Taylor était parfaitement réveillée lorsqu’elle arriva chez Betsy Garrison. Betsy vivait dans un quartier de l’est de Nashville, jadis repaire de trafiquants de drogue et de putains défoncées au crack. Mais le voisinage s’améliorait, comme disaient les habitants du quartier. De nouveaux restaurants branchés avaient ouvert leurs portes, abrités dans de vieilles demeures qui avaient retrouvé leur ancienne splendeur. Les jeunes cadres exerçaient leur suprématie dans les parages. On voyait dans chaque allée briller les carrosseries des BMW et des 4x4 Lexus, achetés avec de l’argent honnêtement gagné et non par des moyens illégaux. Les arbres s’élevaient vers les cieux avec nonchalance — même les oiseaux et les écureuils semblaient désormais prospérer.
Cependant la rue où vivait Betsy paraissait endeuillée en ce jour pluvieux. Quand Taylor la remonta dans son 4x4 Nissan Xterra noir, elle n’aperçut qu’une seule voiture garée stratégiquement, un vieux pick-up Ford F-150 tout cabossé. Elle soupira. Pas de véhicules de police bicolores. On pouvait dire que les flics agissaient dans la plus grande discrétion pour protéger l’une des leurs. Il n’y avait pas de ruban jaune pour délimiter les lieux. Pas de camionnettes de journalistes. Le secret avait été bien gardé. Aucune fuite vers les médias. Tous les appels concernant l’événement avaient été effectués sur des téléphones privés. On n’avait même pas fait venir d’ambulance dans ces rues étroites. Betsy avait été emmenée par la porte de derrière et embarquée dans le véhicule privé d’un de ses collègues de la brigade des agressions sexuelles pour être transportée à l’hôpital.
Taylor secoua la tête en voyant le pick-up miteux. Fitz avait vraiment besoin de s’acheter une nouvelle bagnole. Mais il refusait obstinément, jurant de rester fidèle à ce tas de ferraille jusqu’à la fin. A en juger par les apparences, cette fin était proche. Taylor se gara juste derrière, collant au plus près du trottoir pour éviter la boue du caniveau, et ouvrit son parapluie. Elle parcourut rapidement l’allée, contourna la maison et parvint à la porte de derrière. Fitz l’attendait là, son éternel mégot collé à la lèvre. Il était allumé et, même si Taylor en éprouva de l’agacement, car Fitz avait essayé maintes fois d’arrêter de fumer, elle fouilla immédiatement dans sa poche pour en extirper son propre paquet. Elle s’arrêta à côté de lui, alluma une cigarette et avala la fumée. Un léger chatouillement dans la gorge lui rappela que les médecins seraient furieux d’apprendre qu’elle fumait. Mais elle repoussa cette idée au loin d’un geste de la main. Fitz lut dans ses pensées et sourit.
— T’es encore en train de justifier mentalement ton accoutumance à l’herbe du diable ?
Taylor lui adressa un sourire bienveillant. Fitz la connaissait trop bien. Ils travaillaient ensemble depuis des années et, bien qu’elle ait presque vingt ans de moins — et que ce soit une femme, par-dessus le marché —, il n’avait jamais trouvé problématique qu’elle soit sa supérieure. Tout au contraire, il avait appuyé sa promotion au grade de lieutenant l’année précédente, alors que nombre de ses collègues s’en étaient bien gardés. D’ailleurs, il était l’un des rares flics de base qui n’étaient pas hostiles au nouveau patron de la police. Car enfin, c’était Fitz : toujours disponible, proche de la retraite et ne se souciant pas de politique. En outre, le nouveau patron avait procédé à une restructuration des services qui avait permis à Fitz d’obtenir une promotion ainsi qu’une augmentation de ses appointements — ce qui n’était pas pour lui attirer la rancœur de Fitz. Le montant de sa retraite n’en serait que plus élevé, comme il aimait à le répéter. A présent, la brigade des homicides était organisée de telle façon que Fitz, devenu sergent de police, dirigeait une équipe de six inspecteurs, tandis que Taylor n’avait à répondre qu’à Mitchell Price. Le nouvel encadrement des services de police était pléthorique, mais les membres de la brigade des homicides avaient échappé à un contrôle hiérarchique trop lourd — leur marge de manœuvre s’était même accrue. Le capitaine Price dirigeait la division des affaires criminelles, et les lieutenants de chaque brigade étaient sous ses seuls ordres. Cela lui donnait davantage d’autorité, mais moins de contrôle sur ses troupes, et sa gestion de la division reposait donc largement sur ses lieutenants. Lui-même n’avait à répondre qu’au grand patron, et les problèmes politiques inhérents à sa position étaient compensés par le fait qu’ils étaient épargnés à ses subordonnés.
Taylor tirait sur sa cigarette en palpant sa cicatrice à la gorge, s’efforçant de chasser l’image du regard désapprobateur de son médecin. Elle étreignit brièvement Fitz en guise de salut, écrasa la cigarette à demi consumée sous la semelle de ses santiags et glissa le mégot dans sa poche. Il ne s’agissait pas de laisser traîner un élément étranger sur les lieux d’un viol.
— Bon, dis-moi où on en est. Tu as trouvé des infos sur Shauna Davidson ?
— Ouais. Ce n’était pas une petite vendeuse, comme je le croyais. Elle ne travaillait pas. Elle suivait des cours d’été, un séminaire. Rien d’autre. La bourgeoisie oisive…
Il prononça ces dernières paroles en souriant ironiquement. Elle le fusilla du regard et il éclata de rire.
— Elle sortait avec des amies après les cours, reprit-il. On n’a pas encore pu recueillir beaucoup de détails. Mais ça viendra, ne t’en fais pas.
— Très bien. Il faudra qu’on transmette toutes ces infos à l’agent spécial Baldwin qui va diriger cette enquête.
— Taylor, à propos de Baldwin…
— Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a, à propos de Baldwin ?
Il la dévisagea, et elle se rendit compte qu’il connaissait la nature exacte de ses relations avec Baldwin. Fitz avait toujours su la percer à jour.
Elle rougit.
— Euh… Ne nous occupons pas de ça, pour l’instant. Concentrons-nous sur ce qui nous amène ici. Ensuite, on passera en revue les infos que tu as obtenues sur Shauna Davidson. Mais d’abord, une question : comment va Betsy ?
Fitz tira une dernière fois sur sa cigarette, inspira profondément et l’éteignit. Il sortit un paquet de chewing-gums de sa poche et en offrit un poliment à Taylor. Elle en prit un et le regarda, dans l’expectative. Il prit son temps en retirant le papier d’argent, comme pour rassembler ses pensées avant de se lancer. Elle se demanda s’il hésitait à passer outre la répugnance qu’elle venait d’exprimer à discuter de ses relations personnelles avec Baldwin. Mais il reprit sa contenance professionnelle.
— Je ne connais pas tous les détails de l’histoire, mais j’ai reçu un appel juste avant ton arrivée. Elle va s’en sortir, mais on a dû l’emmener au bloc opératoire pour nettoyer quelque chose, une poche de sang dans la cavité oculaire. Il lui a cassé une pommette, ce salaud. Il l’a tabassée sauvagement.
— Ça ne correspond pas à son mode opératoire habituel.
— Ben non. Normalement, il les attache et les viole, et puis il se barre. Mais là, c’était personnel. Il l’a attachée, il l’a violée et puis il l’a passée à tabac. Elle a réussi à libérer un de ses bras après une heure d’efforts et a appelé son collègue de la brigade des agressions sexuelles, Brian Post. Il est venu la chercher et l’a emmenée à l’hôpital. Ce n’est qu’une fois là-bas qu’ils ont appelé Price. Ils ne voulaient pas que ça s’ébruite. Faut surtout pas que la presse s’empare de cette histoire. « Le Violeur de la Pluie agresse la policière qui le traque », tu te rends compte… Les journalistes s’en donneraient à cœur joie.
— Elle a fait preuve de courage, de sang-froid…
— Ça, tu peux le dire. J’ai causé avec Post, il m’a dit qu’elle était parfaitement calme, presque sereine. La seule chose qui a eu l’air de la chagriner, c’est quand elle a appris qu’elle devrait passer sur le billard pour qu’on lui rafistole son, comment on dit…
— Son globe occipital ? devina Taylor.
— Ouais, c’est ça. Ça n’avait pas l’air de lui plaire d’être en arrêt de travail et de ne pas pouvoir participer à l’enquête. Elle vient de se faire casser la gueule et elle veut s’y remettre tout de suite. Elle a du cran, cette petite.
Taylor approuva cette opinion. Elle était loin d’être sûre qu’elle aurait réagi elle-même avec une telle fermeté, dans une situation similaire. Elle savait qu’il en était allé tout autrement lorsqu’elle s’était retrouvée à l’hôpital après avoir reçu un coup de couteau.
— Alors, qu’est-ce qu’ils veulent qu’on fasse ?
— Ils veulent qu’on passe la maison au peigne fin. Ils ne veulent même pas faire appel à la police scientifique. C’est dire combien ils veulent que ça reste secret… Jusqu’à présent, il n’y a que Price, le grand patron, toi et moi à être au courant. Ils aimeraient que personne d’autre ne l’apprenne.
— Tu as de quoi prélever des empreintes ? Un appareil photo ?
Il désigna, à ses pieds, une valise qui ressemblait à un coffret de pêche.
— Je me suis arrêté à la brigade pour prendre ça en chemin.
— Bien vu. Tu crois que le Violeur de la Pluie sera furieux de ne pas voir l’histoire dans la presse ?
— Je crois que Betsy voudra s’occuper elle-même de cet aspect des choses, plus tard.
— D’accord, ça me va. Mais il faut quand même recueillir sa déposition.
— Post s’en est chargé. Quand on en aura fini ici, on passera à l’Hôpital Baptiste pour qu’il nous la remette. Si Betsy est sortie de la salle d’opération, on pourra aussi lui parler.
Taylor observa la porte noire, la serrure forcée. Ils avaient un boulot à faire — autant s’y mettre tout de suite.
— Allons-y.
Ils enfilèrent des gants en latex, glissèrent leurs bottes dans des chaussons propres et se mirent à l’ouvrage. Taylor commença par la serrure forcée, l’aspergeant de poudre à relever les empreintes digitales. Grâce à la marquise qui surmontait la porte, la poignée était restée sèche. Elle put ainsi relever une belle empreinte sur le montant. Elle prit plusieurs photos de la porte avant qu’ils ne pénètrent dans la maison.
On aurait dit qu’un ouragan avait dévasté l’endroit. La table de la cuisine était renversée, et la plaque de verre qui la recouvrait était fracassée. Il y avait du sang sur certains éclats et une piste sanglante menait hors de la cuisine. Taylor la suivit, prit des photos du salon. Un coin du canapé était trempé de sang et une lampe gisait à terre, mais le reste de la pièce n’était pas trop en désordre. Taylor aperçut une corde sur le sol, au pied du canapé.
— Voyons comment ça s’est passé. Il entre par la porte de derrière, la surprend dans la cuisine. Il y a vraiment beaucoup de sang. Il lui a cassé le nez aussi ?
Fitz hocha la tête.
— Ouais, il lui a collé son poing dans la gueule d’emblée, avant qu’elle ait le temps de se défendre.
— D’accord. Bon, donc, il la tape dans la cuisine, la traîne dans le salon et la viole sur le canapé. A quel moment est-ce qu’il la ligote ?
— D’après ce que Post m’a dit au téléphone, il l’a assommée dans la cuisine et elle s’est réveillée sur le canapé, ficelée comme un saucisson. Quand il a eu fini de la violer, il lui a ligoté les jambes.
— On dirait qu’il a fixé la corde au dossier du canapé.
Taylor arpentait la pièce en prenant des photos.
— Tu vois l’endroit où la traînée de sang s’arrête ? Ça doit être là qu’elle s’est détachée. Bon, finissons-en avec cette pièce.
Et ils se remirent au travail, relevant des empreintes, prélevant les maigres indices que le violeur avait laissés derrière lui. Ils ensachèrent la corde — il apportait toujours sa propre corde, de la corde en Nylon qu’on pouvait acheter dans n’importe quel magasin de bricolage, presque impossible à tracer. Il n’y avait pas d’autres indices matériels. Ils avaient l’empreinte sur la porte, mais cela aussi faisait partie du mode opératoire de ce violeur. Ils remirent de l’ordre dans la maison au fur et à mesure qu’ils avançaient dans leur besogne. Ils travaillèrent vite, mais n’omirent aucun détail. Quand ils eurent fini, ils échangèrent un regard. Pauvre Betsy. Elle avait beau prendre la chose avec beaucoup de courage, elle avait connu un véritable enfer.
Son violeur présumé, surnommé le « Violeur de la Pluie » terrorisait les femmes de Nashville depuis cinq ans. Il devait son surnom au fait qu’il ne frappait que lorsqu’il pleuvait. Il avait déjà agressé sept femmes — Betsy était sa huitième victime — après avoir pénétré chez elles en forçant la porte de derrière. Il les attachait et les violait. Des agressions simples et brutales. Il ne parlait jamais, portait un masque de ski de verre fumé et utilisait toujours un préservatif. Ses victimes avaient déclaré qu’il paraissait presque se désintéresser de ce qu’il leur faisait subir. Il les ligotait, enfilait un préservatif, les pénétrait de force et repartait par la porte de derrière. Voilà tout, rien de plus. Il n’avait jusqu’alors jamais frappé une de ses proies. Il se contentait de les menacer en plaquant un couteau contre leur gorge ou un pistolet contre leurs côtes. Son mode opératoire était unique mais relativement inoffensif, et certains experts le qualifiaient de « gentleman-violeur ». Jusqu’alors, aucune de ses victimes n’avait subi d’autre dommage physique que le viol.
Taylor et Fitz se dirigèrent vers la cour arrière où ils fumèrent en silence pendant quelques minutes, jusqu’à ce que Taylor éprouve le besoin d’évoquer ce qui leur trottait dans la tête à tous deux.
— Tu crois que c’est un imitateur ?
— Je crois qu’il ne faut pas écarter cette possibilité, vu ce nouveau mode opératoire. On sera bientôt fixés. Si l’empreinte qu’on a relevée sur la porte de derrière est bien la sienne, les collègues pourront vérifier qu’elle est identique à celles qu’il a laissées lors de ses précédents viols. Quel cinglé ! Laisser la corde et une empreinte. Et pourtant, on n’a jamais réussi à identifier l’empreinte. Il n’a sans doute jamais eu affaire à la police. Mais comment un bon citoyen au casier vierge peut-il se transformer en violeur ?
— Fitz, si je connaissais la réponse à cette question, je serais en train de colporter la nouvelle à la télé et je me ferais une fortune. Allons à l’hôpital pour voir si Betsy est sortie du bloc opératoire.