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Le hurlement prit Taylor par surprise, et elle s’écarta du cadavre en sursaut. L’émetteur-récepteur de Paula grésilla à son épaule au moment précis où son portable sonna. L’appel venait de Lincoln.

— Oui ?

— Il faut que tu descendes. Nous avons un sérieux problème.

— Quel problème ?

— On en a trouvé une seconde.

— Une autre victime ?

Paula Simari sortait déjà au pas de course de la chambre de Jerrold King. Taylor referma son téléphone et dévala l’escalier, Baldwin sur les talons. Les cris semblaient venir du côté opposé de la rue, à trois maisons de là.

— Au secours ! S’il vous plaît, aidez-moi !

Dans l’allée menant à une belle demeure en brique, une femme gesticulait follement. Lincoln, debout à côté d’elle, tentait en vain de la calmer. Dehors, dans la rue, on voyait presque comme en plein jour. Tous les éclairages extérieurs avaient été allumés ; les phares entrecroisés des voitures de patrouille cisaillaient la brume, et les faisceaux d’innombrables lampes de poche éclairaient des silhouettes pétrifiées. Lorsque Simari, Baldwin et elle s’élancèrent en courant sur la chaussée, tous les regards se tournèrent dans leur direction. Les talons de ses santiags claquaient sur l’asphalte, plus bruyamment que les semelles en crêpe de Baldwin. Une pensée étrange lui traversa l’esprit : la terreur n’était pas une sensation familière, dans un quartier comme celui-ci.

Parvenue à la hauteur de Lincoln, elle s’immobilisa si brusquement qu’elle se tordit une cheville sur le gravier. Elle reprit son souffle.

— Taylor Jackson, de la division des homicides, madame. Que se passe-t-il ?

— Ma fille. Ma fille est…

La voix de la femme se brisa, libérant un violent sanglot.

— … elle est morte dans sa chambre.

— Montrez-nous.

— Je ne peux pas… Je ne peux pas voir ça.

Implorant Lincoln du regard, Taylor adressa un signe de tête à Baldwin et à Simari. Ils se précipitèrent dans la maison et trouvèrent un intérieur étrangement similaire à celui des King. De nouveau, ils gravirent en courant un escalier double en arc de cercle. De nouveau, ils furent accueillis par des essences de jasmin flottant dans l’air. Taylor sentit sa poitrine se resserrer.

La victime ne fut pas difficile à trouver. Il suffisait de suivre à la trace les serviettes de toilette jonchant le sol : apparemment la mère avait dû monter avec une panière de linge. Le prénom « Ashley » était inscrit en lettres bulles roses sur une plaque. En dessous, un signal indiquait « Domaine d’Ashley. Entrée interdite ! »

La porte était entrouverte. Taylor enjamba le tas de draps de bain et pénétra dans la chambre. L’adolescente gisait sur le dos, les bras étirés au-dessus de la tête. Ses cheveux bruns étaient attachés en queue de cheval et un masque vert avait séché sur sa peau. Un flacon de vernis à ongles ouvert était posé sur sa table de chevet, dégageant une odeur entêtante de solvant. Ashley se faisait un soin de beauté, procédant à une manucure maison : un après-midi typique dans la vie d’une lycéenne. Et la mort était venue interrompre brutalement ces innocents préparatifs.

La jeune fille avait été déshabillée, tout comme la première victime. La peau de ses seins et de son entre-jambe était d’une pâleur presque translucide et contrastait avec le reste de son corps hâlé. Ashley avait dû prendre le soleil où faire des séances d’UV récemment. Même sur le bronzage, les marques rouges au couteau se détachaient avec netteté. On retrouvait, à l’identique, les cinq branches de l’étoile ainsi que le cercle découpé dans la chair.

— Une overdose de quelque chose, apparemment, suggéra Baldwin en désignant les lèvres cyanosées.

— Comme pour Jerrold King. Mais qu’est-ce qui s’est passé dans cette rue cet après-midi, bon sang ?

Un mouvement frénétique attira l’attention de Taylor. Sa vision périphérique capta une agitation, des gestes désordonnés, des faisceaux lumineux qui oscillaient follement dans la semi-obscurité. Les rayons bleus et blancs de plusieurs lampes torches partaient en amont, vers le haut de la rue, s’éloignant du lieu du crime. Elle abandonna le corps pour jeter un coup d’œil par la fenêtre. Des gens couraient dans tous les sens, hurlant, pleurant, appelant à l’aide. Le hurlement aigu d’une sirène transperça l’air épaissi par la brume. Des voitures de patrouille se frayaient lentement un chemin à travers la foule affolée, remontant Estes Road pour poursuivre en direction d’Abbott Martin Drive. L’un des véhicules disparut de l’autre côté de la colline.

Lorsque son téléphone sonna, Taylor hésita à répondre. Fuir ce chaos apparaissait comme une solution tentante. Même si, pour être tout à fait honnête, elle sentait le frisson d’excitation qui accompagnait toute montée d’adrénaline. Une nouvelle affaire défiant la raison et la logique. Elle ouvrit son portable.

— Lincoln ? Qu’est-ce qui se passe ? C’est quoi, ce bordel dans la rue ?

— J’ai besoin de toi immédiatement ! lui hurla Lincoln aux oreilles.

— Bon, j’arrive.

Elle s’élança en faisant signe à Baldwin.

— On redescend.

— C’est quoi, cette agitation infernale ?

— Je ne sais pas, mais il y a urgence, apparemment.

Ils dévalèrent l’escalier et ressortirent au pas de course. Pendant les cinq brèves minutes qu’ils avaient passées auprès de la dépouille d’Ashley, la rue avait tourné à l’apocalypse. Un peu comme après l’explosion d’une bombe. Même si l’on ne voyait ni membres arrachés ni cadavres de voitures fumants, c’était la même frénésie horrifiée d’hommes et de femmes courant confusément en tous sens. Bien des années plus tôt, Taylor avait vu un survivant hagard émerger d’un immeuble ravagé par les flammes — le regard absent, les vêtements en feu —, déterminé à traverser la rue, tournant le dos aux secours. En état de choc.

En cet instant, elle pouvait s’identifier à lui aisément.

Les gens surgissaient d’un peu partout dans la rue, et les voisins se mêlaient aux policiers et aux ambulanciers pour former un tourbillon humain inextricable. Taylor ne vit pas Lincoln tout de suite mais repéra Marcus Wade et lui fit signe.

— Que s’est-il passé ? Nous étions là-haut dans la chambre de la seconde victime. Et tout à coup, c’est l’hystérie générale.

— Il y en a eu d’autres encore, Taylor. Trois déjà m’ont été signalés. Et les appels continuent de tomber au 911.

Taylor secoua la tête.

— Trois autres quoi ? Encore des victimes ?

Marcus repoussa les cheveux qui lui tombaient sur les yeux. Une nouvelle voiture de patrouille passa et, dans la lumière des phares, Taylor vit son front baigné de sueur.

— Oui. Que des adolescents. Et tous dans ce même quartier.

Lincoln apparut dans leur champ de vision mais passa sans s’arrêter, courant jusqu’à une maison proche où il s’engouffra. La plainte des sirènes était tellement assourdissante que Taylor crut que ses tympans allaient exploser.

De nouveau, son téléphone sonna. Le PC de la police. Elle prit une profonde inspiration, se calma, puis accepta l’appel. Elle reconnut la voix de son nouveau supérieur, Joan Huston.

— Que se passe-t-il à Green Hills, Jackson ? Je viens d’apprendre par le centre d’appel de la police qu’ils étaient submergés par les urgences venant toutes du même secteur.

— Exact, mon commandant. Nous avons affaire à des victimes multiples, avec des scènes de crime différentes. Je n’ai pas encore le total définitif à ce stade, mais nous en comptons au minimum cinq. Il nous faut une intervention massive sur Estes Road. Envoyez toutes les forces disponibles. J’aurai besoin de Dan Franklin et de tous les légistes dont vous pourrez disposer. Il faut d’urgence que je prenne des dispositions, ici, pour calmer un peu le jeu. Je vous rappellerai dès que j’aurai plus d’informations.

— Y a-t-il des signes de menace biologique ? Je peux déclencher le plan d’urgence et mettre en alerte l’équipe d’intervention spécialisée dans la lutte contre les substances dangereuses.

— Je ne crois pas que ce soit nécessaire. A première vue, il s’agit d’une série d’homicides, mais il faudra un moment pour voir les victimes au cas par cas et se faire une idée plus claire de ce qui se passe. Nous ne savons même pas encore exactement combien nous avons de scènes de crime à couvrir.

Autour d’elle, dans la rue, la foule qui s’amassait ne cessait d’enfler, de déborder, de monter en affolement.

— Apparemment, les parents trouvent leur enfant mort au retour du travail. Je ne peux pas vous en dire beaucoup plus pour l’instant.

Rien ne servait de mentionner les pentacles avant d’avoir une vue plus claire de la situation. Si les médias s’emparaient de l’info, la rumeur ferait des ravages : « Une secte sataniste frappe à Green Hills ». La dernière chose dont elle avait besoin, en ce moment.

Elle effaça un instant le chaos ambiant de ses pensées et enchaîna calmement au téléphone :

— La personne qui a commis ces crimes voulait attirer l’attention. Et elle a pleinement réussi. Nous avons déjà barré une partie d’Estes Road. Je vais pousser les barrages jusqu’aux rues Hobbs et Woodmont, étendre le périmètre pour englober toutes les habitations concernées. Il faut agir vite. Les journalistes vont faire leurs choux gras de l’événement.

Elle entendit un claquement de doigts à l’arrière-plan — apparemment, Huston cherchait à attirer l’attention d’un imprudent qui avait la tête ailleurs.

— Merci, lieutenant. Faites ce que vous avez à faire.

Taylor referma son téléphone d’un claquement sec. Baldwin lui posa la main sur l’épaule. Son équipe avait déjà commencé à prendre la situation en main. Les gens avaient été répartis en petits groupes plus ou moins contrôlables, des voitures de patrouille bloquaient l’entrée de la rue. Et de nouvelles sirènes se rapprochaient. L’intervention des forces de l’ordre avait été quasi immédiate.

Tournant la tête vers Baldwin, elle croisa son regard sombre.

— Des satanistes s’attaquant à des adolescents. C’est effectivement une histoire de type légende urbaine, murmura-t-elle. Ça n’arrive pas dans la réalité ! Pas ici, à Nashville !

— Je suis d’accord avec toi, ça paraît difficile à croire. Mais c’est Halloween.

— C’est-à-dire ?

— Quel meilleur moment pour essayer de terroriser les gens avec des images de mort et des symboles occultes ?

Taylor secoua la tête.

— Le tueur a un message à faire passer, de toute évidence. Il s’agit d’un plan d’attaque bien coordonné. Commettre un homicide multiple exige un projet organisé, une préméditation. Allons voir d’un peu plus près quels éléments nous pouvons tirer de l’observation des victimes.