Taylor était assise devant l’ordinateur portable de Whitney, lisant l’un après l’autre les courriels qui s’étaient accumulés depuis que cette dernière avait trouvé une mort tragique, deux jours auparavant. Elle était anxieuse. L’enquête de Baldwin piétinait mais il y avait une chance pour que ces messages offrent une clé. Elle avait parcouru plus de deux cents courriels — certains barbants et d’autres plus croustillants, la plupart sans aucun rapport avec sa recherche. Elle finit par retrouver les six messages contenant les poèmes d’amour. Elle les imprima afin que Baldwin dispose d’une version papier.
Elle s’apprêtait à refermer l’ordinateur lorsqu’elle remarqua un septième courriel portant la même adresse d’envoi que les poèmes. Elle avait dû le rater en examinant la liste. Ce message était en gras, ce qui indiquait qu’il était arrivé depuis la visite de Taylor et de Quinn la veille.
Elle ouvrit le courriel et tomba sur un nouveau poème. Elle l’imprima à son tour. Sachant à présent qu’il se pouvait que ces messages soient des copies de ceux qu’on avait retrouvés chez les victimes, elle était anxieuse et troublée. Et Baldwin ne lui en avait pas assez dit à ce sujet pour qu’elle en tire la moindre déduction. Elle estima qu’elle ferait mieux de les réexpédier à l’adresse électronique de Baldwin, afin qu’il en juge par lui-même.
Elle se mit à réexpédier les courriels et décida de les envoyer aussi sur son propre ordinateur, à son domicile. Et puis merde, pourquoi ne pas carrément emporter l’ordinateur portable de Whitney ? Elle n’avait plus rien à faire dans cette maison qui la mettait mal à l’aise. En tout état de cause, c’était la meilleure initiative qu’elle puisse prendre car, si Whitney continuait à recevoir ces courriels, il valait mieux que cet ordinateur se trouve chez elle, ce qui lui éviterait de se déplacer chaque fois qu’il faudrait effectuer une vérification sur cette machine.
Elle trouva vite la sacoche servant à transporter l’ordinateur qui ne pesait pas lourd. Elle le débrancha et le glissa dedans. En fouillant dans les tiroirs du bureau, elle trouva une chemise en papier kraft et y rangea les copies imprimées des poèmes. Elle s’accorda une pause pour lire le dernier, celui qui avait été envoyé après la mort de Whitney.
« Observe cette puce et vois combien
Ce que tu me refuses n’est qu’un petit rien.
Elle m’a sucé avant de te sucer
Et dans cette puce, nos sangs se sont mêlés. »
Ce poème-là, Taylor le connaissait. C’était une œuvre de John Donne, La Puce. C’était assez facile de s’en souvenir car il avait eu beaucoup de succès lorsqu’elle l’avait étudié au lycée. Tous les garçons de sa classe étaient devenus rouges comme des pivoines, au troisième vers, lorsque le professeur de lettres, une jolie jeune femme, l’avait récité devant ses élèves. Bon, Baldwin avait dit que les poèmes laissés par le tueur étaient des œuvres classiques. Il fallait à présent déduire ce qu’ils pouvaient bien vouloir dire aux yeux de Whitney et de son correspondant anonyme. Taylor sortit son téléphone portable de son étui et composa le numéro de Baldwin. Elle tomba sur la messagerie et lui demanda de la rappeler dès que possible. Elle ne pouvait rien faire de plus pour l’instant. Elle prit l’ordinateur portable et l’apporta dans sa voiture, puis revint dans la maison pour s’assurer qu’elle n’avait rien oublié. Soulagée de constater qu’elle n’aurait plus à y retourner, elle quitta les lieux, sans oublier de verrouiller la porte et de laisser la clé sous le paillasson.
— Il faut que je dise à Quinn que j’ai emporté l’ordinateur de sa sœur », pensa-t-elle à haute voix.
Une voisine, qui promenait un petit chien blanc au pelage duveteux, lui adressa un regard perplexe. Taylor la gratifia d’un sourire et d’un petit geste cordial, avant de monter dans son 4x4 et de démarrer. Elle appellerait Quinn plus tard, après avoir étudié les courriels de Whitney avec Baldwin.
* * *
Baldwin traversait l’est de l’Etat du Tennessee, il profitait de la beauté du paysage tout en faisant le point sur son enquête. Six filles avaient été assassinées et il n’avait toujours aucun suspect en vue. Il espérait avancer après son entretien avec le directeur général de Health Partners. Ou peut-être après avoir pris connaissance des poèmes envoyés à Whitney Connolly. Son sixième sens lui soufflait que ces deux aspects étaient liés. Il fallait juste découvrir quel était le lien.
Il avait quitté Asheville assez tôt et roulait à bonne allure. Il était en train de contourner Crossville par l’autoroute 40 lorsque son téléphone portable se mit à sonner. Il n’était plus qu’à une heure de route de Nashville, mais comme il était sorti à plusieurs reprises des zones de réception, il se gara sur le bord de la route, tout heureux d’avoir un téléphone portable. En consultant l’écran, il constata que c’était Taylor qui appelait.
— Salut, ma chérie, comment…
— Baldwin, ça fait un moment que j’essaie de te joindre. Tu es où ?
— Je suis sur la 40, à la sortie de Crossville. J’ai loué une voiture et je suis en route vers Nashville, où je dois vérifier un ou deux détails. Je serai là dans une heure, s’il n’y a pas trop d’embouteillages. Pourquoi, il y a du nouveau ?
— Je suis allée chez Whitney Connolly pour récupérer les courriels. Il y en avait un autre, qui a dû arriver hier soir ou ce matin, après ma visite d’hier avec Quinn. Si ces courriels et tes poèmes sont identiques, il y a peut-être une nouvelle victime.
Baldwin serra les dents. Merde ! Il était fort possible qu’une autre fille ait été enlevée à Asheville, sans que la disparition ne soit signalée.
— C’était quoi, ce poème ?
— Celui-là, je l’ai reconnu. C’est un extrait de La Puce de John Donne. Tu le connais ?
— Oui, je le récitais souvent aux filles, au lycée. Bon, je voudrais que tu me rendes un service. Tu as les poèmes devant les yeux, en ce moment ?
— Ouais, en fait, j’ai rapporté l’ordinateur portable chez moi. Au cas où d’autres courriels arrivent de la même adresse, j’ai pensé qu’il valait mieux l’avoir à disposition.
— Bien, je vais reprendre la route. Reste en ligne. Si je sors d’une zone de réception, je te rappellerai plus tard.
Il démarra et se remit à rouler sur l’autoroute.
— Bon. Je veux que tu me lises ces courriels, en commençant par le premier dans l’ordre chronologique.
Il entendit Taylor feuilleter des pages. Les poèmes étaient identiques, il le savait déjà. Il commençait à sentir qu’ils étaient en train de faire un grand pas en avant. La voix de Taylor revint dans l’écouteur.
— Le premier est daté d’il y a un mois. Je vais te le lire :
« Une femme parfaite, noblement disposée
A prévenir, consoler et commander ;
Et pourtant pleine d’esprit, brillante
Avec une sorte de lumière angélique. »
— Et, attends un peu, reprit-elle. Il y a un post-scriptum que je n’avais pas remarqué en le lisant sur l’écran : « On a retrouvé ces vers sur les lieux du crime. »
Elle resta silencieuse un instant avant d’ajouter :
— Baldwin, elle savait tout. Elle était au courant et elle n’est pas venue nous voir. Cette conne de journaliste…
Le cœur de Baldwin se mit à battre plus fort.
— On a retrouvé ce poème dans le sac de sport de Susan Palmer, mais sans le post-scriptum, bien sûr, dit-il calmement.
— Bien. Le suivant est arrivé il y a quinze jours. Je te le lis :
Un être ne goûtant guère les nourritures
Ordinaires de la nature humaine :
Les chagrins éphémères et les artifices grossiers,
L’éloge et le blâme, l’amour et les baisers, les pleurs et les sourires. »
— Il est lui aussi suivi d’un post-scriptum : « Cela vient de LA », précisa-t-elle.
— C’est celui de Jeanette Lernier. Et merde ! Ce mec envoyait à Whitney Connolly les poèmes qu’on a retrouvés sur chacune des scènes d’enlèvement. Ce deuxième post-scriptum laisse penser qu’elle n’avait pas encore compris le lien entre les meurtres et les poèmes et qu’il la mettait sur la bonne piste. Taylor, ma chérie, tu es vraiment la meilleure. Continue.
— Le poème suivant date de dimanche, juste après la découverte du corps de Jessica Porter :
— « Un bruit soudain : un grand battement d’ailes
Au-dessus de la fille chancelante, lui caressant les cuisses
Entre ses pieds palmés, la nuque dans son bec,
Impuissante il la tient, fragile contre sa gorge.
P.-S. : As-tu enfin compris ? »
Baldwin était gagné par l’excitation.
— C’est le poème qu’on a retrouvé dans les affaires de Jessica. Bravo, Taylor ! Heureusement que tu es tombée là-dessus. Ensuite ?
Taylor lui lut un autre poème :
— « Comment ces vagues doigts terrifiés pourraient-ils
Des cuisses affaiblies repousser tant de gloire ?
Comment un corps, sous cette ruée blanche,
Ne sentirait-il pas battre l’étrange cœur ?
P.-S. : De ton jardin. »
— Ça, c’est celui de Shauna Davidson. Il y en a d’autres ?
— Je te lis le suivant :
— « De la sorte saisie,
Domptée ainsi par le sang brut des airs,
Prit-elle au moins sa science avec sa force
Avant qu’indifférent le bec l’eût laissée choir ? »
Taylor se tut un instant avant de demander :
— Marni Fischer ?
— Ouais. Pas de post-scriptum ?
— Non, là, il n’y a que le poème. Ça veut dire quoi, à ton avis ?
— Je ne sais pas. Soit il estimait s’être fait comprendre de Whitney, soit il était trop pressé. Il y en a un autre ?
— L’avant-dernier date d’il y a deux jours :
— « Ses bras m’entourèrent à demi
Elle me pressa d’une étreinte timide ;
Puis, renversant la tête, elle leva les yeux
Et scruta mon visage.
L’amour pour une part, pour une autre la crainte
Et, pour une autre, un pudique artifice
Voulaient me faire sentir plutôt que voir
Se soulever son cœur. »
Taylor entendit dans l’écouteur ce qui semblait être un froissement de papier. Elle eut une vision de Baldwin en train de se frotter la tête.
— C’est ce qu’on a trouvé dans la chambre de motel où Christina Dale a été assassinée. Mais tu m’as dit que La Puce est arrivée cette nuit ?
— Il faudrait que je vérifie la date d’envoi, mais je suis certaine qu’il est arrivé après ma visite d’hier. Pas de disparition signalée à Asheville quand tu en es parti ?
— Non. Mais si le tueur continue d’opérer de la même manière, cela indique qu’il a enlevé une autre fille. Merde, ce mec est en train de mettre les bouchées doubles ! Il faut que j’en parle à Grimes, même si on ne peut pas être absolument certains qu’il a frappé à Asheville même. Il peut aussi avoir enlevé une femme dont personne n’a encore remarqué la disparition. Ecoute, dès que j’arrive à Nashville je dois aller à un rendez-vous. Je dois m’entretenir avec le directeur général de la société qui possède certains des hôpitaux où trois victimes travaillaient. Ça s’appelle Health Partners. Il doit me fournir…
— Répète ce que tu as dit, l’interrompit-elle.
— Je dois rencontrer le directeur général de Health Partners, dit-il en sentant la respiration de Taylor accélérer.
— Baldwin, dit-elle doucement, le mari de Quinn Buckley travaille pour Health Partners. C’est un des cadres dirigeants de l’entreprise. Il est vice-président. Il doit y avoir un rapport avec ce que Whitney Connolly avait découvert et qui l’affolait. Tu ne crois pas que…
— Tu dis qu’il est vice-président ? Je te parie qu’il se déplace souvent. Il faut qu’on se voie avant que je parle au directeur. On peut se retrouver à ton bureau ? J’y serai dans moins de trente minutes.
— Dépêche-toi, Baldwin.