’étais pas rebelle, toi, à cet âge ?

— Moi ? Rien à voir !

Mais elle se sentit rougir. Il avait raison. Elle s’était montrée tout aussi peu coopérative et renfrognée, lorsqu’elle s’était fait arrêter à treize ans pour consommation d’alcool illicite. Or, si ses amis avaient effectivement bu ce jour-là, elle-même était restée sobre. L’agent de patrouille qui les avait appréhendés l’avait crue. Ce flic, elle ne l’avait plus jamais perdu de vue : c’était Fitz. Non seulement il l’avait laissée repartir, mais il l’avait traitée avec respect. Il l’avait écoutée, même.

Fitz s’était montré juste et équitable.

Un comportement auquel elle n’avait pas été accoutumée, et qui s’était gravé durablement dans son esprit adolescent. Sa rencontre l’avait amenée à cogiter. Peu après, l’obsession d’entrer à son tour dans la police s’était fait jour en elle.

— Ça va ? demanda McKenzie.

Elle se força à revenir au présent, chassant la vision de l’œil de Fitz posé sur une table de camping en Caroline.

— Oui… Bien.

Son inspecteur lui jeta un regard interrogateur, mais elle fit mine d’être occupée à renouer sa queue-de-cheval.

— Lincoln a eu le feu vert pour explorer le téléphone de Fane et son portable, annonça McKenzie. Il est prêt à s’y mettre. Ariane a identifié Fane formellement, non ? Ça nous fait déjà un élément solide à verser au dossier.

Taylor soupira.

— Peut-être, oui. Mais je serai dans mes petits souliers en présentant son témoignage à la substitut du proc.

— Ariane est crédible, quelles que soient ses convictions religieuses. Je ne pense pas que son témoignage pose problème. Je viens de voir entrer Theo Howell avec un couple. Ses parents, je suppose. Ils t’attendent.

— Je vais d’abord rester ici quelques minutes, si tu veux bien. J’ai envie de te voir opérer ta magie.

Il lui sourit.

— Comment va ton pied ?

— Il se fait sentir. Mais je m’en remettrai.

— Bon, je me lance. Mais je ne te promets rien, hein ?

A l’écran, Taylor vit McKenzie pénétrer dans la salle d’interrogatoire. Aussitôt, Fane Atilio se redressa sur sa chaise, les yeux écarquillés. Taylor surprit un imperceptible sourire sur ses lèvres et comprit ce qui allait suivre. Fane vérifia du coin de l’œil que McKenzie était seul, puis elle se mit à pleurer. Elle ressemblait à un chaton blessé, avec de grands yeux ronds et limpides, ses longs cils se couvrant de délicates perles salées. Elle pleurait joliment, sagement, avec de discrets coups d’œil occasionnels pour vérifier si ses larmes faisaient de l’effet.

Taylor monta le volume. Ce n’était pas la première fois qu’elle voyait ce type de fille en action. Celles qui jouaient avec le « mâle » se montraient vulnérables pour attirer l’attention. Elle avait également vu nombre d’hommes forts tomber dans le piège pour voler au secours de ces délicates créatures en péril.

Ce n’était pas un registre sur lequel elle aimait jouer, de son côté. Elle avait toujours été de celles qui se prennent en main, se bottent les fesses et cherchent leurs propres solutions. Elle ne supportait même pas l’idée qu’un homme puisse vouloir lui venir en aide. Rien d’étonnant si toutes ses disputes avec Baldwin tournaient autour de ce thème, d’ailleurs : son désir de la protéger et le refus obstiné qu’elle lui opposait.

Fane, elle, avait un fonctionnement radicalement inverse. Quinze ans seulement, et déjà tellement versée dans l’art de la séduction ! Sous ses longs cils baissés, l’adolescente tentait de jauger l’effet que ses pleurs produisaient sur McKenzie. Taylor secoua la tête. Kitty, sa mère, avait eu un comportement exactement semblable, avec les mêmes mimiques, les mêmes minauderies, les mêmes manœuvres soigneusement calculées.

McKenzie, lui, n’était pas dupe, par chance. Mais il faisait mine d’entrer dans le jeu de la belle. Fane ne se doutait pas qu’elle était dans le rôle de l’arroseuse arrosée et que sa tentative de manipulation se retournerait contre elle.

— C’est un drôle de numéro, on dirait ?

Taylor tourna la tête. Joan Huston se tenait à son côté, les yeux rivés sur le moniteur.

— Elle est dure, oui. Mais au moins, elle commence à parler. Je viens d’y passer une demi-heure et elle n’avait pas émis un son.

— C’est elle, votre suspect principal ?

— Une des quatre, oui. Il n’y a pas moyen de retrouver ses parents, et elle refuse de coopérer. Il va falloir la cuisiner un moment pour finir de démêler toute l’histoire. Il nous manque encore le quatrième suspect, mais je suis pratiquement persuadée qu’ils sont tous ligués. Notre témoin oculaire les a dessinés pour nous : cette fille, son petit ami et Susan Norwood. Et elles sont aisément reconnaissables.

— Que cherche-t-elle, cette fille ?

— Bonne question. C’est ce que j’essaie de découvrir. Elle tient de jolis discours, mais allez savoir… Pour la drogue, nous avons pu remonter jusqu’au dealer. J’attends les résultats du labo pour notre saisie de ce matin. S’ils correspondent aux comprimés que le jeune Howell nous a remis l’autre soir, nous avons Keith Barent Johnson et Juri Edvin en flag pour meurtre avec préméditation sur la personne de Brittany Carson. Je n’ai pas encore compris quel rôle ont tenu les deux filles — Susan Norwood et Fane Atilio — ni ce qui a déterminé le choix des sept autres victimes.

— Le frère de Susan Norwood en fait partie, je crois ?

— C’est exact, mon commandant. Il a été retrouvé avec sa petite amie, Amanda. Lorsque j’ai parlé avec les parents de Xander, sur la scène de crime, ils m’ont dit que leur fille était à la maison avec la femme de ménage. Ils n’avaient pas l’air de se douter que Susan cherchait à fuguer. Theo Howell, le meilleur ami de Xander, est sans doute le dernier à lui avoir parlé avant le meurtre. Il reste encore beaucoup de points d’interrogation, dans ce dossier, malheureusement.

— A propos des Norwood, ils viennent d’arriver ici. Et ils sont assez remontés. Je pense que vous devriez aller leur parler pour les calmer.

— J’irai dans une minute. Je veux que McKenzie assiste à la conversation. Il les sent bien, ces gamins. Ses interventions ont été précieuses.

— C’est un excellent enquêteur, je crois.

— Absolument.

Joan Huston lui adressa un sourire malicieux.

— Dites-moi, lieutenant, c’est exact que vous avez une voyante sur cette enquête ?

Taylor détourna la tête du moniteur.

— Une voyante ? Je ne peux pas vous le dire exactement. Elle s’appelle Ariane. Elle est arrivée ici hier en affirmant avoir vu les deux jeunes qui ont commis les crimes. Je ne sais pas dans quelle mesure je peux la croire. Mais elle prétend en effet être sorcière.

— Mmm… Je devrais peut-être lui demander de lire mon avenir ?

Taylor comprit qu’elle plaisantait et lui rendit son sourire.

— Nous touchons au but. Presque.

— Très bien. Tenez-moi au courant. Vous avez fait du bon travail, lieutenant.

Joan Huston sortit et Taylor monta le son pour se concentrer de nouveau sur l’interrogatoire en cours. Le visage de McKenzie exprimait une nette inquiétude. Elle avait manqué une péripétie : Fane avait recommencé à parler.

Le sang de Taylor se glaça dans ses veines lorsqu’elle entendit les paroles prononcées par la fille.

— Vous ne savez rien. Il va les tuer. Il les tuera tous jusqu’au dernier.