Taylor et Baldwin s’arrêtèrent devant le portail de la demeure de Quinn Buckley. Ils avaient appelé au préalable pour s’assurer de sa présence et avaient eu la surprise d’entendre Jake Buckley leur répondre au téléphone. Il avait refusé catégoriquement de les recevoir jusqu’à ce que Quinn intervienne sur un autre poste pour lui rappeler que cette maison était à elle et qu’il n’avait plus son mot à dire. Il avait raccroché, vexé, et Quinn les avait invités à venir.
Taylor tendit le bras pour appuyer sur le bouton de l’Interphone, mais le portail s’ouvrit avant même qu’elle n’ait atteint le boîtier. Elle échangea un regard avec Baldwin. A l’évidence, Quinn avait guetté leur arrivée.
Taylor roula jusqu’au perron où les attendait la maîtresse de maison. Ils sortirent de la voiture et franchirent les marches qui menaient à la porte d’entrée.
— Vous avez dit que c’était important. Au sujet de Whitney. Qu’est-ce qui se passe ? leur demanda-t-elle sans prendre la peine de les saluer.
Ses yeux étaient cernés de noir, ses cheveux coiffés à la va-vite et son nez rougi. Elle venait de pleurer. Taylor ressentit un peu de pitié à son égard : Quinn n’avait plus rien de la femme tirée à quatre épingles que la policière avait pris l’habitude de voir.
— C’est au sujet de Whitney. Nous avons là un croquis que nous aimerions vous montrer. Un témoin a vu cet homme utiliser l’ordinateur dont le tueur s’est servi pour envoyer un nouveau poème à Whitney. On peut entrer ?
Quinn les regarda d’un air ébahi, puis haussa les épaules. Elle se tourna pour leur ouvrir le chemin.
Le remue-ménage était évident. Les bagages de Jake Buckley étaient entassés dans le vestibule. Buckley lui-même était assis au bas de l’escalier, l’air méfiant. Taylor se contenta de le saluer d’un geste. Baldwin ne fit aucune attention à lui. Il ne les intéressait plus du tout.
Mais Buckley n’était pas disposé à subir leur présence sans chercher querelle.
— Hé ! vous deux, là ! Quand est-ce que je récupère ma voiture ? J’en ai besoin, vous savez.
Taylor lui répondit du tac au tac :
— On vous rendra votre voiture quand on aura fini de l’examiner, monsieur Buckley. Elle est pleine de preuves et d’indices, et il faut qu’on la passe au peigne fin. Vous serez avisé dans quelques semaines, je suppose.
— Quelques semaines ? Merde, alors ! Mais vous n’avez pas le droit…
Taylor tendit un doigt vers lui.
— J’en ai parfaitement le droit. Je mène une enquête, au cas où vous l’auriez oublié. Le corps d’une jeune femme a été retrouvé dans votre voiture, monsieur Buckley. Et la défunte a droit à un peu de respect, vous ne croyez pas ?
Elle lui tourna le dos, furieuse. Elle entendit Baldwin dire : « Quel connard… » derrière elle. Il avait prononcé cette appréciation à voix basse, de façon à ce qu’elle seule puisse l’entendre, et elle dut s’efforcer de ne pas pouffer. Elle était on ne peut plus d’accord avec lui.
Ils suivirent Quinn dans la bibliothèque. Elle leur indiqua le canapé d’un geste et referma la porte derrière elle. Ils pouvaient encore entendre Buckley qui fulminait dans l’entrée.
Quinn s’installa dans son fauteuil en cuir et secoua la tête.
— Il est dans tous ses états. J’ai demandé le divorce ce matin. Je le fous dehors, c’est décidé. Mais il ne veut pas déguerpir.
Taylor se pencha vers Quinn.
— Je peux m’en occuper, si vous le souhaitez.
— On verra ça plus tard. Commencez par me montrer votre dessin. C’est un portrait ?
Baldwin sortit le dessin de sa serviette et le tendit à Quinn.
— Est-ce que vous reconnaissez cet homme ? Nous pensons que c’est sans doute lui qui a envoyé les poèmes à votre sœur.
Quinn prit le dessin d’une main ferme, mais elle sursauta au premier regard. Elle laissa choir la feuille comme si elle venait de se brûler à son contact. Son visage perdit toute coloration et elle porta la main à sa bouche.
— Qu’y a-t-il, Quinn ? Vous le reconnaissez ?
Taylor ramassa le dessin qui gisait aux pieds de Quinn. Celle-ci s’était mise à pleurer, doucement d’abord. Puis, vaincue par l’émotion, elle se mit à parler d’une voix entrecoupée de sanglots. Ni Taylor ni Baldwin ne parvenaient à comprendre ce qu’elle disait.
— Quinn, je vous en prie, calmez-vous. Inspirez un bon coup, voilà, comme ça, dit Baldwin d’une voix douce et apaisante.
Il prit la main de Quinn et ajouta :
— Essayez encore une fois. Dites-moi qui c’est.
Elle renifla à plusieurs reprises en tâchant de reprendre son souffle, puis elle déglutit et regarda Baldwin droit dans les yeux.
— C’est Reese…
Taylor se leva.
— Attendez un peu. Vous voulez dire que c’est un portrait de Reese Connolly ? Votre petit frère ?
Quinn hocha la tête. Les deux mots qu’elle venait de prononcer l’avaient vieillie de vingt ans. Sa bouche s’ouvrit et se referma à plusieurs reprises, comme si elle cherchait ses mots. Taylor resta immobile, se gardant de l’interrompre. Quinn se résolut enfin à parler.
— Je ne comprends pas ; mais à quoi pensait-il ? Pourquoi aurait-il envoyé des poèmes de ce genre à Whitney ? Vous croyez qu’il a quelque chose à voir dans cette affaire ? C’est impossible, il était à l’étranger. Il n’est pas possible que Reese… Oh ! mon Dieu !
Elle se leva et sembla près de défaillir. Baldwin se leva aussi et ils formèrent un trio immobile, chacun attendant que l’un d’entre eux prenne une initiative. Ce fut Quinn. Elle s’effondra sur le parquet avec une grâce infinie.
— Merde, elle s’est évanouie ! Baldwin, fais quelque chose…
Baldwin lui adressa un regard désespéré.
— Qu’est-ce que tu veux que je fasse ? Elle est tombée dans les pommes.
— Eh bien, réveille-la. C’est toi le docteur, fais ce qu’un docteur ferait en pareilles circonstances. Il faut qu’elle nous dise où se trouve Reese. Elle doit sûrement le savoir. C’est sa sœur, après tout.
— Je suis psychiatre, Taylor, pas secouriste.
Il s’agenouilla mais Quinn battait déjà des cils et elle leva une main molle en quête de soutien. Baldwin lui saisit le poignet pour prendre son pouls. Ce n’était qu’un évanouissement à la mode des beaux quartiers. Il l’aida à se rasseoir sur le canapé.
Taylor sortit de la pièce, en quête d’une boisson fraîche. Elle revint avec une bouteille d’Evian qu’elle avait dénichée dans le gigantesque réfrigérateur. Quinn avait l’air d’aller mieux mais Taylor lui fit quand même boire un peu d’eau, en l’observant comme si elle était une bombe près d’exploser. Taylor détestait ce genre de faiblesse.
Quinn but quelques gorgées et se cala contre les coussins du canapé, l’air vraiment affligé. Elle marmonnait inlassablement ce nom : « Reese, Reese, Reese… »
Taylor adressa un regard à Baldwin, et il s’assit aussitôt à côté de Quinn.
— Quinn, il faut que vous nous disiez où se trouve Reese. Où habite-t-il ?
Quinn débita une adresse à toute allure. Taylor sortit son téléphone portable et traversa la pièce. Elle composa le numéro de la brigade des homicides et ce fut Fitz qui décrocha.
— Fitz, j’ai l’adresse de l’Etrangleur. Il s’appelle Reese Connolly… Oui, c’est bien ça, c’est son petit frère… Ecoute, il faut que tu files là-bas dare-dare. Avec un peu de chance… Oui, je te retrouve là-bas. Bon, d’accord. Et fais gaffe, ce mec est dangereux.
Elle raccrocha et rejoignit Quinn et Baldwin. Elle adressa à Baldwin un signe qui voulait dire : « C’est bon, on a l’adresse, il est temps de filer là-bas. » Mais il la fit taire d’un geste. Quinn était en train de lui parler, ou plutôt de déverser un torrent de paroles.
— Je comprends tout, maintenant. Reese était au courant, pour les poèmes. Jake, quand il me courtisait, m’envoyait des petits messages rimés. Il les déposait dans la boîte aux lettres, dans le frigo. Il était d’un romantisme, à l’époque… Reese ne pouvait pas l’ignorer, il habitait avec nous… Il a vécu chez nous jusqu’à ce qu’il entre à l’université. Nous nous sommes mariés dès qu’il a trouvé une chambre dans une résidence universitaire. Vous savez, c’était un enfant exceptionnel. Vraiment brillant… Il est entré à la fac alors qu’il n’avait que quinze ans. Il n’a que vingt et un ans, maintenant, et il est déjà interne à Vanderbilt. Je suis si fière de lui. Je n’arrive pas à admettre qu’il ait pu tuer ces malheureuses. L’envoi des poèmes, oui, ça, je le vois à tout fait faire ça… Même si j’ai du mal à comprendre pourquoi. Mais les meurtres, non… D’ailleurs, il était au Guatemala… C’est impossible.
Elle bafouillait et Baldwin essaya de la guider dans ses pensées.
— Quel moyen y a-t-il d’en avoir confirmation ?
— Eh bien, très simplement. Il suffit que j’appelle un des médecins qu’il a accompagnés là-bas. Attendez une seconde. Je vais retrouver le numéro de ce type. Je n’ai pas pu le joindre pendant qu’ils étaient sur le terrain. C’est pour ça que Reese n’était pas au courant de la mort de Whitney. Mais ils sont rentrés hier… Comme ça, vous verrez que Reese n’a rien à voir là-dedans.
Elle ouvrit un tiroir de son secrétaire et en sortit un agenda en cuir marron. Elle le feuilleta, mit le doigt sur un numéro de téléphone. De l’autre main, elle pianota sur le clavier de son téléphone mobile. Il fallut attendre un moment avant qu’elle n’obtienne son correspondant, puis elle se mit à parler.
— Jim Ogelsby, comment allez-vous ? dit-elle avec grâce et en souriant. Alors, ça s’est bien passé, cette petite excursion ? Ah bon ? Fantastique ! Il faudra que vous me racontiez ça… Non, pas maintenant… Je voudrais seulement vous poser une petite question. Comment Reese s’est-il acquitté de sa mission ? Comment ? Il n’est pas venu ? Il… Vous êtes sûr ? D’accord, eh bien, merci, Jim. Non, on en reparlera plus tard. A bientôt.
Elle raccrocha, les yeux exorbités.
— Jim vient de me dire que Reese ne l’a pas accompagné lors de ce voyage. Il lui a dit qu’il était allergique à certains vaccins, obligatoires pour se rendre au Guatemala. Il a menti.
La surprise qui imprégnait sa voix était pénible.
— Il m’a menti, reprit-elle. Tout ce qu’il m’a raconté était faux. Comment a-t-il pu me faire un coup pareil ? Oh ! mon Dieu ! il n’a pas quitté le pays…
Taylor hocha la tête.
— Est-ce que Reese connaissait les itinéraires de Jake ? Pouvait-il savoir où Jake se trouvait jour par jour ?
— Bien sûr. J’envoyais toujours une copie des itinéraires de Jake à Reese et à Whitney. La secrétaire de Jake fixe son emploi du temps tous les mois et j’ai pris l’habitude de le leur envoyer.
Une expression d’horreur vint assombrir son visage.
— Vous croyez que Reese a essayé de piéger Jake ?
Baldwin hocha la tête.
— C’est fort possible. Reese connaissait-il les problèmes que rencontrait votre couple ?
Quinn réfléchit pendant une bonne minute avant de répondre :
— J’ai toujours essayé de le cacher, mais j’ai pu me trahir à telle ou telle occasion. Bien sûr, ce sont tous les deux des hommes et les hommes se comprennent bien entre eux, ils ferment les yeux sur ce qui se passe en dehors du foyer.
— Est-ce que Reese détestait Jake ? demanda Baldwin.
Cette question la laissa perplexe pendant un instant.
— Détester Jake ? Franchement, je n’en sais rien. Il m’a toujours paru courtois et respectueux à son égard. Il est vrai qu’ils n’étaient pas très proches.
Baldwin hocha la tête avant de croiser le regard de Taylor.
— Quinn, il faut qu’on sache. Il faut qu’on retrouve Reese. Verrouillez bien la porte après notre départ. Vous serez en sécurité dans cette maison. Ne sortez pas d’ici avant notre appel, d’accord ?
Quinn se redressa, les mains sur les cuisses, raide comme un piquet. Elle était si tendue que Taylor eut l’impression qu’elle retenait son souffle. Quinn finit par lever les yeux vers eux.
— Je ferai tout ce que vous me dites de faire. Je vous en supplie, ne lui faites pas de mal. Il ne sait pas, il ne peut pas savoir… Ce doit être un énorme malentendu. Je vous en supplie : quand vous l’aurez retrouvé, faites en sorte que je sois la première à lui parler.
— Qu’est-ce qu’il ne sait pas, Quinn ? demanda Taylor en s’agenouillant aux pieds de la jeune femme.
Elle prit la main de Quinn dans la sienne.
— Qu’est-ce qu’il ne sait pas ? répéta-t-elle.
Quinn fixa le plafond, inspira. Puis elle se mit à chuchoter :
— Il ne sait pas qu’il n’est pas notre frère.