Baldwin se passa les doigts dans les cheveux, si nerveusement qu’on aurait dit un punk aux cheveux hérissés. Il avait passé une nuit d’insomnie, incapable de trouver un vrai repos. La mort de Grimes, un tueur sans visage, des corps sans vie avaient troublé ses rêves. Il avait fini par se lever du canapé à 3 heures du matin, juste après le départ précipité de Taylor, pour allumer son ordinateur portable. Il lut et relut ses notes inlassablement, essayant d’articuler les faits entre eux.
Le transport des corps des victimes l’intriguait au plus haut point. Il y avait des délais qui ne collaient pas dans l’emploi du temps de Buckley. A bien y regarder, il était clair que ce dernier avait dû effectuer plusieurs trajets en voiture et non en avion. Bien sûr, les itinéraires d’un homme d’affaires pouvaient changer au dernier moment, Buckley avait pu rater un vol, se retrouver hors délai pour retirer une voiture réservée dans une agence d’aéroport. Baldwin avait demandé aux services techniques du FBI de passer au peigne fin les véhicules que Buckley avait loués à son nom — mais cette démarche mènerait peut-être à une impasse. Les collègues devraient avoir achevé ces vérifications dans la journée.
Il entra dans la cabine de douche, tendit le cou face au jet brûlant et remarqua qu’il était temps de changer le filtre du pommeau de la douche. Cette pensée incongrue interrompit ses cogitations. Alors que la mort et l’horreur rôdaient autour de lui, il s’inquiétait du manque de pression de l’eau.
Il laissa l’eau couler encore quelques minutes avant de fermer les robinets et d’émerger de la cabine de douche. Il voulait une nouvelle maison, avec une baignoire et une douche séparées, mais il ne savait pas trop comment aborder le sujet avec Taylor. Il savait combien elle aimait cette cabane rustique, ce sanctuaire qu’elle avait façonné à sa convenance et où elle l’avait accueilli. Mais l’endroit était un peu exigu pour deux personnes — et carrément insuffisant s’ils se mariaient et faisaient des enfants. Dans ce cas, il leur faudrait une maison plus spacieuse, à moins qu’ils ne fassent dormir leur progéniture au grenier dans des hamacs, tendus au-dessus de la précieuse table de billard de Taylor. Cette idée le fit rire en son for intérieur. Tout ce qu’il savait, c’est qu’il voulait passer le reste de ses jours avec elle et lui donner tout ce qu’elle désirait. Des gosses, une maison, des chiens ou des chats — tout ce qu’elle voulait.
Il espérait seulement qu’elle ressentait la même chose et qu’elle était disposée à recevoir tout cela de lui. Taylor avait du caractère, mais Baldwin était trop amoureux pour imaginer qu’elle refuserait de rester avec lui pour toujours. En tout état de cause, il fallait bien commencer par le commencement, et la demande en mariage venait en premier. Il avait déjà acheté la bague — c’était cette sale affaire qui l’avait contraint à ajourner cette initiative telle qu’il l’avait projetée. Il avait failli parvenir à articuler sa proposition, la veille, après l’intrusion de l’araignée velue dans la cuisine. Résultat : elle l’avait évité avec méfiance tout le reste de la soirée, comme s’il avait été une bombe près d’exploser. Il éclata de rire et se promit qu’à l’instant où ce salaud serait sous les verrous, il trouverait le courage de la demander en mariage. Cette pensée affermit sa résolution et il s’habilla rapidement puis revint dans le bureau.
Jake Buckley ressemblait de plus en plus à un suspect plausible. Un avis de recherche, concernant sa BMW, avait été lancé ; les aéroports avaient reçu des télécopies de sa photo au cas où il tenterait de prendre l’avion. Les employés des gares routières et ferroviaires disposaient également de son portrait. Et pourtant sa présence n’avait été signalée nulle part. Aucune trace d’Ivy Clark n’avait été découverte, non plus. Il consulta sa montre : il était presque midi. Sept filles étaient mortes et une autre venait de disparaître. Il secoua la tête. Certains jours, ce boulot était vraiment stressant. Il savait conserver le recul nécessaire. Mais Grimes n’y était pas parvenu, et Baldwin était attristé par le sort de son défunt collègue. Quoi qu’ait pu en dire Garrett, Baldwin n’aurait pas pu faire grand-chose pour éviter à Grimes de sombrer ainsi. Il pensait cependant qu’il aurait dû voir venir le geste fatal de Grimes. Mais enfin ce n’était pas le moment de se miner à ce sujet. Il restait trop de choses à accomplir.
Baldwin revint à l’essentiel — l’emploi du temps exact de Buckley, les localités où il avait fait étape, afin de déterminer s’il s’était trouvé dans les environs des lieux où les filles avaient été portées disparues. En tant que vice-président de Health Partners, chargé du marketing et du développement du groupe, Jake Buckley voyageait beaucoup, allant d’hôpital en hôpital pour visiter de futures acquisitions ou vérifier le bon fonctionnement de tel ou tel établissement. Sa mission consistait également à évaluer et à réajuster les problèmes de main-d’œuvre et d’équipement que connaissaient les hôpitaux récemment implantés. Ses responsabilités étaient considérables.
Baldwin commença par comparer l’itinéraire officiel de Buckley avec le calendrier des enlèvements et des meurtres. Ce dernier s’était rendu dans chacune des villes où les victimes résidaient, et ce à la même date que leur disparition, et il s’y trouvait encore lorsque les corps déplacés d’un Etat à l’autre y avaient été abandonnés par le tueur. Les deux chronologies coïncidaient donc. Il avait utilisé son propre véhicule pour plusieurs de ces déplacements professionnels, mais, dans certains cas, il avait pris l’avion. Voilà pourquoi Baldwin avait demandé à ce qu’on enquête auprès des agences de location de voitures. C’était plutôt aléatoire, mais il fallait tout vérifier, dans les moindres détails.
Il avait commencé à rassembler ses dossiers lorsque le téléphone sonna. Il consulta l’identité de son correspondant sur l’écran de l’appareil et vit que c’était Taylor. Il répondit d’une voix fatiguée mais souriante.
— Salut, chérie.
— Ça va, tu progresses ?
— Pas vraiment. Je viens de comparer la chronologie des déplacements professionnels de Buckley avec celle des enlèvements et des meurtres. Elles coïncident parfaitement. Et toi, ça va ?
— On a enfin mis le grappin sur le Violeur de la Pluie. C’était ça, le coup de fil de cette nuit. Il est entré chez une femme et l’a violée. Mais on l’a arrêté juste après.
Baldwin perçut de la fierté dans la voix de Taylor.
— Et cette victime que Lincoln et Marcus sont allés interroger ?
— Ah oui, j’ai oublié de t’en parler hier soir. Je peux affirmer avec certitude qu’on a été abusés par les élucubrations d’une femme délaissée. Elle a inventé toute l’histoire pour se venger d’un ancien amant. Elle a puisé assez de détails sur le Violeur de la Pluie dans les journaux pour se faire passer pour une de ses victimes, mais l’empreinte ADN différait de celle qu’on avait trouvée dans les cas précédents. On l’a bouclée pour faux témoignage. Entre-temps, cette ordure a voulu se payer une nouvelle tranche de bon temps. On l’a arrêté alors qu’il fuyait les lieux de son dernier viol. Ça a été super.
— Tu es vraiment une dure. Il n’y a que toi qui puisses trouver « super » une arrestation, la taquina-t-il.
— Quoi qu’il en soit, ce n’est pas pour ça que j’appelle. La chaîne Fox News s’apprête à diffuser une interview conjointe de Tanner Clark et d’une amie d’Ivy. J’ai pensé que tu voudrais la regarder.
Baldwin se leva et se mit à chercher la télécommande du téléviseur.
— Tu peux me dire où tu as rangé la télécommande de la télé du bureau ? demanda-t-il.
Taylor éclata de rire.
— Ah oui… Je l’ai planquée. Je ne regarde jamais la télé dans le bureau. Excuse-moi.
— C’est pas grave. Ce n’était qu’une simple question… Tu rentres quand ?
— Bientôt, j’espère, sauf événement inattendu. Brian Post est en train d’interroger le violeur. Tu seras là ?
— J’y compte bien, sauf s’il y a du nouveau. Je te ferai un bon petit plat.
— C’est sympa de ta part de me proposer un dîner en tête à tête alors que tu te débats avec cette enquête de merde. Où est passé le flic macho dont je suis tombée amoureuse ?
— Mets-la en sourdine. Je t’en dirai plus quand tu reviendras.
— A vos ordres. Au fait, tu pourrais mettre une poche à glace dans le congélateur ? Ce salopard m’a collé un coup de poing au moment de son arrestation. Je ressemble à une moitié de raton laveur.
— Tu souffres ?
— Je vais très bien, mon cœur. Ça fait des semaines que je ne me suis pas sentie aussi bien…
— Alors, tout va bien. Je t’aime.
Baldwin raccrocha après que Taylor lui eut dit à son tour qu’elle l’aimait. Il se demanda ce qu’il pourrait bien lui cuisiner de bon. Cette femme adorait la nourriture, et son métabolisme lui permettait de manger de tout et en grande quantité sans prendre un gramme.
Baldwin dénicha la télécommande, cachée derrière une fougère en pot sur une étagère de la bibliothèque, et ne put réprimer un petit rire. Il aurait pu jurer que Taylor l’avait cachée juste pour le faire enrager. Il alluma le téléviseur et sélectionna le numéro de canal de Fox News.
Il était pile à l’heure. La présentation de l’interview était en cours et le présentateur du journal télévisé, un blond à lunettes rondes, s’appliquait à fournir des détails de dernière minute aux téléspectateurs.
— La police estime qu’Ivy Tanner Clark pourrait être la huitième victime du tueur en série surnommé l’Etrangleur du Sud. Ivy a disparu depuis vingt-quatre heures, déjà. Nous sommes en liaison satellite avec son père et sa meilleure amie, en direct de Louisville dans le Kentucky. Monsieur Clark, vous m’entendez bien ?
L’écran se scinda en deux parties et l’image d’un bel homme aux cheveux argentés, chaussé d’une paire de lunettes de soleil Ray-Ban Orb, apparut à côté de celle du présentateur. Les verres polarisés de ses lunettes paraissaient jaunes sous les projecteurs du studio de Louisville. Il ressemblait davantage à un acteur de Hollywood qu’à un père éploré. Vêtu d’un jean délavé, l’homme croisait les jambes, la cheville droite posée à plat sur la cuisse gauche, exhibant ses coûteuses santiags Tony Lama en daim marron. Sa chemise en lin blanc ouverte au col laissait entrevoir une peau bronzée. L’homme suintait le fric et le sexe, il était l’incarnation de l’éleveur de chevaux relooké par Ralph Lauren. A ce spectacle, Baldwin comprit pourquoi Tanner Clark était considéré comme le parrain du monde des courses hippiques.
— Je vous entends très bien.
La voix de l’homme était tonitruante, impérieuse et le présentateur ne put réprimer un sourire. L’interview promettait d’être retentissante.
— Monsieur Clark, poursuivit le présentateur, nous savons que vous êtes persuadé que votre fille a été enlevée par l’Etrangleur du Sud. Pouvez-vous nous dire ce qui vous a mené à cette conclusion ?
— Ma petite fille a disparu et je voudrais supplier son ravisseur de me la rendre. Je suis prêt à verser une récompense de cent mille dollars pour toute information pouvant mener à son retour, saine et sauve, dans sa famille. C’est une fille adorable, elle ne ferait pas de mal à une mouche. Je vous en supplie, relâchez-la.
Il plongea la tête dans ses mains et ses épaules se mirent à trembler. Un bras menu apparut à sa gauche et un travelling arrière permit de découvrir une jeune fille qui le réconfortait. La prétendue meilleure amie, à n’en pas douter.
La fille paraissait jeune, plus jeune qu’Ivy Clark qui avait vingt et un ans, mais les caméras sont trompeuses dans le domaine de l’âge. Aux yeux de Baldwin, elle aurait pu avoir quatorze ans comme le double. La manière dont elle réconfortait Tanner Clark l’amena à s’interroger sur la nature exacte des relations entre l’amie d’Ivy et son papa multimillionnaire. Un montage photo emplit l’écran pendant que l’homme s’effondrait devant les caméras. Ivy à cheval ; Ivy en robe de bal ; Ivy en jean, santiags et bustier rose, en compagnie d’un jeune homme qui ressemblait étrangement au prince William d’Angleterre.
Le présentateur était comblé par le plan montrant le père éploré, mais le silence s’était fait à l’antenne et il lui fallait poursuivre l’entretien.
— Mademoiselle Simone, c’est bien ça ?
— Oui, je m’appelle Serene Simone.
Elle parlait avec un léger accent, que Baldwin prit pour français sans en être absolument certain.
— Je suis la meilleure amie d’Ivy. Elle est comme une sœur pour moi et je voudrais simplement faire écho à la supplique de M. Clark. Tout ce que nous voulons, c’est qu’Ivy nous revienne saine et sauve.
— Pouvez-vous nous en dire davantage sur Ivy, mademoiselle Simone ?
Tandis qu’elle répondait à la question, un nouveau montage apparut à l’écran. Ivy Clark était une fille d’une grande beauté qui avait l’air d’aimer s’amuser. Elle souriait sur tous les clichés et Baldwin remarqua l’éclat d’un petit diamant sur sa narine droite. Sur une photo d’elle en robe dos nu, on apercevait une paire de tatouages sur son épaule. Sur une autre photo prise de derrière, on distinguait un autre tatouage dans le creux de ses reins. Baldwin tira le rapport de disparition du dossier et le posa devant lui pour le lire en détail. Un symbole chinois sur la cheville droite, un petit dragon au-dessus du pubis, une rose sur le cou-de-pied, un papillon sur l’omoplate droite et d’autres symboles chinois sur les reins. On n’aurait aucun mal à identifier son corps si les tatouages étaient intacts.
Il leva les yeux vers l’écran, sans accorder d’attention aux propos lénifiants de Serene Simone, et se concentra sur le visage d’Ivy. Son petit sourire malicieux et son regard coquin lui en apprirent davantage. Cette fille était si pleine de vie qu’on avait du mal à l’imaginer morte. Mais Baldwin savait qu’il était probable qu’elle le soit. Morte et bien morte, comme les autres. Il fallait mettre la main sur Buckley. Merde, pourquoi n’avait-on pas obtenu davantage d’informations sur ce type ?
Mais le temps filait et le présentateur décida de mettre un terme à l’entretien.
— Désolé d’avoir à vous interrompre, mais nous avons déjà dépassé le temps qui nous était imparti. Nous allons passer une nouvelle fois le numéro d’urgence à l’écran. Si vous avez des informations sur l’endroit où se trouve Ivy Tanner Clark, qui a disparu à Louisville dans le Kentucky, appelez ce numéro. On se retrouve après la pub.
Un numéro vert emplit écran, que Baldwin reconnut comme étant celui d’une des lignes du FBI. Ce numéro avait déjà suscité des centaines d’appels ne menant nulle part. Il était temps que ça change, il fallait passer à l’action.
Cent mille dollars, cela pouvait aider, bien sûr. Mais cela pouvait aussi être nuisible, parce que le FBI serait submergé d’appels et aurait à vérifier une multitude de fausses pistes.
Baldwin revint à ses dossiers. Il examina une nouvelle fois la liste des déplacements de Jake Buckley les deux derniers mois. L’homme voyageait aux frais de son entreprise et était passé par plus d’une trentaine de villes au cours du dernier mois. Mais les villes qui intéressaient les enquêteurs prédominaient dans cette liste. Huntsville, dans l’Alabama ; Baton Rouge, en Louisiane ; Jackson, capitale du Mississippi… Retour à Nashville. Ensuite il était parti pour Noble, en Géorgie, puis s’était rendu à Roanoke, en Virginie, puis à Asheville, en Caroline du Nord, et enfin à Louisville. Il était prévu qu’il rentre faire une pause d’une semaine à Nashville. Peut-être qu’il avait arrêté de tuer, peut-être pas… Mais il allait d’abord rentrer chez lui, là où Baldwin espérait le cueillir enfin.
D’ailleurs, selon son emploi du temps, Buckley aurait dû revenir la veille au soir à Nashville. Il n’était pas rentré et c’est pour cela qu’un avis de recherche avait été émis. Et pourtant personne n’avait repéré sa voiture entre Louisville et Nashville. Baldwin se dit qu’il était temps qu’il ait un entretien avec Quinn Buckley. Il avait besoin d’avoir une meilleure idée du personnage auquel il était confronté.