Jerry Grimes accueillit Baldwin à sa sortie de la zone de sécurité de l’aéroport international de Heartsfield. Baldwin remarqua les cheveux gris, la pâleur du visage, les rides autour des lèvres et comprit aussitôt que Grimes avait du mal à encaisser la dernière disparition. Il lui tendit la main en souriant, s’efforçant d’être cordial.
— Grimes, tu as de plus en plus de cheveux blancs.
Grimes eut l’air vaguement inquiet pendant un instant, comme s’il ne s’était pas rendu compte des effets de l’âge sur la teinte de sa chevelure. Puis il se reprit et passa une main dans ses cheveux argentés.
— Eh ben, au moins, j’en ai encore quelques-uns. C’est déjà pas mal, quand on fait ce boulot.
Ils sortirent de l’aéroport et marchèrent jusqu’à la voiture de Grimes. Il l’avait garée au bord du trottoir de la zone des départs. Le FBI bénéficiait de privilèges dans les aéroports depuis les attentats du 11 septembre. Un policier en uniforme les observa avec curiosité tandis qu’ils s’engouffraient dans la berline. Grimes ôta du pare-brise la plaque du FBI. En démarrant, il entra tout de suite dans le vif du sujet.
— Bon, voilà le tableau : les médias sont au courant, les flics du coin n’ont pas su la boucler. Ils ont trouvé la main, elle a été transmise au médecin légiste. On va direct à la morgue de cette petite ville, Adairsville. On est pressés, alors je te conseille de boucler ta ceinture de sécurité.
Pure bravade, songea Baldwin. Mais bon… Le trajet fut rapide, la conversation un tant soit peu décousue. Grimes avait échafaudé des théories au sujet des meurtres, et Baldwin le laissa les lui exposer, même si elles étaient toutes plus invraisemblables les unes que les autres. Les sectes sataniques semblaient constituer sa piste préférée. Il s’arrêta enfin de parler et le silence se fit dans la voiture, chacun des deux hommes semblant perdu dans ses propres pensées.
Ils atteignirent Adairsville en un peu moins de une heure. Par miracle, la circulation avait été relativement fluide dans le centre d’Atlanta et ils avaient emprunté l’autoroute I-75, sur laquelle ils n’avaient eu aucun mal à trouver la sortie pour Adairsville. Grimes fonça tout droit vers le centre-ville, et montra en passant la scène du crime. Baldwin n’aurait d’ailleurs pas pu la rater : les camionnettes des chaînes de télévision étaient garées en ligne à droite de la bretelle d’autoroute, leurs caméras pointées sur une tente de fortune.
Baldwin secoua la tête en voyant les véhicules des médias. Le FBI avait réussi à étouffer un tant soit peu les affaires d’Alabama et de Louisiane, mais il semblait bien que ce ne serait plus possible, désormais. Il se mit à élaborer une stratégie pour se servir des médias à bon escient.
* * *
Grimes déposa Baldwin devant un petit bâtiment public anonyme, promettant de revenir dès qu’il aurait trouvé un hôtel où ils puissent passer la nuit. Baldwin ne lui en voulut pas : rares sont les gens qui aiment assister à une autopsie. Un jeune homme qui paraissait à peine sorti de l’adolescence l’accueillit dans le hall d’entrée. Il se présenta comme étant Arie et conduisit Baldwin à la salle d’autopsie. Arie lui tendit une blouse et des gants et s’assit sur un tabouret à côté de la table, un carnet de notes à la main. Baldwin pénétra dans la salle et vit la morte.
Shauna Lynn Davidson n’avait pas plongé sereinement dans la grande nuit.
Son corps était étendu sur une table d’autopsie en Inox, la tête enserrée dans une coupole en plastique rigide. Son visage et son corps étaient couverts d’ecchymoses. Une grosse touffe de cheveux manquait sur le côté droit de son crâne. Son nez était difforme, ses lèvres fendues. Tout indiquait qu’il y avait eu lutte. Shauna avait été sauvagement frappée, ce qui différait des meurtres précédents. Il s’interrogea un instant — un mode opératoire différent pouvait signifier un assassin différent. Baldwin regarda les mains pour voir dans quel état elles étaient. C’étaient des moignons sanglants. Oui, il s’agissait bien du même suspect.
Le médecin légiste était un homme jovial qui avait dépassé d’au moins dix ans l’âge de la retraite. Les efforts avaient rougi son visage couronné de cheveux blancs hirsutes ; son pantalon faisait deux tailles de moins que son tour de taille. Il ne semblait pas sauter beaucoup de repas. Il enleva un gant et tendit la main. Baldwin fut surpris par la vigueur de sa poignée de main.
— Je suis le Dr Allen. Désolé de vous avoir fait venir de si loin. Je suis prêt à procéder à l’examen, si vous l’êtes aussi. En fait, j’ai déjà commencé, je vous attendais pour l’incision. Vous êtes prêt ? Bien… Arie, tu transcris ?
Le jeune homme hocha la tête. Il était temps de rendre hommage aux morts.
Les autopsies constituaient la partie de son activité que Baldwin aimait le moins. Mais il la suivit consciencieusement, écoutant d’une oreille distraite le babillage du Dr Allen. Seule une phrase sur trois avait un rapport avec le corps sur lequel il travaillait.
— Alors, comme ça, vous venez du Tennessee ? Ça vous plaît, là-bas ? Je suis allé à Nashville, une fois. J’ai été au Grand Ole Opry, le temple de la country music… Tiens, regardez-moi ça, l’os hyoïde est sévèrement fracturé, faut de grosses paluches pour faire ça. En tout cas, je suis allé à l’Opry, j’ai vu chanter Marty Stuart. Je ne savais pas que c’était un nabot. Ça ne me surprend pas, d’ailleurs. La plupart de ces chanteurs sont plus petits qu’ils n’en ont l’air sur les photos… Des traces de scie, bien nettes, sur le cubitus et le radius. Une lame droite, à première vue, un scalpel peut-être. Lésion de l’articulation radio-carpienne… Ensuite on est allés dans une boîte qui s’appelle le Loveless Café…
Baldwin fit la sourde oreille. Il songea qu’il aurait besoin d’informations sur les antécédents de Shauna. Essayer de déterminer une raison pour qu’elle ait été la quatrième victime de l’Etrangleur du Sud.
Le Dr Allen était en train d’achever sa besogne. Le cerveau de Shauna avait été ôté de la calotte crânienne pour être conservé dans une cuvette de formol. La cause du décès était évidente. La raclée qu’elle avait reçue avait été extrêmement brutale, mais elle avait été étranglée avec une telle force que l’os hyoïde en avait été brisé en deux. Il fallait une pression énorme pour parvenir à cela. Baldwin imagina le tueur, furieux, excité, serrant de plus en plus fort, pendant que Shauna se débattait. Observant dans les yeux de sa victime la vie qui l’abandonnait lentement. Prenant son pied à ce spectacle. Baldwin commençait à en avoir marre de ce type. Sérieusement marre.
Le Dr Allen semblait vouloir continuer à causer, mais Baldwin le coupa net en désignant l’autre table, où un autre objet était recouvert d’un simple mouchoir. « Préservez-moi des autopsies bon marché », songea Baldwin. Le médecin se mit à s’activer autour de cette table et ôta le bout d’étoffe d’un geste souple, avec la prestance d’un serveur qui soulève le couvercle d’un plat de choix dans un restaurant chic.
— Voilà, votre main… Enfin, ce n’est pas la vôtre, bien sûr. La rumeur dit qu’il y a un détraqué qui transporte des reliques humaines d’un Etat à l’autre. Je présume que cette main appartient à la victime de Nashville, à moins que ce ne soit à celle du Mississippi… Avec tous ces tueurs, j’ai du mal à suivre, de nos jours, sans parler des pauvres victimes. Est-ce que je vous ai parlé de la fois où…
— Docteur Allen, excusez-moi de vous interrompre, mais j’aimerais beaucoup que vous releviez les empreintes de cette main et que vous préleviez des échantillons pour les analyses ADN. On ne saura pas à qui appartient cette main tant qu’on n’aura pas les résultats des analyses comparatives. Je ne veux pas vous presser, mais il faut que je me rende à l’endroit où le corps de Shauna Davidson a été retrouvé. Et j’aimerais y arriver avant la tombée de la nuit… Merci.
Il détourna la tête, ignorant les récriminations du vieux médecin. Il passa une main dans ses cheveux. Il aurait donné n’importe quoi pour être loin de là, le plus vite possible. Il n’avait rien d’autre à y apprendre.
* * *
Grimes et Baldwin revinrent sur le site où le corps de Shauna avait été découvert. Le soleil s’apprêtait à se coucher, la horde médiatique avait décampé et ils se retrouvèrent seuls dans le champ. Baldwin arpenta la parcelle, à la recherche de tout détail susceptible de lui en apprendre davantage sur l’homme qui l’avait précédé sur cette tombe anonyme pour y abandonner le corps de Shauna. Il ne trouva rien.
Il fallait s’y prendre autrement. Ce tueur n’était pas négligent, il était même exceptionnellement méticuleux. Jusqu’à présent, chacune de ses initiatives avait été si rigoureusement délibérée que Baldwin n’était pas loin de penser qu’elles suivaient un scénario, une chorégraphie bien précise. Mais il agissait de telle manière pour faire croire qu’il improvisait et se débarrassait des corps dans la nature comme de vulgaires déchets.
Il repassa sous le ruban jaune qui délimitait la scène du crime. Deux filles amputées des mains en aussi peu de temps, il y avait de quoi mettre à rude épreuve son flegme habituel. Cela faisait un certain temps qu’il n’avait pas travaillé sur un cas aussi effroyable. Il s’amollissait. Ou, plutôt, non… Il avait choisi de s’amollir.
Ils se dirigèrent vers un motel, prêts à se coucher tôt. Grimes proposa de dîner quelque part, mais Baldwin était épuisé. Ayant refusé l’invitation, il avait promis de prendre son petit déjeuner avec son collègue le lendemain matin, et ils se séparèrent. Baldwin avait juste besoin d’une douche et d’un peu de sommeil qui lui donnerait le recul nécessaire pour réfléchir aux événements de la journée. Ce tueur allait vite, et il n’avait aucune idée de la manière de l’arrêter.
Avant de se coucher, il rédigea plusieurs pages de notes, dans lesquelles il détaillait ses réflexions concernant l’Etrangleur. Ce n’étaient que de premières impressions et, même si son cerveau fonctionnait bien, il n’avait pas encore atteint son rythme maximal. Baldwin aurait aimé trouver un moyen de prévoir ce qui allait se passer ensuite. Il dut se contenter de relire, plus attentivement, le dossier. Une image commençait à s’esquisser dans son esprit — un aperçu global de ces meurtres, de la psychologie de cet assassin. Il finit par laisser tomber, espérant dormir quelques heures d’un sommeil réparateur.
Baldwin rêva de loups déguisés en moutons, et se réveilla, intrigué. Quel drôle de rêve ! Il se doucha, se rasa, appela brièvement Taylor et sortit de sa chambre. En refermant la porte derrière lui, il vit Grimes qui marchait à grands pas vers lui en gesticulant. Baldwin vint à sa rencontre en haussant les sourcils.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Nouvelle disparition signalée. A Noble, une petite ville tout près d’ici.
Des loups déguisés en moutons, en effet.