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Nashville
22 heures

Avec Dan Franklin à son côté, Taylor faisait face aux caméras ronronnantes. Elle parlait avec un puissant projecteur braqué sur elle et ne voyait pas grand-chose à part des silhouettes aux contours flous — un cauchemar journalistique intégral. Elle avait espéré scruter la foule, repérer son tueur et mettre un terme immédiat à cette sinistre comédie funèbre. Mais c’était raté et bien raté.

Elle leva la main pour demander le silence.

— Je regrette d’avoir à m’adresser à vous en d’aussi sombres circonstances. Ce soir, nous avons été frappés par une tragédie dont nous commençons seulement à mesurer l’ampleur. Nous avons perdu sept de nos enfants. Un huitième se débat entre la vie et la mort à l’hôpital Vanderbilt. Nos meilleurs effectifs se démènent jour et nuit avec deux objectifs : intercepter au plus vite l’auteur de ces crimes, et assurer votre sécurité et celle de vos enfants. Je ne peux pas vous livrer dès à présent l’identité des sept victimes car toutes les familles, à cette heure, n’ont pas encore pu être avisées du décès de leur enfant. Nous faisons l’impossible pour joindre les derniers proches. Dès que ce sera fait, Dan Franklin vous fournira la liste complète. A priori, ce ne serait plus qu’une question d’heures. Mais pour le moment, je peux juste confirmer les chiffres : trois victimes masculines et cinq féminines ont été la cible de cette attaque meurtrière.

Taylor reprit son souffle.

— Nous croyons pouvoir nous engager à remettre très rapidement l’auteur de ces crimes à la justice. Dans cette optique, nous invitons instamment les témoins à se faire connaître. Une ligne infos spéciales a été ouverte au 888-555-9880 où vous pourrez laisser un message, même anonyme. La permanence sera assurée vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Nous vous demandons simplement de bien appeler à ce numéro plutôt que de laisser votre message sur la ligne anonyme d’« Echec au crime », afin que les données restent centralisées.

Elle se cuirassa avant d’ajouter :

— Et maintenant, je suis prête à répondre à vos questions.

Aussitôt, une cacophonie de voix explosa. Elle se concentra sur l’une d’entre elles, qu’elle reconnut, celle de Cindy Carter, de TV Fox.

— Avez-vous déjà une première piste pour l’enquête ?

Un calme relatif tomba sur l’assistance. Taylor éleva la voix.

— Soyez sûrs que nous faisons tout ce qui est en notre pouvoir pour retrouver le coupable, et que nous travaillons sur ces homicides multiples comme s’il s’agissait d’une seule et même enquête. Nous sommes persuadés qu’une seule personne est à l’origine de l’ensemble de ces crimes. Mais, comme vous le savez sûrement déjà, il m’est interdit de divulguer quoi que ce soit concernant les investigations en cours.

Des protestations s’élevèrent, puis, comme d’habitude, la même question revint, sous diverses formulations, qu’elle dut rejeter une à une. C’était toujours le même jeu qui se jouait, avec les mêmes règles immuables. On calmait l’avidité des journalistes en leur jetant un minimum d’informations en pâture, puis ils étaient autorisés à poser des questions, tout en sachant qu’aucune vraie réponse ne leur serait donnée à l’antenne. Après la conférence, chacun de ces mêmes journalistes s’arrangerait pour aller les voir en aparté. Ils s’adresseraient à Dan, ou à elle, ou à tout autre officier qu’ils connaissaient. Et ils obtiendraient leur scoop sous le manteau. La police savait qu’on pouvait compter sur la plupart des reporters de Nashville pour ne pas diffuser à l’antenne des éléments susceptibles de compromettre l’enquête.

— Maintenant, vous allez devoir m’excuser. Je dois me remettre au travail d’urgence. Je laisse la parole à Dan Franklin. Il se mettra en quatre pour répondre à vos questions. Merci pour votre temps et votre patience.

Elle marqua un temps de silence et, le visage grave, fixa les caméras en face.

— Vous avez ma parole. Nous ne connaîtrons pas un instant de repos avant d’avoir élucidé ces crimes odieux.

Comme elle descendait de l’estrade improvisée, elle croisa le regard de Dan, qui la gratifia d’un imperceptible hochement de tête. Il prit sa place, fit face aux reporters et fut aussitôt assailli d’un tir nourri de questions. Réprimant un sourire narquois, elle recula pour sortir du champ des caméras. Lincoln la rejoignit.

— J’ai bien observé la foule. Mais impossible de distinguer les gens du quartier des autres. Et j’ai l’impression que la moitié de la ville s’est déplacée ici pour assister au spectacle. On n’est pas encore au bout de la nuit, c’est moi qui te le dis.

— Sans rire ? Bon, je vais aller faire un tour à cette fête. Je te laisse t’attaquer au visionnage des vidéos ? Tâche de me repérer quelque chose.

— On va essayer.

— O.K. Je disparais d’ici.

Avant de remonter en voiture, elle joignit Marcus sur son portable. Il répondit par un « Salut » morose.

— Salut à toi, Marco. Des nouvelles de Brittany ?

— Elle a glissé dans le coma. Ils l’ont bourrée de Narcan pour combattre l’overdose. Mais ils ne sont pas sûrs du tout de pouvoir la tirer de là. Normalement, l’effet du Narcan est rapide. Mais elle ne s’est pas réveillée, malheureusement.

— Ils ont porté un diagnostic d’overdose, donc. Cela rejoint la théorie de Sam. J’ai demandé aux techniciens et aux assistants du médecin légiste de chercher des traces de drogue sur les scènes de crime.

Comme Marcus ne faisait pas de commentaire, elle enchaîna rapidement.

— Il faudrait que tu viennes me retrouver au 8900, Sneed Terrace. C’est l’adresse d’un certain Theo Howell, qui est le meilleur ami de notre victime n3, Xander Norwood. Une fête devait avoir lieu chez lui pour Halloween. J’ai envoyé McKenzie, il y a déjà un moment, pour qu’il canalise tout ce petit monde. Et apparemment, il a récupéré aussi certains parents. Je vais avoir besoin de ton aide pour prendre les témoignages. J’imagine que la nouvelle a dû circuler et que quelques-uns des gamins ont dû renoncer à la fête. Mais McKenzie a au moins trente personnes rassemblées sous son aile. Les victimes sont toutes décrites comme des ados modèles. En interrogeant les copains, on aura peut-être un autre son de cloche. Sam est retournée à l’institut médico-légal et Lincoln s’occupe de visionner des kilomètres d’enregistrements divers. Donc, ça ne laisse plus que nous deux. Tu te sens de revenir jusqu’ici ?

Il était temps d’éloigner Marcus de Brittany Carson. Il fallait le distraire de sa culpabilité, lui procurer des sujets de préoccupation moins pesants. Entendre le témoignage de trente ados devrait lui changer efficacement les idées.

— Oui, ça va, « je me sens », comme tu dis. Je devrais être là dans un quart d’heure. Je peux essayer de nous rafler deux cappuccinos, ça te dit ? Il y a un Starbucks juste en face.

L’estomac de Taylor gronda, mû par un réflexe purement pavlovien.

— Ce serait divin. A tout de suite, alors.

— Ça marche, Taylor.

— O.K., merci. Et ne te laisse pas abattre, hein ? Je sais que tu as passé un sale moment.

— Ça va aller.

— Tu es le meilleur, Marcus. A tout de suite.