Virginie du Nord, 15 juin 2004
Charlotte arpentait les bureaux de la section des homicides de la police de Fairfax. L’attente commençait à lui porter sur les nerfs. Avec une enquête pareille sur les bras, elle avait des tâches plus urgentes que de faire le pied de grue au poste de police du coin.
Baldwin, lui, gardait son calme, le nez plongé dans son dossier. Elle tenta de le distraire en le caressant du bout du pied, mais il la bloqua net en toussotant ostensiblement. Captant enfin son regard vert, elle y lut un mélange de désir et d’exaspération. Le temps d’un clin d’œil sensuel, et elle recommença à marcher de long en large.
Presque une heure, déjà, qu’ils attendaient Max Goldman, le commandant de la brigade. Il finit par arriver au petit trot, en soufflant comme un bœuf. Il releva ses cheveux noirs clairsemés, dégageant un front proéminent. Baldwin bondit sur ses pieds et lui serra la main. Une fois qu’il eut salué Baldwin, Goldman se tourna vers elle, lui attrapant le bout des doigts, avec cette espèce de mollesse presque efféminée dont certains hommes faisaient preuve parfois. Une façon de procéder qui remontait peut-être à l’époque où le baisemain se pratiquait encore. Mais on était en 2004, merde. Comme si la féminité était une maladie contagieuse et qu’une vraie poignée de main risquait de le contaminer. Cela dit, elle n’était pas vraiment vexée qu’il lui ait serré la main en second. En passant le premier, Baldwin avait hérité du plus gros de la sueur qui humectait la paume de Goldman.
— Désolé pour le retard. J’ai été retenu au tribunal. Qu’est-ce que je peux faire pour vous ? Vous avez du nouveau pour moi au sujet de ce connard de Métronome ? Il nous emmerde depuis plus d’un mois et on n’a rien de chez rien à son sujet. Quel putois, ce type ! Je ne supporte pas de travailler sur ces enfoirés qui s’en prennent aux gamins.
Tout en parlant, Goldman les fit entrer dans son bureau.
Charlotte avait l’habitude de noter ses congénères sur une échelle de un à dix. A dix, elle était prête à baiser avec eux sur-le-champ. Les notés « un », à l’autre bout de l’échelle, elle n’aurait même pas accepté de les toucher avec des gants. Goldman entrait dans la seconde catégorie. Il avait des dents jaunes de cheval qui se bousculaient dans sa mâchoire comme si elles préparaient une évasion. Et il avait mangé des oignons crus à midi. Elle le sentait à plus de trois mètres. C’était d’ailleurs la distance qu’elle avait adoptée en se perchant sur une table placée près de la porte ouverte. Baldwin, lui, le pauvre, était assis juste en face et se prenait l’haleine chargée de plein fouet.
— J’espère que vous avez quelque chose pour moi, parce que je n’en peux plus, les gars. Je ramasse, je morfle, je m’en prends plein la gueule. Pétard de bois, je suis harcelé par tout ce qui porte micro, à cent mètres à la ronde.
Le vocabulaire coloré était à la hauteur de l’haleine. Baldwin hocha la tête.
— Nous avons des éléments pour votre équipe, oui. Nous avons affiné le profil et nous pensons avoir un suspect pour vous.
— Ça, c’est une sacrée bonne nouvelle !
Il regarda sa montre.
— Bon, on va lui coller les menottes, à cet empaffé ? Si on ne traîne pas, on peut y arriver pour les infos de 17 heures. Et la petite Kaylie sera chez elle ce soir.
— Commençons par voir les détails, d’accord ? Charlotte ?
Elle tourna la tête vers Goldman.
— Son nom est Harold Arlen et c’est un délinquant sexuel confirmé qui vit dans le secteur de Great Falls. Nous pensons qu’il conviendrait de le tenir à l’œil.
Goldman parut impressionné.
— C’était quoi, alors, ce grand speech que vous m’avez fait, comme quoi vous n’étiez pas là pour identifier des suspects, seulement pour nous aider à définir le type de criminel à rechercher ? Vous pratiquez le vaudou, maintenant ? Ou vous lisez dans le marc de café ?
Baldwin rit brièvement, puis reprit son sérieux.
— Pas exactement, non. Nous avons repris le profil et cet Arlen présente la plupart des caractéristiques que nous avions définies. Nous pensons que notre criminel est un agresseur sexuel âgé d’environ trente-cinq ans qui a besoin de l’intimité de son propre domicile pour mettre en acte ses fantasmes. Comme nous vous l’indiquions précédemment, il possède sans doute une collection fournie de films et d’images pédo-pornographiques. Notre homme est fasciné par les enfants, avec une préférence exclusive pour les petites filles. Il a probablement été abusé sexuellement avant l’âge de dix ans. Sans doute par une baby-sitter ou une femme de sa famille. Il est autoritaire, manipulateur et fourbe. Il n’a pas d’amis véritables. Quelque chose en lui fait que les enfants n’en ont pas peur, ce qui signifie qu’il n’a pas de difformités physiques visibles. Mais il est impuissant et ne peut avoir des relations sexuelles satisfaisantes, que ce soit avec des adultes ou des enfants. Malgré tous ces aspects, il s’agit d’un homme charmant et parfaitement intégré. Son véhicule est passe-partout, sans doute une berline d’importation. Une Honda, une Nissan, une Lexus — une voiture qui ne fascine pas mais qui ne choque pas non plus. Et qui correspond au train de vie dans le quartier où il réside. Le revenu moyen dans le secteur est d’environ cent soixante-dix mille dollars, donc il ne roule pas dans un tacot. Nous savons aussi qu’il s’agit d’un blanc.
— Ouais, ben on ne va pas loin, avec ça… La moitié de la population du club de golf du coin correspond à votre description. Même chose pour les trois quarts des gars qui traînent au pub de Great Falls.
Charlotte se laissa glisser de son perchoir. Elle avait eu sa dose de préliminaires. Il était temps d’y aller franco.
— Ecoutez, commandant : Arlen travaille chez Sears, au rayon photo. Un emploi qui le met forcément en contact avec des enfants. Qu’on ait pu lui confier ce poste me dépasse, entre parenthèses. L’homme que nous recherchons est vraisemblablement passé par des épisodes de violence à l’adolescence avant de parvenir à une maîtrise apparente de lui-même. Je vous conseille donc de remonter le plus loin possible dans l’histoire d’Arlen pour voir ce qui apparaît dans son casier judiciaire. Nous poursuivons nos investigations de notre côté.
Le regard de Goldman tomba sur ses jambes. Il se rinça l’œil un instant avant de se tourner vers Baldwin.
— Je peux vous poser une question ? Comment avez-vous affiné vos recherches jusqu’à aboutir à ce type ?
— Le Salvacyl — la castration chimique. Poignarder, dans son cas, est un ersatz de pénétration sexuelle. Arlen fait partie de la dizaine de personnes dans le secteur qui sont fichées ici et qui correspondent au profil. J’ai demandé à mes gars de chercher un élément déclenchant, un point de rupture qui a pu amener notre suspect à tuer. Et pour être tout à fait honnête, quand je lui ai parlé, j’en avais les poils qui se dressaient sur les bras.
— Une réaction épidermique, ouais. C’est un indice qui en vaut un autre. Y a pas à tortiller, l’instinct joue, dans notre boulot.
— Il joue, oui. Et il ne s’apprend pas. Je conseille à ceux qui travaillent pour moi de se fier au leur et je suis mes propres conseils. Arlen est mêlé à cette histoire.
— Bon, si vous le dites. Je briefe mes gars et on va jeter un œil sur ce type.
Baldwin se leva. Debout à son côté, Charlotte l’écoutait parler, se laissant bercer par le son de sa voix. Elle aimait la puissance qui émanait de lui. Son odeur aussi lui plaisait, chaude, vivante, mêlée d’une pointe de savon, un soupçon de shampoing et juste une trace de sueur. Il n’utilisait pas d’eau de toilette et c’était tant mieux. Un homme devait avoir une odeur d’homme. Rien à faire des « fragrances » boisées ou épicées ou marines. Ses pensées glissèrent vers leurs derniers ébats.
Voyant que Goldman et Baldwin se serraient la main, Charlotte revint à la réalité en sursaut. Elle venait de manquer un épisode. Il était temps qu’elle se reprenne en main. Elle perdait la notion du temps et de l’espace, quand elle était avec Baldwin.
— O.K., commandant, merci de nous avoir accordé votre temps. Nous retournons à Quantico. J’ai mis deux experts de mon équipe sur Arlen. Ils recherchent les traces sur papier ou autres qu’il a pu laisser dans la vie courante. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, poussez un cri.
— Je vous tiens au courant, promit Goldman. Il y a juste un petit souci : si nous voulons perquisitionner, il nous faut des preuves concrètes. Les juges sont assez sourcilleux, par ici.
— Rappelez-leur qu’il y a une vie d’enfant dans la balance. Voyez s’ils ont envie d’avoir la mort de la petite Kaylie sur la conscience.
— Mouais… Faut voir, oui.
Baldwin semblait prêt à en rester là avec Goldman mais Charlotte était inquiète.
— Monsieur Goldman, il nous faut ce mandat de perquisition si nous voulons des éléments de preuve, justement.
— Eh bien, allez-y, fillette. Trouvez-moi quelque chose qui convaincra les juges de m’autoriser à entrer chez ce putain de pédophile.
— Ce n’est pas fillette, c’est « agent », monsieur.
— Oui, bien sûr. Désolé.
Il eut un petit sourire qui disait clairement qu’il n’était pas désolé du tout. Sa vie entière, Charlotte était toujours passée au second plan par rapport aux hommes de son entourage. Et elle en avait plus qu’assez d’avoir encore à faire ses preuves.
Goldman les raccompagna jusqu’à la porte et elle attendit d’être sur le parking avant de se faire entendre. Se plaindre à Baldwin du comportement de Goldman n’apporterait pas grand-chose. Elle choisit de s’affirmer plus subtilement.
— C’est juste une impression ou notre commandant était un peu pressé de passer les menottes au premier suspect venu ?
Baldwin la regarda bizarrement.
— Tu préférerais qu’il prenne tout son temps ? Je te rappelle qu’une petite fille a disparu et que cinq autres sont déjà mortes.
— Il n’empêche qu’il nous faut d’autres informations avant d’arrêter ce type. Goldman a raison : nous n’avons rien de concret à mettre sous la dent d’un juge. Nous nous fondons sur une simple intuition. Ton intuition.
— Charlotte, tu as ma bénédiction pour aller recueillir une pièce à conviction quelconque dans l’heure qui vient.
Il lui ouvrit sa portière et elle le caressa en s’installant. Dès qu’il fut assis au volant, elle se pencha sur lui pour lui masser doucement l’entrejambe.
— Et si on se faisait une petite pause crapuleuse en route avant de retourner bosser ?
— Ce n’est pas le moment, Charlotte. Ça peut attendre un peu, non ?
Baldwin ajusta ses lunettes de soleil et quitta le parking sur les chapeaux de roue. Charlotte commençait à en avoir assez de ces refus à répétition. Elle n’était pas habituée, en plus. La plupart des hommes avec qui elle couchait en redemandaient. Cela dit, elle savait ce qu’il fallait faire pour qu’il change d’avis. Dès qu’ils furent sur l’autoroute, en direction du sud, elle se pencha de nouveau. Mais cette fois, elle le déboutonna. Il émit un grognement.
— Tu ne vas quand même pas…
— Oh que si, je vais…
L’ombre d’un rire se fit entendre au-dessus d’elle.
— Ça va se terminer par une arrestation, commenta-t-il un peu plus tard.
— Débrouille-toi seulement pour ne pas nous mettre dans le décor. Je n’ai pas mis ma ceinture.