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Noelle Pazia arrêta de pédaler, posa un pied sur le gravier et toussa pendant ce qui lui parut une éternité. Cela faisait une semaine qu’elle toussait comme ça, et les médecins du dispensaire universitaire, constatant que le problème dépassait leurs faibles ressources, avaient fini par lui prescrire un examen radiologique des poumons. Elle était asthmatique et avait recours à un inhalateur en cas de crise. Mais la Ventoline était sans effet sur cette mauvaise toux. Elle avait donc enfourché son vélo pour se rendre à l’Hôpital communautaire d’Asheville, avait patienté deux heures dans une salle d’attente et avait subi ses examens avant de revenir vers le campus. Avec sa bronchite aiguë ou sa pneumonie — quelle que soit la nature exacte de la maladie qui lui faisait souffrir mille morts —, le vélo n’était pas vraiment conseillé. Elle crut entendre son père, avec son fort accent italien, qui la morigénait : « Noelle, tou sais bien que tou ne dévrais pas faire dou vélo, avec toutes ces côtes, quand tou né té sens pas bien, cara. » Elle le savait bien, mais elle n’avait pas de voiture et elle n’avait pas voulu demander à l’une de ses amies motorisées de l’emmener.

En toussant et en tentant de reprendre son souffle, elle souhaita être de retour à Washington, elle aurait voulu être assise à l’arrière du restaurant de ses parents en train d’observer son père, Giovanni, mettre la dernière main à un plat de pasta e faglioli, une soupe traditionnelle de pâtes et de haricots dont Noelle se délectait lorsqu’elle était malade. Quand elle était petite, son père, au premier coup d’œil à son visage pâle, filait dans la cuisine. Pas de médecins, pas de médicaments : un grand bol de zuppa pour la remettre d’aplomb. Le remède était presque toujours efficace. La seule fois où cela n’avait pas été le cas, c’était après qu’elle eut contracté la varicelle auprès d’un petit garçon du voisinage qui jouait avec elle dans son jardinet. Là, la soupe n’avait servi à rien.

Mais elle était loin de chez elle. Elle était sur une route de Caroline du Nord, malade comme un chien, et il n’y avait pas un bol de soupe en vue. Il fallait qu’elle rentre à la fac pour rejoindre son groupe d’étude à la bibliothèque. Même malade comme elle l’était, elle se sentait obligée de suivre les cours et n’aurait pour rien au monde raté ce séminaire. Ses condisciples avaient déjà presque tous la « crève », elle ne risquait donc pas de la transmettre. Elle avait un emploi du temps des plus chargés à présent qu’elle travaillait en contrôle continu — et si cela signifiait qu’elle devait renoncer à quelques heures de sommeil, elle y était prête. Elle écarta sa frange humide pour y voir plus clair, remonta sur la selle et se remit à pédaler.

Le souvenir de la soupe de son père en amena d’autres. Elle se remémora le compromis qu’elle avait fait avec son père. Giovanni était un homme austère qui travaillait dur. Il avait émigré avec sa famille en Amérique. Il avait laissé derrière lui sa ville natale de Sestriere afin que ses six enfants puissent fréquenter des universités américaines. Noelle était la benjamine, la dernière à entrer à la fac. Elle aurait voulu aller dans le Colorado pour y étudier la climatologie et se livrer aux joies du ski et du VTT dans les hautes montagnes du pays. Mais Giovanni avait trouvé que le Colorado était trop loin. Ils s’étaient donc mis d’accord sur le département des Sciences atmosphériques de l’université de Caroline du Nord, à Asheville. Elle pouvait ainsi profiter de la montagne et Giovanni était plus tranquille de la savoir à quelques heures de route de Washington, et non pas à trois jours.

Pour Noelle, calme et sérieuse, Asheville était un rêve devenu réalité. Elle adorait ses professeurs, sa compagne de chambre et le cadre du campus. Elle s’était inscrite au club de cyclisme et s’était fait de nombreux amis. Elle avait même intégré un groupe d’étudiants catholiques qui allaient à la messe hors du campus, et elle se joignait à eux autant que possible. Elle était en seconde année, à présent, et elle se sentait vraiment chez elle. Elle attirait l’attention des garçons du campus, aussi. Elle mesurait un mètre soixante-dix et pesait cinquante-cinq kilos, tout en muscles. Ses cheveux bruns soyeux et ses grands yeux latins ajoutaient à son charme. Mais c’était une fille qui obéissait à son père et elle déclinait toutes les invitations du sexe opposé pour se conformer aux vœux de son géniteur. Cela ne lui manquait guère car elle avait beaucoup de travail, et les rendez-vous galants ne figuraient pas parmi ses priorités.

Elle franchit les portes de la fac, traversa le campus et se dirigea vers la résidence universitaire où elle logeait, West Ridge Hall. Elle rangea son vélo dans le râtelier, ferma l’antivol et entra dans le bâtiment. En remontant le couloir qui menait à sa chambre, elle se demanda si elle ne devrait pas annuler sa participation au groupe d’étude en climatologie, tant elle avait du mal à respirer. Elle arriva devant sa porte, la déverrouilla et pénétra dans la pièce. Elle et sa compagne de chambre ouvraient toujours les stores en grand ; leur fenêtre donnait sur de splendides montagnes, et elles adoraient s’allonger sur leurs lits pour admirer le paysage. Noelle posa son sac à dos sur le plancher et s’étira sur son lit double.

Ah ! ça faisait du bien ! Trop de bien. Elle savait qu’il fallait qu’elle se remue pour rejoindre ses condisciples. Ce n’était pas parce qu’elle était malade qu’il fallait qu’elle rate son cours. Elle parvint à se lever, enfila un blouson, ramassa ses livres et sortit de sa chambre douillette.

La bibliothèque était située au centre du campus, et la marche lui fit du bien. L’activité physique la revigorait quand elle était malade, et la bibliothèque n’était pas loin. Elle remonta des allées tranquilles qui y menaient, saluant au passage des étudiants de sa connaissance, et pénétra dans la bibliothèque.

Ils y travaillèrent pendant deux heures et Noelle commençait à se sentir vraiment exténuée. Au moment où ses compagnons décidèrent de faire une pause, son téléphone portable se mit à sonner. Noelle s’excusa et se dirigea vers l’entrée latérale de la bibliothèque. Elle se refusait à emporter son téléphone en cours ; elle trouvait grossiers les gens qui téléphonaient au restaurant et au supermarché. Elle sortit donc par respect pour ses condisciples, et d’ailleurs elle avait besoin d’air frais.

C’était une amie du club de cyclisme qui lui proposait de faire du vélo avec elle le lendemain matin. Elle dut se résigner à décliner l’invitation : tant que durait son traitement aux antibiotiques, il n’aurait pas été prudent d’effectuer trop d’efforts physiques. Elles bavardèrent un petit moment tandis que Noelle sortait de la bibliothèque et s’asseyait sur les marches de l’entrée. La nuit était déjà tombée et, en raccrochant, elle crut voir une ombre se glisser le long du mur latéral du bâtiment. Elle ne s’y attarda pas — il y avait tant de gens qui fréquentaient le campus et cela aurait pu être n’importe qui. Cependant, elle décida de rentrer dans la bibliothèque. Elle avait entendu parler de cette pauvre fille en Virginie et, comme elle se dirigeait vers la porte, un frisson lui parcourut la nuque. Elle regarda derrière elle et s’aperçut que l’ombre était devenue un homme, mais elle faillit rire en s’apercevant que ce n’était qu’un étudiant comme elle. En tout cas, il était trop jeune et trop mignon pour être autre chose. Elle lui adressa un sourire et lui tint la porte.

Il lui rendit son sourire, et ce fut le dernier souvenir de Noelle.