Max avait du nez, en effet.
Les trois remises dans le fond de la propriété de Johnson contenaient un laboratoire sophistiqué. Taylor jeta un rapide regard à l’intérieur, et ressortit aussitôt pour obtenir une modification des termes du mandat. Puis elle appela les experts de la brigade des stups et leur demanda de venir démanteler l’ensemble. Les laboratoires de méthamphétamine étaient réputés dangereux pour les non-spécialistes. Et même redoutables pour les pros, d’ailleurs. Elle examina prudemment chacune des trois dépendances. Dans deux d’entre elles se trouvaient les tubes et les tonneaux qu’elle reconnut, tous inflammables, avec des monceaux de boîtes vides de pseudoéphrédine débordant des poubelles. La dernière remise était équipée comme un labo de chimie. Là, sans doute, Barent transformait la méth en MDMA, autrement dit en ecstasy…
M. Johnson avait déclaré que son fils était chimiste de formation. Son Barry ne devait pas être si faible d’esprit, s’il faisait tourner ainsi sa petite entreprise.
Elle retourna vers la maison. Toute cette agitation avait mis M. Johnson sens dessus dessous et McKenzie faisait de son mieux pour le calmer. Taylor réussit à attirer l’attention de son jeune collègue et lui fit signe. Ils sortirent sous la véranda devant la maison.
— On a trouvé un labo de drogue à l’arrière, murmura-t-elle. Il t’a fourni d’autres informations au sujet de Barent ?
— Soit c’est un vieux tordu et un menteur exceptionnellement doué, soit il ne voit vraiment rien de ce qui se passe sous son nez.
— Il y a sans doute un peu des deux. Marcus a trouvé quelque chose ?
— Oui. Tu devrais monter voir. Je garde M. Johnson ici pour éviter que vous ne l’ayez dans les jambes. Nous allons être en retard pour Ariane.
Deux grandes camionnettes blanches s’immobilisaient devant la porte. Les gars des stups avaient fait vite. Taylor pria pour qu’ils ne fassent pas tout sauter et eux-mêmes avec.
— Lincoln s’occupera d’Ariane en nous attendant. Je suis prête à parier que c’est d’ici que vient la came empoisonnée qui a provoqué les huit décès. La troisième remise ressemble à un laboratoire de chimie. L’ecstasy doit être produit ici.
— Cela nous ferait une jolie rafle, non ?
Ils échangèrent un sourire. Taylor s’interrogea à voix haute.
— Mais pourquoi s’être présenté spontanément à la police, sachant que nous trouverions son labo en cours d’enquête ?
— Honnêtement, je crois que ce Barent ne va pas fort. D’après ce que raconte son père, il a complètement disjoncté depuis qu’il est revenu du Golfe. Apparemment, c’est le seul survivant de l’explosion d’un tank — le véhicule a été heurté par un missile SCUD. L’unité qu’ils protégeaient a été pulvérisée. Il s’en est bien sorti physiquement, mais il était torturé par des idées délirantes. Et depuis, c’est la dégringolade. Le syndrome de la guerre du Golfe se traduit par des tas de symptômes différents. On ne sait pas encore exactement à quoi on doit les attribuer : infections bactériennes, métaux lourds, armes chimiques… La question reste ouverte. Et les manifestations peuvent être physiques ou émotionnelles. S’il était déjà instable au départ, la perte de ses camarades a pu être l’élément déclencheur. L’univers vampire est devenu son monde, et rien ne peut plus l’en sortir. Je suppose qu’il a eu un sursaut de conscience, sachant qu’il a vendu la drogue qui a causé la mort de huit ados. Ou peut-être souhaite-t-il se mettre en avant en revendiquant ouvertement sa participation ? Une fois que j’aurai obtenu son dossier de vétéran et que j’aurais parlé à ses médecins de l’hôpital militaire, nous aurons une idée plus nette.
— Et son lien avec nos autres suspects ?
— C’est ce que nous allons devoir établir. Juri Edvin achetait forcément sa drogue quelque part.
— Et j’imagine que Barent et lui appartiennent à la même mouvance. Les « vampires » ne doivent quand même pas être si nombreux, à Nashville.
— Probablement. Même si on n’imagine pas à quel point ces contre-cultures sont répandues.
— Ça a l’air, oui. Je vais voir où en est Marcus.
Elle entra par la cuisine, traversa le vestibule et grimpa l’escalier en négociant les marches deux par deux. Elle entendit Marcus et se guida au son de sa voix, suivant un long couloir jusqu’à la troisième porte sur la droite. Lorsqu’elle entra, elle se figea net.
La chambre de Barent était entièrement drapée de velours rouge et noir, avec une mosaïque serrée de photos de bouches noires grandes ouvertes, de crocs dégoulinant de sang, de gorges ouvertes sur des hurlements. L’effet était saisissant. Elle avait le sentiment qu’elle allait être mordue, dévorée, attaquée sous tous les angles. Au cœur de ce ciel de cauchemar étoilé d’horreur et de sang trônait un énorme lit à baldaquin, sans doute en cuivre à l’origine, mais repeint en noir. Drap, housse et taies d’oreiller étaient noirs également. Taylor risqua un œil sous le dais et ne fut pas autrement surprise de découvrir de nouvelles bouches béantes.
La pièce sentait le vieux, le rance, avec un fond de sang moisi, de feuilles pourrissantes, le tout perçant sous une odeur douceâtre d’encens.
Marcus était installé à un bureau couvert d’une sorte de jeté de lit en fourrure crasseuse et scrutait intensément l’écran d’un ordinateur.
— Intéressant, comme parti pris de décoration intérieure, commenta-t-elle en frissonnant. Et ça refoule méchamment, dans sa piaule.
— Ne m’en parle pas. Je sens déjà qu’il me faut une douche, alors que je n’ai rien touché, ici, à part les touches du clavier. Ça me met mal à l’aise de travailler dans cette bauge. On devrait embarquer l’ordinateur et se tirer d’ici. Nous avons là un maximum d’infos, entre parenthèses. Apparemment, Barent est un trafiquant de drogue de premier ordre. Il procède à des analyses poussées de ce qui fonctionne et ne fonctionne pas, et tient une comptabilité détaillée de ses acheteurs et revendeurs.
— As-tu trouvé des noms connus sur ces listes ?
— Ouais. Juri Edvin y figure. Et Susan Norwood aussi. Mais sous leurs surnoms de Thorn et d’Ambre.
— Bingo. Voilà qui devrait nous permettre d’arrêter de nouveau Susan, non ?
— A condition de pouvoir prouver que Susan est Ambre et vice versa.
— Facile. Les Edvin ne la connaissent que sous le nom d’Ambre. Ils devraient pouvoir l’identifier sans difficulté. Barent fabrique toute sa dope lui-même, ou il se fournit aussi ailleurs ? Ce serait intéressant de faire intervenir une unité d’investigation spéciale.
— Je ne peux pas te répondre. J’ai juste la liste de ses clients. Est-ce qu’il faut revoir les termes du mandat ?
— Non, c’est bon. J’ai déjà appelé Tim Davis, qui doit venir rassembler le matériel de preuve et mettre les scellés. Je propose qu’on retourne au CJC et qu’on se mette sérieusement à la tâche. Nous sommes à deux doigts de la sortir, cette affaire, Marcus !
Il lui adressa un sourire qui le rajeunit de quelques années. Elle sentit son propre visage s’éclairer en réponse.
Fructueuse matinée, tout compte fait.